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30/01/2024

Le « Moyen Age » n’a jamais cru que la Terre était plate !

 

 

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Encore un mythe à détruire, concernant l’horrible « Moyen-Age » chrétien.

 

 

« Présentation : Christophe Colomb n’a jamais eu à démontrer que la Terre était ronde. Car tout le monde le savait déjà. Et depuis longtemps ! C’est ce que confirme l’ouvrage d’un historien américain, Jeffrey B. Russel, qui met à mal bon nombre d’idées reçues sur les géographes du Moyen Age et de l’Antiquité. Il commence par constater que les auteurs médiévaux affirment la rotondité de la Terre, comme le faisait Platon. Il examine ensuite l’apparition du mythe moderne selon lequel le Moyen-Age croyait la Terre plate. En fait ce sont des évolutionnistes libéraux américains qui ont créé de toutes pièces ce mythe aujourd’hui repris dans la presse et dans les manuels scolaires.

 

 

 

En cette année anniversaire de la découverte du Nouveau Monde, c’est un véritable déluge de publications qui s’abat sur nous ; à cette occasion, nombre d’idées reçues sont remises en question. L’une d’elles, selon laquelle les contemporains de Christophe Colomb croyaient que la Terre était plate, a trouvé son historien, Jeffrey B. Russel, dans un petit ouvrage décapant qui vient d’être publié aux Etats-Unis.

 

 

 

Considérons le cas de Christophe Colomb : les historiens ont depuis longtemps dénoncé la fable selon laquelle il aurait dû affronter les foudres des docteurs de Salamanque pour avoir osé prétendre que la Terre était ronde – sans quoi le passage des Indes par l’ouest était inconcevable. Certes, le découvreur a eu ses détracteurs et ses opposants, mais leurs arguments tenaient aux probabilités d’échec de l’entreprise.

 

 

Et ils avaient raison, puisque la distance qui sépare les îles Canaries du Japon est de deux cents degrés de longitude, là où Colomb, pour avancer son projet, voulait n’en voir que soixante. Mais nulle part dans ces discussions il ne fut question d’une sphéricité que le navigateur aurait dû démontrer.

 

 

 

Déjà au XVème siècle, l’affaire était entendue. La Géographie du Grec Ptolémée (90-168) est traduite en latin en 1410. Or cet ouvrage ne laisse subsister aucun doute sur la rotondité de la Terre : il est tout entier fondé sur le quadrillage de la sphère en degrés de latitude et méridiens de longitude.

 

 

 

Et le cardinal Pierre d’Ailly en a bien retenu toutes les leçons dans son Image du monde écrite en latin dès 1410. Mais avant ? Là où les médiévistes ont souvent été plus évasifs, Jeffrey Russell nous invite à voir partout et toujours la même représentation, les mêmes comparaisons.

 

 

 

Pour les uns, la Terre est un oeuf ou une balle, pour d’autres, une pomme ou une pelote.

 

 

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Pour les philosophes John Holywood ou Thomas d’Aquin au XIIIème siècle, Jean Buridan ou Nicolas Oresme au XIVème , nul doute n’est possible. Ces deux derniers évoquent même la rotation de la Terre sur elle-même !

 

 

 

Faut-il remonter plus avant vers les « siècles obscurs », pour reprendre une expression chère aux Anglo-Saxons ? Là où un Isidore de Séville (mort en 636) semble entretenir certaines réserves, Bède le Vénérable au VIIIème siècle et Scot Erigène au IXème sont catégoriques : la Terre est ronde. Ils ne font d’ailleurs pas preuve d’originalité, puisqu’ils reprennent la tradition scientifique des compilateurs de l’Antiquité tardive, notamment Martianus Capella dont les Noces de Mercure et Philologie, écrites vers 420, connaissent une très large diffusion au Moyen Age. Or Martianus affirme lui aussi sans ambages : « Elle [la Terre] n’est pas plate, elle est ronde. »

 

 

Il semble donc y avoir durant tout le Moyen Age occidental unanimité sur la question.

 

 

 

Non sans quelques problèmes pour les philosophes et les cartographes. Ceux-ci veulent en effet représenter un oekoumène (l’ensemble des terres habitées) conforme aux connaissances de la période et, d’autant que possible, à la tradition biblique et évangélique. Dès lors, que Jérusalem soit au centre du monde ou le paradis à l’est, c’est une simple convention cartographique. Le géographe arabe Al Idrisi ne place-t-il pas, au XIIème siècle, La Mecque au centre de sa carte ? Et, au XXème siècle, ne discute-t-on pas encore de la « juste » représentation de l’hémisphère sud sur nos modernes mappemondes ? Plus délicat est le problème de la conformité aux enseignements de l’Eglise selon lesquels les Apôtres ont apporté la Parole « aux quatre coins du monde ». Car il faudrait que le Terre soit plate pour posséder quatre coins*.

 

 

 

Ainsi s’explique l’hésitation d’Isidore de Séville ; pourtant saint Augustin lui-même (354-430) avait mis en garde contre le danger d’utiliser le sens littéral de l’Ecriture. Lorsque les cartographes médiévaux nous présentent une Terre d’apparence plate et circulaire, c’est donc certainement une convention cartographique, parfois l’illustration d’une certaine tradition biblique, mais jamais la représentation d’un soi-disant dogme de la « Terre plate ».

 

 

 

 

 

D’où vient alors ce mythe, puisque mythe il y a ? De l’exploitation qu’on a faite, au XIXème siècle, de certains textes de l’Antiquité tardive. Cette époque avait bel et bien connu deux « théoriciens » de la Terre plate : Lactance (vers 265-345) d’abord, polémiste crédule, qui s’oppose ouvertement à la pensée scientifique (et païenne) de son époque, au moyen d’arguments simples mais combien efficaces : « Y a-t-il quelqu’un d’assez extravagant pour se persuader qu’il y a des hommes qui aient les pieds en haut et la tête en bas […] et que la pluie et la grêle puissent tomber en montant ? »

 

 

 

 

Darwin contre l’Eglise

 

 

 

Puis, deux siècles plus tard, en Egypte, Cosmas dit « Indicopleustès » (« le voyageur des Indes »), retiré dans un monastère du Sinaï, rédige sous le titre de Topographie chrétienne une vaste compilation géographique où la Terre plate occupe une place importante. Il faut cependant savoir que cet ouvrage volumineux, rédigé en grec et aux marges orientales de la Chrétienté, ne nous est connu aujourd’hui qu’à travers trois manuscrits médiévaux complets.

 

 

 

Critiqué à Byzance dès le IXème siècle par le patriarche Photius, il est totalement ignoré de l’Occident médiéval. La première traduction latine de Cosmas date de 1705 ! Et c’est cet auteur, tout à fait marginal dans le monde grec et inconnu du monde latin, qui deviendra au XIXème siècle le symbole de l’obscurantisme médiéval!

 

 

 


Car ces visions farfelues du monde seraient restées aussi chimériques que les descriptions contemporaines de cynocéphales (hommes à tête de chien), si elles n’avaient été reprises par les positivistes et « progressistes » du XIXème siècle. La démonstration de Jeffrey Russell est ici tout à fait originale et convaincante.

 

 

 

 

S’il n’y a jamais eu de mythe médiéval de la « Terre plate », il y a bel et bien eu une légende moderne du « dogme médiéval de la Terre plate ». Russell traque son apparition puis sa diffusion, en France et aux Etats-Unis, tout au long du XIXème siècle ; il démasque à l’occasion quelques « coupables ».

 

 

 

 

Coupable, le premier, le romancier américain Washington Irving (1783-1859), dans un pastiche historique sur la vie de Christophe Colomb, publié pour la première fois en 1828. Irving invente de toutes pièces une scène qui deviendra célèbre, dans laquelle le navigateur doit se défendre contre l’obscurantisme des docteurs de Salamanque incapables d’admettre que le Terre fût ronde.

 

 

 

 

 

 

Le roman connaît un immense succès et contribue à accréditer, outre-Atlantique, la vision d’une Eglise catholique dogmatique et intolérante. Coupable encore, en France, à la même époque, le très respecté Antoine-Jean Letronne (1787-1848), directeur de l’Ecole des Chartes et professeur au Collège de France, qui dans la Revue des deux Mondes, avance l’idée d’un dogme de la Terre plate chez les Pères de l’Eglise et d’une interprétation littérale de la Bible au long du Moyen Age.

 

 

 

Coupables surtout, aux Etats-Unis à nouveau et principalement pendant la seconde moitié du XIXème siècle, nombre d’esprits libéraux qui souhaitent réfuter les arguments anti-évolutionnistes de l’époque. Nous sommes en effet en plein débat autour des thèses de Darwin sur l’évolution des espèces, que l’Eglise se refuse à admettre. Quoi de mieux, dès lors, pour combattre son étroitesse de vues, que de stigmatiser un obscurantisme plus général, dont le pseudo-dogme médiéval de la Terre plate deviendrait une sorte de cas exemplaire ? C’est la voie que suivent sans hésiter certains auteurs américains dans des ouvrages dont les titres à eux seuls sont tout un programme :

 

 


Histoire du conflit entre religion et science de John Draper (New York, 1874) ou Histoire du combat entre la science et la théologie dans le Christianisme d’Andrew White (New York, 1896)…L’idée d’un dogme médiéval de la Terre plate se diffuse dès lors dans les ouvrages de vulgarisation et les manuels scolaires. Elle correspond si bien à l’image que l’on se fait du Moyen Age au temps de Victor Hugo ou de Jules Michelet qu’on la reçoit sans discussion.

