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07/09/2018

Le lion Chestov:

 

 

 

 

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En Russie, littérature et philosophie se recoupent, plus que chez nous. Pour Chestov, il n’y a pas davantage d’art pour l’art que de pensée pour la pensée. Ses trois articles, respectivement sur Pouchkine (1899), Tolstoï (1908) et Tchekhov (1905), montrent que sa démarche du côté de la littérature reste dans les pas du philosophe : elle est tout existentielle. C’est le secret existentiel de chaque écrivain que Chestov fouille. Son objet n’est pas tant de faire apparaître une œuvre qu’un homme.

 

 


Léon Chestov, L’homme pris au piège. Pouchkine, Tolstoï, Tchekhov. Préface de Boris de Schlœzer. Trad. du russe par Sylvie Luneau et Boris de Schlœzer. Christian Bourgois, 123 p., 7 €


 

 

Comment s’y prend-il ? Que lui importent une fois encore les propylées de la raison, puisqu’il veut toujours entrer « là où il n’y a pas de porte ». C’est pour lui le meilleur chemin, tout ouvert aux yeux sillés et à l’âme dessillée. Il écrit dans un éblouissement qui est son rugissement.

 

 

Pensées, sentiments, actes, exposés dans une œuvre, peuvent, selon lui, amener à des découvertes que les gens normaux (par conséquent normés) ne veulent pas connaître. Il faut déchirer le sauf-conduit qui nous a été remis à la naissance, pour connaître et établir notre propre règle de vie. Si un homme peut enfin devenir déraisonnable et appréhender la vie dans toutes ses dimensions, vaut-il la peine de croire en la raison et d’y perdre du temps ? C’est une conduite de vie et de rupture qu’indique ainsi chaque texte de Chestov. Chaque texte est une protestation « pour surmonter ce cauchemar de nos limites spirituelles qui a pour nom la science contemporaine ». Et qui est le mieux placé, ou plutôt qui se place le mieux « dans l’axe de détresse », comme l’écrit Péguy, pour regarder, affronter, surmonter, à défaut de vaincre, un tel cauchemar ? Qui, sinon celui dont l’écriture est dépistage ? Celle-ci se révèle innocente, presque neutre parfois : c’est ce qui la rend insigne. Écoutons : « Dans un mois il se sera écoulé un siècle depuis la naissance d’Alexandre Sergueievitch Pouchkine et, malheureusement, presque soixante-deux ans depuis le jour de sa mort » ; « Il y a cinquante ans, lors de son séjour à Paris, Tolstoï assista un jour à une exécution capitale. Nulle part il ne décrit en détail les impressions retirées de ce terrible spectacle » ; « Tchekhov est mort et on peut maintenant parler de lui librem

 

 

Ce sont les premières phrases des petits essais que Léon Chestov consacre à Pouchkine Tolstoï et Tchekhov. Le lion ici est bien calme, presque caressant, inoffensif, tout de bénignité. Il avance à pas mesurés. Il sonde les équilibres. À Pouchkine, la naissance et la mort : Pouchkine est le cercle parfait. Il délimite en quelque sorte la Russie en lui donnant sa langue. À Tolstoï, le spectacle d’une mort soudée au supplice. À son tour, en 1910, sur l’échafaud provincial d’une petite gare, Tolstoï donnera au monde à voir sa propre mort. Soudée à ses tourments. À Tchekhov, la mort en tant que liberté laissée, léguée à ceux qui restent provisoirement. Une mort source d’avenir humain pour les autres.

 

 

 

Ainsi, Chestov retire et présente d’emblée ces deux diamants de notre terre : la vie et la mort. À elles deux, en quelque sorte, la raison de toute chose, qu’il refusera toujours à la raison même. La vie et la mort, à l’état brut si l’on peut dire, sont pour lui la seule science. Elles ne sont pas à délibérer mais à libérer. Elles ne sont pas à mettre en balance. Elles constituent la balance même. Elles soupèsent. Pour Chestov, il ne faut tout de même pas inverser les rôles, la vie et la mort mandent l’homme à chaque tournant. Et leur jonction est organique. Pour l’artiste, l’art est cette jonction même. Elle est dans le corps de l’œuvre comme dans le corps de l’homme : elle les articule.

 

 

 

Pouchkine ? Un « vaincu plus heureux que son vainqueur » qui l’a tué en duel. Tolstoï ? Avec lui « the time is out of joint. Et j’ajouterai : nous ne bougerons pas le petit doigt pour ramener le temps à sa place : qu’il vole en éclats ! » Tchekhov ? « Je ne sais pas, répond Tchekhov à tous ceux qui pleurent, à tous les suppliciés. » Notons que Chestov le fait répondre ici en quelque sorte à Tolstoï.