 

 

Tant et si bien que malgré toutes les réfutations modernes, un auteur à succès pourtant bien informé comme Daniel Boorstin perpétue encore aujourd’hui ce mythe.

 

 

Preuve, s’il en était besoin qu’un petit essai comme celui de Jeffrey Russell est d’actualité et mériterait d’être traduit en français sans délai. »

 

 

 

Michel Hébert – Le CEP – 2023

 

 

 

09:42 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)

12/01/2024

Napoléon Peyrat: chantre du Catharisme et des Camisards:

 

 

 

 

 

 

 

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C’est en Ariège que le Pasteur Napoléon Peyrat verra le jour en 1809, sur cette terre où le Protestantisme a planté de profondes racines. Ce poète, historien, pasteur, sera un fervent défenseur de la culture Occitane.

 

 

 

 



Bien qu'il soit extrêmement libéral, aux idées radicalement avancées, puisqu'il fut membre du félibrige rouge, il sera, par une heureuse inconséquence, comme d'autres avant et après lui ( cf Louis Second et sa traduction de la Bible), un défenseur de l'Orthodoxie, et le chantre du petit peuple Cévenole. Au strict Protestantisme qui s’est levé lors des guerres Camisardes pour la défense du pur Evangile, il lui a fallu un courage certain pour oser passer outre la réprobation du protestantisme officiel, qui préférait jeter un voile pudique sur cette période si décriée

 

 

 

 

 

 

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C’est en 1842 que sorti "les Pasteurs du désert" véritable plaidoyer pour les insurgés. De 1870 à 1882 ce sera la monumentale "histoire des Albigeois" ( 5 volumes) qui sera la première réhabilitation du Catharisme.

 

 

 




                             
                                      
                           
                                
 

 

 

 

 



                                
                                           Pasteur  Blanchard

 

 

 

 

 

 

 

 

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09:17 Publié dans Culture | Lien permanent | Commentaires (0)

28/11/2023

Un philosophe de confession Luthérienne : Søren Kierkegaard:

 

 

 

 

Données clés:

 

Naissance

5 mai 1813 (CopenhagueDanemark)

 

Décès

11 novembre 1855 (à 42 ans) (Copenhague, Danemark)

 

École/tradition

Luthéranisme, précurseur de l'existentialisme

 

Principaux intérêts

Théologieéthiqueesthétiquelangagemétaphysiquelittérature

 

Idées remarquables

Philosophie existentielle, angoisse (angst), reprise/répétition (gjentagelsen), instant (ojeblikket), théorie des trois stades

 

Œuvres principales

Ou bien... ou bienCrainte et tremblementPost-scriptum aux Miettes philosophiques

 

Influencé par

SocratePlatonAristophaneAristoteSceptiquesShakespeareDescartesLeibnizKantLessingGoetheMozartFichteHegelSchellingMøllerMartensen

 

A influencé ChestovBuberErnst BlochGeorg LukácsJaspersKafkaBarthTillichWittgensteinHeideggerMarcelLacanSartreLevinasAudenGadenneRicœurCamusBoutangFeyerabendDeleuzeDerrida

 

Biographie

 

 

Origines familiales et nom de famille

 

Søren Kierkegaard est issu d'une famille bourgeoise aisée de sept enfants.

Son père, Michael Pedersen (« fils de Pierre »), cinquième garçon d’une famille de neuf enfants, est né en 1756 dans une ferme de Sædding, dans la région d'Esbjerg, tenue en métayage par le grand-père de Søren, Peder Christensen (« fils de Christian »). Cette ferme, située près de l'église de Sædding, était appelée : « ferme de l'église », Kierkegaard en danois de l'époque. Ce nom est alors devenu celui de la famille. Il n'est donc pas en relation étymologique avec le mot kirkegård qui signifie « cimetière » (jardin de l'église).

Michael Pedersen Kierkegaard a quitté le milieu paysan et fait fortune dans le commerce de la bonneterie.

 

Jeunesse

La famille appartient à une communauté piétiste très fervente, ce qui vaut à Søren, selon ses propres dires, « une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues humaines, une folie »[.

En 1821, il entre à la Borgerdydsskole (« école de la vertu civique »), une école privée très élitiste où il se fait remarquer par une intelligence hors du commun. En 1831, l’année de la mort de Hegel, il commence des études de théologie à l’université de Copenhague.

 

De 1819 à 1834, la famille est frappée par le destin : sa mère, puis ses trois sœurs aînées et deux de ses frères meurent tour à tour, soit de maladie soit accidentellement, sans jamais dépasser l’âge de 33 ans, ce qui l’amène à croire qu’il ne dépassera pas lui non plus l’âge du Christ. Il vit plongé dans un état mélancolique (nom ancien de la dépression), d'autant plus que son père meurt en 1838. Des neuf membres de la famille, ne survivent alors que lui et son frère Peter.

 

Lors d’un dîner chez des amis communs, un soir du mois de mai 1837, il rencontre la jeune Regine Olsen, dont il s’éprend. En 1840, il la demande même en mariage. Elle accepte, mais un an plus tard, il rompt soudainement avec elle après lui avoir renvoyé son anneau de fiançailles.

La même année, il soutient sa thèse de doctorat sur Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate. Il part pour Berlin où, de novembre 1841 à février 1842, il suit les cours de Schelling, qui le déçoivent. Il rentre alors à Copenhague.

 

L’écriture philosophique

 

Vivant de la fortune héritée de son père et affirmant n’avoir « pas le temps de [se] marier », il publie en 1843, sous le pseudonyme de Victor Eremita son premier ouvrage important, Ou bien... Ou bien... Il renonce à une carrière de pasteur et s’engage dans une intense production philosophique, dont les résultats les plus remarquables, tous signés d’un pseudonyme différent, sont Le concept d’angoisse (1844), Stades sur le chemin de la vie (1845) et Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846).

Dans ses « Miettes philosophiques » (1844), L'auteur affirme que l'existence de chacun est individuelle et exceptionnelle, irréductible aux groupes et à la famille: « Le devoir de l'individu est d'obéir à sa propre vocation ».


La subjectivité est la base de la vie humaine : toutes les vérités – y compris religieuses – ont besoin d'une appropriation subjective afin de devenir vraies pour l'individu.

Après avoir atteint l’âge inattendu de 34 ans, il donne à son œuvre d’écrivain un tour nettement plus religieux, soucieux de défendre sa vision du christianisme véritable contre l’Église officielle danoise (luthérienne), avec des ouvrages comme la longue série des Discours édifiantsLa maladie à la mort, parfois traduit sous le titre Traité du désespoir, (1849) et L’École du christianisme (1850).

 

En 1854, il s’engage dans de violentes polémiques contre l’Église danoise et ses « 1000 pasteurs salariés » de l’État. Cet événement est connu comme la « guerre contre l’Église » (Kirkestormen). Kierkegaard veut, pour la première fois, agir dans l’actualité (« l’instant ») contre des personnes nommément désignées.

 

La guerre contre l'Église

 

Il commence sa campagne avec une série d'articles dans un quotidien, puis, cinq mois après, avec onze pamphlets qu'il nomme L'Instant (Øjeblikket).

Dans le premier article (décembre 1854), Kierkegaard explique qu'il a été, sa vie durant, empêché de parler franchement de son hostilité à l'Église danoise par respect pour son père et pour un ami de celui-ci, l'évêque luthérien de Copenhague, Mynster. La mort de Mynster lui permet de changer d'attitude et Kierkegaard dit que tous ses écrits antérieurs sont à considérer comme des manœuvres préparatoires, les ruses d'un agent de police pour voir plus profondément.

 

La campagne se caractérise par une constante focalisation sur l'immoralité inhérente d'un christianisme d'État, et par une escalade vertigineuse des invectives et des insultes. Au début, Kierkegaard refuse simplement aux pasteurs, et notamment à Mynster, d'être des « témoins de vérité », puis « ils se moquent de Dieu », deviennent « parjures », négateurs et destructeurs du christianisme pour finir comme « anthropophages ».

 

Piétiste radical, Kierkegaard vomit ce qu'il appelle la « chrétienté culturelle » : l'Église d'État « n'est que culture puisqu'elle cherche à s'adapter au monde et pas au Christ ». Tous ces anathèmes sont lancés avec une constante agressivité, mais en respectant les codes de la pédagogie et de la stylistique. La campagne eut une répercussion énorme au Danemark et dans les autres pays scandinaves. Mais des théologiens (Lindhardt) la jugent « pathologique », tout en reconnaissant son importance, et des historiens danois (Danstrup & Koch) la trouvent « maladive ».

Engagé jusqu'à sa fin

 

En pleine campagne, traqué par la presse de l'époque, moqué par ses contemporains, alors qu'un numéro de Øjeblikket est sous préparation, Kierkegaard meurt à l’âge de 42 ans, à l’hôpital, après s’être effondré dans la rue au cours d’une promenade. Epuisé et pauvre, il écrit dans un des ses journaux : « J'ai toujours fait partie de la minorité, et je veux appartenir à la minorité, et j'espère qu'avec l'aide de Dieu, cela me servira jusqu'à ma fin glorieuse »

 

Présentation générale de sa pensée

 

 

« Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu veut proprement que je fasse. Il s'agit de trouver une vérité qui soit vérité pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir ».
« Kierkegaard répond à certaines questions fondamentales : Comment devenir humain ? Comment devenir soi-même ? Il montre aussi comment exister en tant que chrétien et ce qu'est la Foi. Et pour lui, l'accomplissement de la liberté de l'homme est en Dieu  »

Le philosophe

 

 

Kierkegaard débute en philosophie par une thèse sur la pratique de l'ironie socratique, dissociant Socrate de Platon à la suite de Hegel et précédant en cela Nietzsche, et analysant aussi l'ironie théorisée par les romantiques allemands. Contrairement à certains préjugés, Kierkegaard connaissait bien l'histoire de la philosophie, que ce soit la philosophie ancienne (ses références à PlatonAristote et aux Sceptiques sont fréquentes) ou la philosophie moderne (de Descartes jusqu'à Hegel et ses zélateurs). En revanche, il connaît mal la philosophie médiévale (notamment l'école thomiste) et partage très largement le mépris dont l'entourèrent Érasme et Luther ; il faudra attendre le néo-thomisme de la fin du XIXe siècle, dans le sillage duquel Heidegger écrivit sa thèse sur Duns Scot, pour que les grands penseurs se penchent à nouveau sur cette période de l'histoire de la philosophie.

 

Kierkegaard est généralement reconnu comme le précurseur de l'existentialisme depuis Jean Wahl et Jean Beaufret, étiquette néanmoins de plus en plus contestée, par exemple par Hélène Politis (voir bibliographie). Il s'est opposé à la philosophie hégélienne, parce que selon lui les philosophies systématiques sont des « palais vides » que leurs auteurs n'habitent pas, c'est-à-dire des édifices abstraits qui sont coupés de la réalité de l'existence concrète et humaine. Il retient néanmoins du hégélianisme la notion de « dialectique » pour l'appliquer non plus à une « Logique » systématique mais à la réalité de l'existence concrète, avec ses imprévus, ses doutes, ses tourments et ses « tonalités affectives ». La dialectique ou reprise se comprendra désormais en termes de « saut » qualitatif dans l'existence, par nature absurde, qui inspirera les notions existentialistes de choix, de responsabilité et d'engagement, où la justification n'est qu'un leurre.

 

Son œuvre a une charpente conceptuelle forte, sans toutefois être un système, qui n'a rien à envier aux plus grands. Kierkegaard conceptualise et met en relation les tonalités affectives[ (« angoisse », « désespoir »), livrant ainsi une psychologie philosophique. Cette attention aux "tonalités affectives" jouera un rôle essentiel dans l'œuvre de Martin Heidegger. Il expose une théorie du temps (de l'« instant » et de la « répétition »), de l'instant comme "carrefour du temps et de l'éternité", et des « stades » de l'existence[21] (esthétique : rapport de l'homme à la sensibilité ; éthique : rapport de l'homme au devoir ; religieux : rapport de l'homme à Dieu) qu'il ne faut pas comprendre de manière chronologique ni de manière logique mais plutôt de manière « existentielle » ; en outre il s'interroge sur les problèmes du langage, notamment la communication (communication directe ou indirecte), le silence et la subjectivité de celui qui parle.

 

Le théologien

 

 

Fervent chrétien et brillant théologien, il s'opposera à l'Église danoise de l'époque, église luthérienne d'État, au nom d'une foi individuelle et concrète. En effet, la religion, l'institution ecclésiastique, la communauté des croyants, forment ce que Kierkegaard appelle la chrétienté, et représentent l'hypocrisie (aller au sermon pour bien se faire voir de la société) et la répression de l'individualité, laquelle s'épanouit au contraire dans le christianisme comme foi vécue, pleine de doutes et d'apprentissages intérieurs, le « devenir-chrétien ». Il écrit ainsi des Discours édifiants (1843-1847), rédigés dans un style personnel s'adressant à la singularité de l'auditeur, qu'il publie à côté de ses œuvres philosophiques et littéraires. Kierkegaard souhaite ainsi restaurer un luthéranisme pur et originel, où la foi prime les œuvres et les justifications ; il théorise par ailleurs longuement la notion de « scandale », d'inspiration biblique, qu'il couple avec la notion philosophique de paradoxe. Le paradoxe, qui maintient définitivement les deux éléments contradictoires, lui permet de rejeter la dialectique comme élément et démarche essentiels de la pensée.

L'écrivain

 

Le travail de Kierkegaard est parfois difficile à interpréter, car il a écrit la majorité de ses premières œuvres sous divers pseudonymes, qui sont autant de personnages inventés, certains s'opposant ouvertement les uns aux autres, et souvent ces pseudo-auteurs commentent les travaux des pseudo-auteurs précédents (par exemple Johannes Climacus et Anti-Climax). Deleuze s'en souviendra lorsqu'il théorisera les personnages conceptuels. Kierkegaard révèle ainsi une profonde créativité littéraire et poétique, qui transpire à travers toutes ses œuvres. Il peut donc être considéré comme un écrivain et un théoricien de la littérature, s'intéressant aux auteurs tant anciens (AristophanePlaton) que modernes (ShakespeareGoethe, et son contemporain Andersen), écrivant lui-même, y compris des pièces de théâtre ; s'intéressant au mythe tragique, à la comédie (farce, vaudeville) et commentant longuement Lessing.

 

Philosophie

 

L'ironie et le doute

 

Dans sa thèse de doctorat, Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841), Kierkegaard oppose l'ironie socratique à l'ironie moderne des romantiques. À la suite de Hegel, il conçoit l'ironie socratique comme la faculté de négation universelle et illimitée. En effet, Socrate amenait son interlocuteur à nier sa propre position au cours d'un dialogue de type dialectique, c'est-à-dire consistant en questions et réponses argumentées. Socrate feignait de ne rien savoir, et critiquait tous ceux qui prétendaient détenir un savoir, notamment les Sophistes. Kierkegaard se pose en continuateur de l'ironie socratique, et défend l'idée d'une négation absolue face au système hégélien qui prétendait résorber la négation dans le troisième moment, spéculatif et positif. Kierkegaard nie ainsi que les systèmes de l'idéalisme allemand aient dépassé l'ironie socratique, ainsi que la skepsis des Sceptiques et le doute hyperbolique de Descartes, qui sont tous trois, selon Kierkegaard, des attitudes existentielles plus que des doctrines.

 

Kierkegaard met ainsi en parallèle la foi et le doute, qui sont deux attitudes qui se répondent et qui engagent profondément l'homme dans l'existence, bien plus que ne le ferait une doctrine faite de raisons arbitraires et de justifications inutiles. Ces dernières arrivent après la décision existentielle, mais ne peuvent en aucun cas la fonder, et restent superficielles. C'est pour cela que Kierkegaard déclare que « l'instant de la décision est une folie » : on ne peut jamais prévoir les ultimes conséquences de notre saut dans l'existence. De même, Kierkegaard affirme que « plaider discrédite toujours » (Kierkegaard prend ici l'exemple de l'amoureux : demander à quelqu'un pourquoi il aime telle personne, c'est absurde, et même offensant : donner des justifications, c'est montrer que cet amour ne tient pas ; il en est de même de la foi religieuse : il n'y a qu'une différence de degré entre aimer et croire[29]). Le rôle de l'ironie sera donc d'éliminer ces raisons et ces justifications qui font de l'homme un hypocrite, pour le mettre face à son existence et à ses choix. Plus profondément, l'exercice de l'ironie a pour but de défaire les systèmes métaphysiques et scientifiques qui prétendent absorber la contingence de la vie particulière de l'individu. L'ironie est une négativité pure à laquelle rien ne résiste, face à laquelle tout est contingent, même les doctrines prétendument closes et immuables. Quelqu'un qui décide de douter, peut le faire indéfiniment, quoi qu'on lui oppose (bien que cela se rapproche du fanatisme). On pourrait objecter que le doute, à force de s'exercer sur tout, s'emporte lui-même : le doute détruit le doute et fonde la certitude. Mais ce serait à nouveau faire du doute une doctrine (par exemple dialectique, à l'instar de Hegel) et non une attitude singulière.

 

Kierkegaard préfigure l'interprétation de Descartes que donnera Ferdinand Alquié (le doute comme attitude existentielle), contre Martial Guéroult qui fera de Descartes un penseur systématique livrant une métaphysique ordonnée (ce qui se passe quand on lit le doute cartésien comme s'auto-annulant et fondant la certitude de la pensée ordonnée).