 

 

Aucun des trois ne nous abandonne dans un « sommeil de brute ». Seulement, le cas Tolstoï est des plus signifiants. Il voudrait bien dormir, lui, dans le lit d’un christianisme qu’il croit avoir raisonnablement refait. À sa mesure. Et à sa satisfaction : ses bottes ôtées, nettoyées et recousues par lui, le barine, son pot de chambre préparé et vidé, toujours par lui. Parfait. Hélas ! note Chestov, son sommeil va se révéler convulsif. Chez Tolstoï, la raison est convulsive ou elle n’est pas. La recherche religieuse ne pourra jamais être que lutte désordonnée avec soi et son entourage. Il n’y a pas d’autre moyen, quand on veut se priver de la tiédeur de l’Esprit dans l’Église pour tous : si tous n’atteignent pas l’excellence, au moins tous obtiennent la moyenne. Devant cela, Tolstoï enrage et finit par s’enfuir, et dans cette fuite même on entend déjà Chestov qui approuve et hurle à la suite. Pourquoi s’en étonner, quand la raison au cours des siècles a stérilisé à ce point l’étonnement, sinon la colère ou la joie (on peut préférer cette autre face) d’être ? « Alors naît en l’homme la ferme résolution de rompre une fois pour toutes avec cette alliée pitoyable et spécieuse. »

 

 

D’une étude l’autre, d’un livre l’autre, Chestov fait toujours le même procès. Comme si chaque homme n’avait qu’une chose à dire, à démêler de lui-même et puis à dire. Convaincu de son bon droit, peu raisonnable, mais il s’en vante, Chestov assène et n’assoit rien. Et les coups de gueule au cœur de la philosophie, dans la chère promenade de Kant et sous la fenêtre mal fermée de la raison d’Auguste Comte, cela lui va. Il cherche aussi des alliés, des appuis, des signes en chair et en os, pour avancer là où il n’y a pas de chemin, entrer là où il n’y a pas de porte, puisque chaque homme est le chemin qu’il doit tracer et la porte qu’il lui faut ouvrir, faute de quoi sa propre géhenne l’engloutit. « Tandis que ce qu’il trouve en lui-même est à tel point insolite, sordide, désordonné, chaotique, extravagant, repoussant, que tout cela doit être voué à la destruction, à l’anéantissement. Tchekhov a décrit incomparablement ce genre d’états d’âme. » Pas seulement Tchekhov, bien sûr, et pas seulement la littérature russe. Chestov ira voir aussi du côté d’Ibsen.

 

 

Il ne peut y avoir d’école d’art selon Chestov, pour qui « tout écrivain original se pose toujours, envers et contre tous, son propre but ». Il y a d’abord quelque chose qui se brise en un homme et devient l’encre de son écriture. Et s’il écrivait déjà avant, ce sera une autre écriture. Tchekhov, par exemple, passe d’un humour inoffensif au « chantre de la désespérance. Il tuait les espoirs humains ». Si l’on s’en tient à cette perspective chestovienne, chaque artiste commet en quelque sorte, aux yeux de la société, une transgression, un crime. Et la société finit, sous le bruit même de ses applaudissements, il est vrai de plus en plus teintés de réticences, par s’en venger. Aussi, la mort de Pouchkine apparaît comme le châtiment qu’exercent les classes dirigeantes pourries. Celle de Tolstoï, c’est le poids honni de ces mêmes classes (dont Tolstoï, riche propriétaire, fait partie, et c’est bien là son déchirement) que ne supporte plus et rejette le penseur comme l’écrivain.

 

 

Au milieu de tout cela, Chestov n’écrit pas : il commence par jeter les habituels encriers. Il n’est pas pour les prudences, même si en passant il interroge Renan, mais il préfère asséner (et comme il s’y montre à l’aise !) ses coups de boutoir. Non, il n’a pas la passion de l’ingratitude. Vaincu, il serait plus heureux que son vainqueur. D’ailleurs, il ne tente pas de vaincre, mais coûte que coûte veut chercher, tel un lion qui, avec dans la gueule une proie qu’il refuse de lâcher, continuerait son étrange chasse dont il ne sait rien à vrai dire. Sauf qu’elle doit être, et que la raison qui exige qu’on l’arrête ne nous apporterait pas la paix. C’est alors qu’une fois de plus, à la lecture de Chestov, lui aussi infatigable « chercheur de trésors cachés », nous suivons son effort, nous entendons quelque chose qu’il brise là même où Tchekhov répétait « je ne sais pas », nous voyons cette fracture devenir son encrier… Non, décidément, même un chien vivant ne vaudrait pas mieux ici que ce lion mort depuis 1938. Et l’on ne sait pourquoi.

 

 

Christian Mouze

 

 

 

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