 

Subjectivité et foi

 

Deux des idées populaires de Kierkegaard sont la « subjectivité » et la « foi ». Le saut de la foi est sa conception de la manière dont un individu peut croire en Dieu, ou comment une personne peut agir par amour. Il ne s'agit pas d'une décision rationnelle, car elle transcende la rationalité en faveur de quelque chose de surnaturel : la foi, en tant qu'absolu, paradoxe au-delà de la raison. Il pense ainsi que la foi s'accompagne en même temps et paradoxalement du doute. Ce doute met en branle le repos que pourrait procurer la Foi. De fait, l'angoisse s'empare du chrétien, le tiraille et le met face à Dieu. « Le doute introduit, c'est comme le choléra, on ne le chasse plus. Toute défense scientifique ne fait donc que le nourrir, tout essai d'amélioration sociale nourrit le doute. Seuls Dieu et l'éternité ont assez de force pour maîtriser le doute (qui est précisément la force rebelle de l'homme contre Dieu) » Le doute est un élément essentiel de la foi, un fondement. Exprimé plus simplement, croire en Dieu ou avoir foi en son existence, sans jamais avoir douté de son existence ou de sa qualité de Dieu, ne serait pas une foi valable ou méritante. Par exemple, aucune foi n'est exigée pour croire en l'existence d'un crayon ou d'une table, quand on les regarde et les touche. Au contraire, croire ou avoir foi en Dieu consiste à savoir qu'il n'existe aucune perception ou autre accès à Dieu, et pourtant garder sa foi. La foi se caractérise ainsi par le risque, le danger, ce n'est pas une position confortable et sécuritaire. On retrouve ici l'idée du pari pascalien, dirigé contre le Dieu rationnel des philosophes. Croire, c'est prendre le risque que Dieu n'existe pas, car Dieu est indémontrable. La foi est essentiellement dialectique, elle naît de l'échec de la pensée rationnelle poussée à son paroxysme.

 

Kierkegaard souligne également l'importance de la conscience, et la relation de la conscience au monde comme étant fondés sur la conscience de soi et l'introspection. Il soutient dans Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques que « la subjectivité est vérité » et que « la vérité est subjectivité ». Cette idée paradoxale ressort d'une distinction entre ce qui est objectivement vrai et la relation subjective qu'entretient un individu avec cette vérité (indifférence ou engagement). Pour Kierkegaard, des gens qui « dans un certain sens » croient aux mêmes choses, peuvent se référer à cette croyance de manière différente. Deux personnes pourraient croire toutes deux que beaucoup de gens autour d'eux sont pauvres et méritent de l'aide, mais cette connaissance peut mener seulement l'une des deux à décider d'aider réellement les pauvres.

 

Cependant, Kierkegaard discute de la subjectivité au travers principalement des questions religieuses, espace pour lui de toutes les questions et réponses. Encore une fois, il soutient que le doute est un élément de foi, et qu'il est impossible d'obtenir une certitude objective à propos d'une doctrine religieuse telle que l'existence de Dieu ou la vie du Christ. Le mieux qu'un individu puisse espérer serait d'arriver à la conclusion qu'il est probable que les doctrines chrétiennes soient véridiques, mais si une personne devait croire de telles doctrines seulement parce qu'elles semblent probablement vraies, il est certain que cette personne ne serait pas véritablement religieuse. La foi serait donc constituée par une relation subjective avec l'engagement absolu pour ces doctrines

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La répétition ou la reprise

 

 

Kierkegaard fait de la répétition ou reprise (dont il présente le concept dans l’ouvrage éponyme de 1843) la vérité du temps et de l’existence : elle seule peut arracher le premier à sa fuite indéfinie et vaine et la seconde à sa tragique absurdité. À égale distance, d’une part, de la réminiscence platonicienne ou de l’habitude triviale (qui attachent au passé et ne produisent que de l’identique) et, d’autre part, de l’attrait du nouveau ou de la frénésie du changement (qui propulsent vers l’avenir et n’engendrent qu’altérité et altération), la répétition réconcilie, dans l’instant, le temps et l’éternité, le même et l’autre, le re- et le nouveau du renouveau (ou de la renaissance). « La reprise est le pain quotidien, une bénédiction qui rassasie. […] La reprise est la réalité, le sérieux de l’existence. » (Søren Kierkegaard)

 

Pourtant ce prétendu sésame philosophique a d’abord des accents étrangement anecdotiques (et autobiographiques) puisqu’il renvoie explicitement à la reprise (à l’espérance ou à la tentative de reprise) d’une relation amoureuse qui a été précédemment et volontairement rompue. Il donne lieu aussi à une tentative de retour, artificiel et d’avance voué à l’échec, sur les lieux d’un passé heureux (un voyage à Berlin), dans le projet d’y revivre exactement la même expérience. Mais tout cela tourne inévitablement au fiasco, comme s’il ne s’agissait que de dévoiement ou de fourvoiement (sur le mode esthétique ou éthique) de la vraie reprise.

 

Car la répétition ou la reprise authentique n’a de sens que sur un plan religieux, c’est-à-dire au paroxysme de la foi, à la frontière de l’absurde et du miraculeux. Si elle échappe à la stérilité de l’habitude et du ressassement, c’est par ce qui entre en elle de transcendant ou parce qu’elle touche à la transcendance. « La reprise est et demeure une transcendance. » (Søren Kierkegaard) « La reprise a pour fin d’abolir la temporalité afin de déboucher sur la perfection, l’absolu, l’infini qui se situent au-delà de toute temporalité. »  Le meilleur modèle qu’en propose Kierkegaard est celui de Job, le patriarche biblique : fidèle à Dieu et gâté de Lui, il subit tous les revers de fortune, sans faiblir ni douter ni céder à l’opinion commune (exprimée par ses amis bien-pensants) et, du fond de sa déchéance, il ose encore tenir tête à Dieu et revendiquer son droit. Alors Dieu lui donne raison et le rétablit dans tous ses biens, majorés d’un intérêt substantiel. Que retenir de cet exemple ? D’abord que tout se passe au plus intime d’une expérience singulière, chez un témoin et dans une situation véritablement uniques. Et puis que la reprise commence par la perte ou le sacrifice, au nom de l’absolu, de ce qui avait spontanément été pris ou reçu dans son immédiateté et sa jouissance innocente. C’est même ce renoncement ou cette négation du relatif (tenu pour mort) qui rend possible sa soudaine transfiguration ou sublimation (qui est pour lui comme une résurrection et une accession à la vie éternelle). Car, au bout du compte (par une sorte de dialectique qui n’a plus rien d’hégélien dans la mesure où le travail du négatif ne débouche plus ici sur un pas en avant dans le temps mais sur un saut dans l’au-delà… avec donc un changement de plan radical), ce qui avait été perdu se trouve rendu au centuple. « La mort loge au cœur du temps assassin »  comme on l’a toujours reconnu depuis Héraclite ; mais avec la foi chrétienne en la résurrection, comme le dit saint Paul dans son épître aux Corinthiens, « la mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? […] On sème de la corruption et il ressuscite de l’incorruptible : on sème de l’ignominie et il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse et il ressuscite de la force. » Cela s’applique aussi, littéralement, au temps lui-même : tout instant qui se présente nous enlève à jamais tout ce que nous étions, mais il nous restitue aussi, intact et même ouvert sur un potentiel indéfini, tout ce que nous sommes et avons à devenir : c’est-à-dire, pour chacun, soi-même… l’éternellement unique. « C’est pourquoi l’éternité se cache aussi à l’intérieur du temps, prête à le ressusciter à chaque instant, et c’est en fait la vie entière qui doit être vécue comme une reprise. »

 

Les affects

 

 

S. Kierkegaard prend toujours les affects tels que scrupule, crainte, désespoir, angoisse, etc., non comme de simples catégories (cf. Kant) psychologiques, mais comme des modalités dévoilant des possibilités à chaque fois spécifiques de l'existence. C'est en suivant le fil de ces différents « affects » que vont pouvoir seulement s'ouvrir ces possibilités.

 

L'angoisse

 

Kierkegaard prend « l'angoisse » comme fil conducteur, dans le Concept de l'angoisse, pour explorer de quelle manière la liberté s'atteste elle-même à l'existence singulière, de façon paradoxale, seul un être libre pouvant faire l'expérience de l'angoisse - expérience de la liberté comme fardeau et obstacle. L'angoisse est le « vertige du possible », on la ressent lorsque l'on est confronté à une infinité de possibilités et qu'il faut faire un choix. L'angoisse, contrairement à la peur, n'a donc pas d'objet déterminé. On a peur « de quelque chose », mais on n'angoisse pas « de quelque chose ». L'angoisse est indéterminée, elle met en branle l'ensemble de l'existence. Heidegger dira que l'angoisse met en branle l'ensemble de l'être, et nous fait apercevoir le néant

Nous portons la lourde responsabilité de ce choix, et de plus nous ne pouvons pas prévoir si ce choix sera bon ou pas. L'existence se caractérise par son aspect foncièrement contingent et imprévisible, l'homme doit donc se risquer à choisir et à agir sans pouvoir maîtriser totalement son avenir. C'est le sens du « saut » dans l'absurde. Aucune doctrine, aucun système philosophique ou scientifique, aucune dogmatique religieuse ne peuvent rassurer l'homme quant à ses choix, il doit les faire en âme et conscience en dernière instance.

 

La maladie à la mort

 

Emphatiquement dans La Maladie à la mort (autre traduction du Traité du désespoir) mais également dans Crainte et tremblement, Kierkegaard expose que les hommes sont composés de trois parties : le fini, l'infini, et la relation entre les deux qui crée une synthèse. Les finis (les sens, le corps, la connaissance) et les infinis (le paradoxe et la capacité à croire) existent toujours dans un état de tension. Cette tension, consciente de son existence, est l'individu. Lorsque l'individu est perdu, insensible ou exubérant, la personne est alors dans un état de désespoir. Notamment, le désespoir n'est pas l'agonie et ne se résume pas à un simple sentiment ; c'est, au lieu de cela, la perte de l'individu, la négation du « moi » par un désordre dans la synthèse.

 

Les formes de désespoir

 

 

À l'intérieur du concept de désespoir, Kierkegaard distingue plusieurs étapes ou degrés qui mènent l'homme non religieux ou « homme naturel » à la Foi. Dans la destinée de cet individu, trois étapes fondamentales le conduisent à la contemplation divine : le stade esthétique, éthique puis religieux. L'individu a-religieux ou non-religieux se trouve dans le désespoir-faiblesse dans un premier temps ; en ce sens où il n'a pas conscience de son désespoir, vivant dans l'Instant, la luxure. L'individu esthète ne pourra finalement, pour feindre de ne pas tomber dans le désespoir, que se répéter ou plutôt que se ressouvenir des plaisirs instantanés passés, à la manière des Philistins dans le Nouveau Testament. Par la suite, l'individu peut être enclin à se délivrer de ce désespoir-faiblesse par une lutte pour retrouver son Moi et par là sa liberté. Ce combat est suivi du désespoir-défi ou l'on veut être soi-même, c'est-à-dire dans une recherche de la Vérité, de l'éternité et d'autre part dans une prise de conscience de sa finitude. Le désespoir-faiblesse apparait lorsque le désespéré ne veut point être lui-même. Mais rien qu'à un degré dialectique de plus, si ce désespéré sait enfin pourquoi il ne veut point l'être, alors tout se renverse, et nous avons le défi, justement parce que, désespéré, il veut être lui-même. Ainsi, le rapport à son Moi est infini, reflet de l'éternité. Cependant, cet infini n'est pas rapporté à Dieu mais lié au temporel. Ce n'est qu'un sérieux frauduleux : comme le feu volé par Prométhée aux dieux ici on vole à Dieu la pensée qu'il nous regarde, et c'est là le sérieux ; mais le désespéré ne fait que se regarder, en prétendant ainsi conférer à ses entreprises un intérêt et un sens infinis, alors qu'il n'est qu'un faiseur d'expériences. En somme, le Moi ne peut se retrouver dans l'infini sans Dieu ; car le Moi ne peut se démultiplier pour devenir plus qu'il n'est. Cette recherche du moi présente ses limites puisque son action reste hypothétique et tourne finalement à vide si ce Moi reste actif. Si ce Moi désespéré est passif, niant « les donnés concrètes », alors il reste aliéné intérieurement. Ce désespéré se perd dans des tourments concrets (montrer sa domination infinie sur le reste des hommes et se justifier à travers autrui). Il a formé d'abord une abstraction infinie de son moi, mais le voila à la fin devenu si concret qu'il lui serait impossible d'être éternel dans ce sens abstrait, alors que son désespoir s'obstine à être lui-même. Le prix de cette recherche du Moi est finalement ce défi devant Dieu, en ne se remettant qu'au temporel, le sujet refuse le secours divin en se rendant prisonnier de son Moi fini. Au lieu de s'en reporter à l'éternité, il fait sien tout ce que son Moi ne peut atteindre (l'épine dans la chair). Ainsi, le désespoir-défi apparaît.

 

Communication indirecte et pseudonymes d'auteur

 

La moitié des travaux de Kierkegaard a été écrite sous le masque de divers personnages-pseudonymes qu'il créa pour représenter ses différentes manières de penser. C'est là une partie de la communication indirecte de Kierkegaard. D'après plusieurs passages de son travail et de ses journaux, tel Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain, Kierkegaard rédigea de cette façon afin d'empêcher ses travaux d'être traités comme un système philosophique avec une structure systématique. Dans cet ouvrage posthume, il écrit : « Dans les travaux pseudonymes, il n'y a pas un mot simple qui est le mien. Je n'ai aucune opinion au sujet de ces travaux sinon en tant que tierce personne, aucune connaissance de leur signification, excepté comme un lecteur, pas la moindre relation privée ou distanciée avec eux. »

 

Kierkegaard a employé la communication indirecte pour empêcher ou gêner ceux qui chercheraient à s'assurer que l'auteur soutient réellement les idées présentées dans ses œuvres. Il a espéré que les lecteurs liraient simplement son travail pour sa valeur informelle, c'est-à-dire sans chercher à l'attribuer et l'interpréter selon certains aspects de sa vie. Kierkegaard cherchait également à éviter que le lecteur considère son travail comme un système faisant autorité. Il voulait plutôt que le lecteur trouve par lui-même des manières de l'interpréter. Kierkegaard pensait aussi que la communication indirecte (telle l'ironie de Socrate) était le seul moyen de mener le lecteur au delà de l'auteur. Dans la mesure où l'enjeu de son œuvre était de faire non pas des disciples de Kierkegaard, mais des disciples du Christ, le mode de communication ne pouvait qu'être indirect (voir les Miettes philosophiques).

 

 

Première réception

 

Les premiers commentateurs, tel Theodor W. Adorno, ont négligé les intentions de Kierkegaard et prétendu que l'intégralité de la production écrite de Kierkegaard devait être analysée comme étant les propres idées personnelles et religieuses de l'auteur. Mais cette approche mène nécessairement à certaines confusions et contradictions et rendent alors Kierkegaard incohérent. Ainsi, des commentateurs ultérieurs, H-B. Vergote notamment, ont choisi de respecter les intentions de Kierkegaard et ont interprété son travail en laissant aux textes pseudonymes leurs auteurs respectifs. Pour eux, il s'est agi de comprendre le travail philosophique de Kierkegaard en sa spécificité, et non de réduire Kierkegaard à sa seule biographie ou à son prétendu profil psychologique.

 

Théologie et existentialisme

 

Le théologien jésuite Henri de Lubac évoque Kierkegaard dans Le Drame de l'humanisme athée (1942), avec Dostoïevski, comme un penseur chrétien contre la barbarie moderne, à côté de l'impasse de l'humanisme athée (lequel mène au nihilisme et est impuissant à combattre les horreurs à venir au XXe siècle, selon l'auteur) représenté par le quadrivium FeuerbachMarxComte et Nietzsche. Kierkegaard fut de manière plus générale très influent dans les milieux théologiques (notamment pour sa conception de Dieu comme événement transcendant et inaccessible, en réaction au rationalisme hégélienprotestants (BarthTillich) et catholiques, à l'instar de Pascal, à qui on le compare parfois.

 

 

Le philosophe royaliste et catholique Pierre Boutang, dans l'Apocalypse du désir (1979, rééd. 2009), joint Kierkegaard aux Pères de l'Église dans ses influences pour repenser le désir dans l'optique d'une métaphysique chrétienne.

 

Kierkegaard eut également une grande influence sur la philosophie existentialiste lors de la première moitié du XXe siècle, mais il semble que celle-ci ait fait de nombreux contresens sur la pensée du Danois, en plus de nier sa qualité de philosophe en tant que tel (voir par exemple les écrits de JaspersSartreMarcel ou encore Camus). De même, Kierkegaard a influencé le philosophe Heidegger, qui lui a repris des concepts phares comme l'angoisse ou la répétition. Heidegger dira d'ailleurs : « Mon compagnon de route dans la recherche fut le jeune Luther et mon modèle Aristote, que le premier détestait. Kierkegaard me donnait des impulsions, et les yeux, c'est Husserl qui me les a implantés ». Mais Heidegger fut finalement ingrat à l'égard de son prédécesseur, déclarant plus tard avec arrogance que « Kierkegaard n'est pas un penseur, mais un auteur religieux », et ne le citant que rarement lorsqu'il réinterprète les concepts qu'il lui emprunte (exception faite de notes dans Être et Temps).

 

En résumé, la théologie chrétienne récupère Kierkegaard en tant que théologien ennemi du rationalisme (notamment athée) essentiellement, et la philosophie existentialiste « laïcise » la pensée de Kierkegaard tout en le réduisant à un auteur religieux et autobiographique.

 

Philosophie postmoderne

 

La deuxième moitié du XXe siècle semble manifester la réhabilitation de Kierkegaard parmi les représentants majeurs de la philosophie en tant que telle (et non seulement de la théologie ou de l'autobiographie). Gilles Deleuze présente Kierkegaard comme un philosophe de la différence et de la répétition, avec Nietzsche et Charles Péguy, dans Différence et répétition (1968), et comme un brillant inventeur de personnages conceptuels dans Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), avec ses pseudonymes, ses analyses de Don JuanFaustAhasvérus et le Séducteur, n'ayant rien à envier à Nietzsche et son Zarathoustra. Kierkegaard est ainsi souvent rapproché de Nietzsche (par Jacques Colette par exemple, cf. la bibliographie), parce qu'il combat l'hyperrationalisme, réhabilite la notion de « devenir », revalorise l'individualité contre la masse, critique l'hypocrisie morale et l'idôlatrie religieuse, et s'intéresse à l'art et à la littérature comme à des phénomènes essentiels.

 

Dans le même ordre d'idées, une autre valorisation improbable de Kierkegaard est née : la réinterprétation de sa conception de la subjectivité par le philosophe des sciences Paul Feyerabend. Ainsi, ce dernier écrit : « N'est-il pas possible que la science telle que nous la connaissons aujourd'hui, ou la « recherche de la vérité » dans le style philosophique traditionnel, engendre un monstre à l'avenir ? N'est-il pas possible que l'approche objective qui rejette les relations personnelles entre les entités examinées soit dommageable pour les gens, les rende malheureux, hostiles, comme des machines autosatisfaites sans charme ni humour ? « N'est-il pas possible, demande Kierkegaard, que mon activité d'observateur objectif [ou critico-rationnel] de la nature affaiblisse ma qualité d'être humain ? » Je soupçonne que la réponse à quelques-unes de ces questions soit affirmative, et je crois qu'une réforme des sciences qui les rende plus anarchistes et plus subjectives (au sens de Kierkegaard) est urgente et nécessaire. »

 

Jacques Derrida, quant à lui, convoque Kierkegaard pour une méditation profonde sur la mort et le cas d'Abraham.

Kierkegaard est alors vu comme un véritable philosophe, non comme un simple auteur autobiographique ou dévot. On le considère comme le représentant d'un certain pluralisme philosophique, d'un refus de l'objectivité froide qui nie la dignité humaine (Paul Feyerabend) ou d'une métaphysique nouvelle qui ne réduit pas la différence à l'identique (Gilles Deleuze).

Programme scolaire

 

Kierkegaard est également au programme scolaire de terminale en France, ce qui signifie qu'il peut être étudié pour l'oral du baccalauréat et pour la préparation de l'agrégation.

Références

 

Dans le film du réalisateur danois Carl Theodor DreyerOrdet (en français, La parole, 1955), adapté de la pièce de théâtre de Kaj Munk, 1925, le personnage Johannes, second fils du pasteur Morten Borgen, paraît devenir fou après s'être consacré à la lecture de Kierkegaard. Reprochant à ses proches leur absence de foi, il prétend lui-même s'identifier au Christ ; l'histoire tourne pour une grande part autour de son comportement étrange et qui semble à presque tous relever de la folie.

 

Liste des pseudonymes

 

Les pseudonymes les plus importants de Kierkegaard, dans l'ordre chronologique :

  • Victor Eremita, rédacteur de Ou bien... ou bien
  • A, auteur de nombreux articles dans Ou bien ... ou bien
  • Juge William, auteur des réfutations à A dans Ou bien ... ou bien
  • Johannes de Silentio, auteur de Crainte et tremblement
  • Constantin Constantius, auteur de la première moitié de La répétition
  • Jeune Homme, auteur de la deuxième moitié de La répétition
  • Vigilius Haufniensis, auteur de Le concept d'angoisse
  • Nicolaus Notabene, auteur des Préfaces
  • Hilarius le Relieur, rédacteur des Étapes sur le chemin de la vie
  • Johannes Climacus, auteur des Miettes philosophiques... et de Post-scriptum...
  • Inter et inter, auteur de La crise et une crise dans la vie d'une actrice
  • H.H., auteur de Deux essais éthico-religieux
  • Anti-Climacus, auteur de La maladie à la mort et de Pratique dans la chrétienté.

Principales œuvres

 

 
 
 
 

(par ordre chronologique)

 

  • Les papiers d'un homme encore en vie. Essai sur un roman de Hans Christian Andersen (Af en endnu Levendes Papirer) (1838)
  • Thèse : Du concept d’ironie constamment rapporté à Socrate (1841)
  • Ou bien... ou bien ou L'alternative, (Enten - Eller) (1843)
  • Johannes Climacus, ou, Il faut douter de tout (1843, posthume)
  • Discours édifiants (1843-1847)
  • Crainte et tremblement, lyrisme dialectique, (Frygt og Bæven) (1843)
  • Le Journal du séducteur, (Forförerens Dagbog) (1843)
  • La répétition, un essai de psychologie expérimentale ou La reprise, (Gjentagelsen) (1843)
  • Miettes philosophiques, (Philosophiske Smuler) (1844)
  • Préfaces, lectures amusantes pour certaines classes sociales suivant les temps et les circonstances, par Nikolaus Notabene (1844)
  • Du concept d’angoisse, (Begrebet Angest) (1844)
  • Etapes sur le chemin de la vie, (Stadier paa Livets Vei) (1845)
  • Coupable ? Non coupable ? (1845)
  • L’histoire d’une passion (1845)
  • Expérience psychologique, par Frater Taciturnus (1845)
  • Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques par Johannes Climacus, publié par Sören Kierkegaard (1846)
  • Un compte rendu littéraire (1846)
  • Discours édifiant à plusieurs points de vue (1847)
  • Les actes de l’amour. Quelques méditations chrétiennes sous forme de discours (1847)
  • Discours chrétiens (1848)
  • Traité du désespoir ou La Maladie mortelle, exposé de psychologie chrétienne pour l’édification et le réveil, par Anticlimacus (Sygdommen til Døden) (1849)
  • Le lis des champs et l’oiseau du ciel. Trois discours pieux (1849)
  • Deux petits traités éthico-religieux (1849)
  • Sermons sur la communion du vendredi (1849-1851)
  • L’école du christianisme, par Anticlimacus (1850)
  • Pour un examen de conscience, recommandé aux contemporains (1851)
  • Juge-toi toi-même (1851)
  • Sur mon œuvre d'écrivain (1851)
  • L’instant (1855)
  • Hvad Christus dømmer om officiel Christendom. 1855. (Ce que le Christ juge du christianisme d'état.)
  • Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain (posthume)
  • Journal (posthume)

Éditions en français

 

(par ordre chronologique)

 

  • Œuvres Complètes, L'Orante, 1966-1984. 20 vol. Traduction par Paul-Henri Tisseau
  • Le concept de l'angoisse, Paris, Gallimard, "Folio Essais", 1977, ISBN 2-07-035369-9
  • Etapes sur le chemin de la vie, Paris, Gallimard, « Tel », 1979, ISBN 2-07-028688-6
  • Ou bien... ou bien..., Paris, Gallimard, « Tel », 1984, ISBN 2-07-070107-7
  • Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988, ISBN 2-07-032477-X
  • Miettes philosophiques / Le concept de l'angoisse / Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, ISBN 2-07-071961-8
  • Le Journal du séducteur, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, ISBN 2-07-032516-4
  • Oeuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, éd. Régis Boyer (contient Ou bien...Ou bienLa RepriseStades sur le chemin de la vieLa Maladie à la mort), dans les traductions de Paul-Henri et Else-Marie Tisseau, ISBN 2-221-07373-8
  • Les miettes philosophiques, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1996, ISBN 2-02-030705-7
  • Johannes Climacus ou Il faut douter de tout, Paris, Rivages, « Rivages poche /Petite Bibliothèque », 1997, ISBN 2-7436-0228-7
  • Crainte et tremblement, Paris, Rivages, « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2000, ISBN 2-7436-0587-1
  • Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard, « Tel », 2002, ISBN 2-07-076585-7
  • La Répétition, Paris, Rivages, « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2003, ISBN 2-7436-1077-8
  • Exercice en christianisme, Paris, Éditions du Félin, 2006, ISBN 2-86645-630-0
  • La maladie à la mort, Paris, Fernand Nathan, « Les Intégrales de Philo », 2006, ISBN 2-09-182516-6
  • La Reprise, Paris, GF-Flammarion, 2008, ISBN 2-08-121419-9
  • In vino veritas, Paris, L'Herne, 2011, ISBN 9782851979407
  • La Crise ou une crise dans la vie d'une actrice, Paris, Rivages poche (Petite Bibliothèque), 2012
  • Correspondance, Paris, Éditions des Syrtes, 2003.

 

Bibliographie francophone

 

  • Kierkegaard. Retour de Kierkegaard / Retour à KierkegaardKairosno 10, 1997.
  • Kierkegaard et la raison philosophiqueArchives de philosophie, tome 76, numéro 4, octobre-décembre 2013.
  • Søren Kierkegaard et la critique du religieuxNordiques, numéro 10, printemps-été 2006.
  • Rodolphe Adam, Lacan et Kierkegaard, Paris, PUF, 2005.
  • Theodor W. AdornoKierkegaard. Construction de l'esthétique (1933), Payot, 1979.
  • Chantal Anne, L'amour dans la pensée de Soren Kierkegaard: Pseudonymie et polyonymie, L'Harmattan, 1991
  • Philippe ChevallierÊtre soi. Actualité de Søren Kierkegaard, Paris, François Bourin, coll. « Actualité de la philosophie », 2011.
  • David Brezis, Temps et présence, Essai sur la conceptualité kierkegaardienne, Paris, Vrin, 1991.
  • David Brezis, Kierkegaard et les figures de la paternité, Paris, Cerf, 1999.
  • David Brezis, Kierkegaard et le féminin, Paris, Cerf, 2001.
  • Olivier Cauly, Kierkegaard, Paris, PUF, 1991.
  • Léon ChestovKierkegaard et la philosophie existentielle. Vox clamantis in deserto, Paris, Vrin, 1938.
  • André Clair, Pseudonymie et paradoxe, La pensée dialectique de Kierkegaard, Paris, Vrin, 1976.
  • André Clair, Kierkegaard, penser le singulier, Paris, Cerf, 1993.
  • André Clair, Kierkegaard, existence et éthique, Paris, Cerf, 1997.
  • André Clair, Kierkegaard et autour, Paris, Cerf, 2005.
  • André Clair, Kierkegaard et Lequier : lectures croisées, Paris, Cerf, 2008.
  • Jacques Colette, Histoire et absolu : essai sur Kierkegaard, Paris, Desclée, 1972.
  • Jacques Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, « Tel », 1994.
  • Vincent DelecroixSingulière philosophie : Essai sur Kierkegaard, Paris, éditions du Félin, 2006, ISBN 2-86645-627-0
  • Jacques DerridaDonner la mort, Galilée, 1999.
  • Jean-Guy Deschênes, Le concept de fondement ou les confessions d'un hypocrite - Réflexions à la manière de Kierkegaard à partir du Concept d'angoisse, Éditions du Grand Midi, Zurich, Québec, 1999.
  • Dominic DesrochesExpressions éthiques de l'intériorité : Éthique et distance dans la pensée de Kierkegaard, Préface d'André Clair, Québec, Inter-Sophia, PUL, 2008, ISBN 978-2-7637-8625-4.
  • Flemming Fleinert-Jansen, Le Chant du veilleur, Lyon, Olivetan 2012.
  • Georges GusdorfKierkegaard, Seghers, 1963, réédition CNRS Éditions, 2011.
  • Charles Le Blanc, Kierkegaard, Les Belles Lettres, 1998.
  • Jean Malaquais, Sören Kierkegaard : foi et paradoxe, Paris, Union générale d'éditions, 1971.
  • Hélène Politis, Kierkegaard, Paris, Ellipses, « Philo-philosophes », 2002
  • Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Paris, Ellipses, « Vocabulaire de... », 2002
  • Hélène Politis, Kierkegaard en France au XXe siècle, Archéologie d'une réception, Paris, Ellipses, 2005.
  • Hélène Politis, Répertoire des références philosophiques dans les Papirer de Søren Kierkegaard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
  • Hélène Politis, Le concept de philosophie constamment rapporté à Kierkegaard, Ed. Kimé, 21 janvier 2009
  • Charles-Eric de Saint Germain, L'Avènement de la Vérité. Hegel, Kierkegaard, Heidegger, L'Harmattan, 2003
  • Pierre-André Stucki, Le Christianisme et l'Histoire d'après Kierkegaard, Basel, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1963
  • Henri-Bernard Vergote, Sens et Répétition : Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Ed. Le Cerf, 1982.
  • Henri-Bernard Vergote, Lectures philosophiques de Soren Kierkegaard, Ed. PUF, 1993.
  • Nelly Viallaneix, Écoute, Kierkegaard. Essai sur la communication de la Parole, 2 volumes, Préface de Jacques Ellul, Paris, Cerf, 1979.
  • Stéphane VialKierkegaard, écrire ou mourir, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2007, ISBN 2-13-056370-8(chronique de ce livre sur France Culture le 20 mars 2008)
  • Jean WahlÉtudes kierkegaardiennes, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Paris, Librairie philosophique, 1949.
  • Jean WahlKierkegaard, L'Un devant l'Autre, Paris, Hachette, 1998

 

Bibliographie anglophone

 

  • Mark Dooley (en)The Politics of Exodus. Kierkegaard's Ethics of Responsibility, New York, Fordham, 2001.

Citations

 

  • « Pour un homme cultivé, voir une farce c'est comme jouer à la loterie, sans le désagrément de gagner de l'argent. » La reprise, 1843.
  • « Il ne faut pas dire du mal du paradoxe, passion de la pensée : le penseur sans paradoxe est comme l'amant sans passion, une belle médiocrité. » Miettes philosophiques, 1844.
  • « Croire, c'est, étant soi-même et voulant l'être, plonger en Dieu à travers sa propre transparence. » Traité du désespoir, 1849.
  • « La raison d'être de la chrétienté [Église établie, institutionnelle telle que « l'Église danoise » par exemple] est de rendre si possible le christianisme impossible. » L'instant, mai 1855.
  • "Je suis un trop grand philosophe pour un si petit pays".
  • "Il y a comprendre et comprendre."
  • "Toute tombe est une prédication."
  • "Le public, la foule, est la non-vérité."

 

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27/10/2023

Georg Friedrich Haendel:

 

 

 

 

 

 

Haendel par Balthasar Denner (1727)

 

 

 

 
Naissance 23 février 1685
Halle, Marche de Brandebourg, Saint Empire
Décès 14 avril 1759 (à 74 ans)
Londres, Royaume de Grande-Bretagne
Activité principale Compositeur
Style Musique baroque
Lieux d'activité Allemagne, Angleterre
Années d'activité

1702-1758

 

 

Georg Friedrich Haendel ou Händel (George Frideric Handel en anglais, comme il l'écrivait lui-même est un compositeur allemand, naturalisé britannique, né le 23 février 1685 à Halle et mort le 14 avril 1759 à Londres.

 

 

Haendel personnifie souvent de nos jours l'apogée de la musique baroque aux côtés de Bach. Né et formé en Saxe, installé quelques mois à Hambourg avant un séjour initiatique et itinérant de trois ans en Italie, revenu brièvement à Hanovre avant de s'établir définitivement en Angleterre, il réalisa dans son œuvre une synthèse magistrale des traditions musicales de l'Allemagne, de l'Italie, de la France et de l'Angleterre.

 

 

Virtuose hors pair à l'orgue et au clavecin, Haendel dut à quelques œuvres très connues notamment l'oratorio Le Messie, ses concertos pour orgue et concertos grossos, ses suites pour le clavecin, ses musiques de plein air (Water Music et Music for the Royal Fireworks) de conserver une notoriété active pendant tout le XIXe siècle, période d'oubli pour la plupart de ses contemporains. Cependant, pendant plus de trente-cinq ans, il se consacra pour l'essentiel à l'opéra en italien (plus de 40 partitions d'opera seria ), avant d'inventer et promouvoir l'oratorio en anglais dont il est un des maîtres incontestés

 

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Son nom peut se trouver sous plusieurs graphies : en allemand, Händel peut aussi s'écrire Haendel (le « e » remplaçant l'umlaut, orthographe souvent préférée en français) et, après son installation en Angleterre, lui-même l'écrivait sans tréma : Handel, qui est la manière retenue par les anglophones.

 

 

 

Biographie

 

Les origines

 

 
Maison natale de Haendel à Halle.
 

Au XVIIe siècle on est le plus souvent musicien de père en fils. Rien de tel pour Haendel, seul musicien d'une famille originaire de Silésie et de confession luthérienne : son grand-père, Valentin, est né à Breslau en 1583 ; venu s'installer à Halle en 1609, il y exerce la profession de chaudronnier. Le nom de la famille est alors orthographié de multiples façons, dont cinq attestées dans les registres de la Liebfrauenkirche (Église Notre-Dame) de Halle, soit : Händel, Hendel, Handeler, Hendeler, Hendtler - la première étant la plus courante, et interchangeable en allemand avec « Haendel ».

 

Valentin Haendel étant mort en 1636, ses deux premiers fils reprennent son affaire ; le troisième, Georg (1622-1697), père du futur musicien, n'a alors que quatorze ans : il entre comme apprenti chez un chirurgien-barbier qui va décéder six ans plus tard, sans enfants. Sa veuve, âgée de 31 ans, épouse l'apprenti qui n'en a que 21, et lui donne six enfants. Leur mariage doit durer 40 ans, au cours desquels la compétence de Georg Haendel est largement reconnue au point qu'il réussit à entrer au service de la famille d'Auguste de Saxe-Weissenfels, administrateur de Halle en usufruit jusqu'à sa mort en 1680. À cette date, la cité revient sous l'autorité effective du duc de Brandebourg-Prusse, comme prévu lors de la signature des traités de Westphalie en 1648. Georg Haendel est une personnalité importante de la cité, bourgeois aisé et de caractère austère ; il prend soin de se recommander au nouveau maître de la ville et parvient à se faire nommer Médecin Officiel des Électeurs de Brandebourg

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Devenu veuf en 1682, il se remarie l'année suivante (23 avril 1683) avec Dorothea Taust (1651-1730), fille d'un pasteur, plus jeune que lui de près de trente ans

 

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1685-1702 : Enfance et adolescence à Halle

 
 

Après un premier fils mort quelques jours après sa naissance, Georg Friedrich est leur second enfant, né le 23 février 1685. Il faut donc remarquer que celui qu'on va pendant toute sa vie désigner comme « Saxon » voit le jour en tant que sujet du duc de Brandebourg, futur roi de Prusse. Il est baptisé dans la confession luthérienne dès le lendemain à la Liebfrauenkirche.

Plus tard le suivent deux sœurs, Dorothea Sophia née en 1687 et Johanna Christiana, née en 1690

 

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Les faits et anecdotes concernant l'enfance de Haendel ont presque tous pour source la première biographie du musicien rédigée vers 1760 par John Mainwaring : ils sont toutefois à considérer avec précaution car entachés d'incohérences quant à leur chronologie

 

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Haendel montre très tôt de remarquables dispositions pour la musique. Sa mère y est sensible, mais son père s'y oppose avec fermeté. Il veut faire de son fils un juriste, meilleur moyen selon lui de poursuivre l'ascension sociale qui a été la sienne. Considérant la musique comme une activité de peu de valeur, il tente d'en détourner son fils en lui interdisant de toucher un instrument. Le garçon, entêté, parviendrait cependant à dissimuler un clavicorde au grenier et à continuer à en jouer lorsque la famille repose

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L'opposition du père diminue à la suite d'une visite rendue à son ancien maître, le duc Jean-Adolphe Ier de Saxe-Weissenfels, à laquelle s'est joint le jeune Georg Friedrich. Ayant entendu ce dernier jouer de l'orgue à la Chapelle Ducale, le duc conseille au père de ne pas s'opposer à l'inclination et au talent de son fils, mais de le confier à un bon professeur de musique. De retour à Halle, celui-ci peut donc bénéficier de l'enseignement de l'organiste de la Liebfrauenkirche, Friedrich Wilhelm Zachow, sans que soit abandonnée pour autant l'idée d'une carrière juridique

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Zachow est un esprit curieux, musicien de talent et ouvert aux diverses influences du temps. Il lui donne une éducation musicale complète ; il lui apprend à jouer de plusieurs instruments : clavecin, orgue, violon, hautbois... et lui enseigne les bases théoriques de la composition musicale : harmonie, contrepoint, fugue, variation, formes musicales. L'apprentissage se fonde aussi sur l'étude des œuvres des maîtres que l'élève recopie sur un cahier ; il se familiarise ainsi avec les principaux compositeurs de son temps, outre Zachow lui-même, Froberger, Kerll, Krieger et d'autres. Le jeune garçon se met très tôt à composer des œuvres instrumentales et vocales : la plupart de celles remontant aux années 1696 ou 1697 sont perdues, mais certaines sont conservées, tels les Drei Deutsche Arien, quelques cantates ou sonates

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Le jeune Haendel au clavier
 
La cathédrale de Halle dont Haendel tint l'orgue en 1702/1703
 

Âgé d'environ douze ans, il fait un séjour à Berlin qui le met en contact avec la cour de l'Électeur Frédéric III de Brandebourg, le futur roi en Prusse Frédéric Ier. La date exacte ainsi que les circonstances en restent très imprécises. Selon certains, ce serait vers 1696. Pour d'autres, s'appuyant sur Mainwaring dont le témoignage est sujet à caution, ce pourrait être en 1697 ou 1698, année indiquée par Johann Mattheson. Les avis divergent aussi quant à savoir s'il est accompagné de son père (mort le 11 février 1697) ou si celui-ci est resté à Halle, attendant son retour, ce qui ne permet pas de lever l'incertitude. Des circonstances rapportées aussi par Mainwaring achèvent d'embrouiller les hypothèses, car elles aboutissent à des incohérences par rapport à d'autres sources connues et plus fiables : Haendel y aurait rencontré Giovanni Bononcini et Attilio Ariosti dont les séjours attestés par ailleurs à Berlin sont plus tardifs. En fait, il semble que Haendel ait entreprit en 1702, à l'âge de 17 ans, un deuxième voyage à Berlin, ville depuis laquelle était gouvernée Halle. C'est lors de ce deuxième voyage qu'il aurait rencontré Ariosti et Bononcini et joué devant le roi de Prusse

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Toujours est-il qu'il fait grande impression à la Cour que l'Électrice Sophie-Charlotte anime d'une vie musicale intense. Frédéric III lui proposerait de le prendre à son service après l'avoir envoyé se perfectionner en Italie, offre qui est déclinée ; mais on ne sait pas si c'est à la prière du père, près de mourir et réclamant le retour de son fils, ou du fait de celui-ci. Les tenants de la première hypothèse, à la suite de Romain Rolland affirment même que le garçon revient dans sa ville natale le 15 février 1697 pour y trouver son père décédé depuis quatre jours.

Cinq ans après la mort de son père, respectant sa volonté, il s'inscrit le 10 février 1702 à l'université de Halle afin d'y suivre des études juridiques. Il ne se fait cependant immatriculer dans aucune faculté, et ne restera étudiant que peu de temps. Le 13 mars suivant, il est nommé organiste de la cathédrale calviniste de Halle (bien qu'il soit lui-même luthérien) en remplacement du titulaire, pour une période probatoire d'une année. Il s'assure ainsi l'indépendance financière, dans une fonction qu'il ne va cependant pas occuper au delà de la période d'essai C'est pendant cette période qu'il se lie durablement avec Georg Philipp Telemann qui se rend à Leipzig et fait étape à Halle

 

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1703-1706 : Début de carrière à Hambourg

 

 
L'opéra am Gänsemarkt à Hambourg

Il demeure donc peu de temps à ce poste, ne renouvelant ni son contrat ni son inscription à l'université : au printemps ou à l'été 1703, il quitte Halle de façon définitive pour aller s'installer à Hambourg.

La grande et très prospère cité hanséatique est alors le principal centre culturel et musical de l'Allemagne du Nord ; l'activité artistique y est intense et attire depuis longtemps nombre de musiciens, instrumentistes et compositeurs ; c'est ici qu'a été fondé dès 1678 le premier théâtre d'opéra allemand, l'Oper am Gänsemarkt. L'opéra allemand, alors à ses débuts, est sous l'influence dominante de l'opéra italien, particulièrement vénitien, les textes des livrets combinant de façon improbable textes italiens et allemands sur une musique de caractère cosmopolite

 

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Mattheson est la « bonne étoile » de Haendel à Hambourg

À l'époque ou Haendel arrive, l'opéra est dominé par Reinhard Keiser, à la direction du Gänsemarktoper depuis 1697. Haendel peut y trouver un poste de second violon puis de claveciniste, peut-être par l'entremise de Johann Mattheson, rencontré dès le 9 juillet à l'orgue de l'église Sainte Marie-Madeleine. Ce dernier a quatre ans de plus, et il est déjà un musicien célèbre, ayant été engagé à l'opéra de Hambourg comme chanteur à l'âge de quinze ans. Ils se lient d'amitié et Mattheson, introduit dans tous les milieux qui comptent à Hambourg - il devient même en novembre, précepteur chez l'ambassadeur d'Angleterre - y fait connaître son nouvel ami. C'est en tout cas ce qu'il affirmera plus tard dans ses écrits

 

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Les deux musiciens se portent une mutuelle admiration, et échangent connaissances, idées, conseils : Haendel est très fort à l'orgue, en fugue et contrepoint, en improvisation ; quant à Mattheson, il a plus d'expérience de la séduction mélodique et des effets dramatiques. Le 17 août, ils partent ensemble pour Lübeck afin d'y entendre et rencontrer Dietrich Buxtehude, le plus fameux organiste du temps, peut-être dans l'espoir d'y recueillir sa succession à la prestigieuse tribune de la Marienkirche ; mais la condition - qui a été satisfaite en son temps par Buxtehude lui-même - est d'épouser la fille de l'organiste titulaire, ce qui ne tente aucun des deux jeunes gens (semblable aventure se reproduira dans deux ans pour Johann Sebastian Bach venu ici dans la même intention)

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Les deux amis retournent à Hambourg où Haendel se familiarise jour après jour avec le monde de l'opéra. Grâce à Mattheson, il trouve à donner des leçons de clavecin. Nombre de pièces pour cet instrument remonteraient à cette période hambourgeoise, comme de très nombreuses sonates et les concertos pour hautboi. On lui a attribuera longtemps une Johannis Passion (Passion selon Saint Jean) représentée le 17 février 1704, qui aurait été sa première œuvre importante. En fait, selon Winton Dean, elle serait due à Mattheson ou à Georg Böhm.

En décembre 1704, un incident l'oppose à Mattheson, qui aurait pu lui coûter la vie : lors d'une représentation de l'opéra Cleopatra de Mattheson dans lequel ce dernier tient lui-même le rôle d'Antoine, Haendel refuse de lui céder la place au clavecin après la mort, sur scène, du héros : l'affaire se termine par un duel au cours duquel l'épée de Mattheson le manque de très peu. Les deux hommes se réconcilient peu de temps après. De fait, les relations ne sont plus aussi bonnes qu'auparavant, car Haendel supporte de moins en moins l'air important, le ton protecteur de son ami. De même avec Keiser, les relations sont devenues tendue.

 

Il aborde l'opéra pour la première fois avec Almira (titre complet : Der in Krohnen erlangte Glücks-Wechsel oder Almira, Königin von Castilien) sur un livret de Friedrich Christian Feustking, dont la première a lieu le 8 janvier 1705. C'est une œuvre hybride à l'exemple de ce qui se fait à Hambourg : ouverture à la française, récitatifs en allemand, arias en allemand ou en italien, machinerie, danses, présence d'un personnage bouffon; la musique de Haendel, qui a peut-être été aidé par Mattheson et bien qu'elle « manque encore de maturité » lui assure un succès considérable (plus de vingt représentation) et la jalousie de Keiser. Le succès ne se renouvelle pas pour le deuxième opéra, Nero, présenté le 25 février 1705 et honoré de deux ou trois représentations seulement (la musique en est perdue). Keiser réplique à Haendel par la composition de deux opéras sur les mêmes intrigues : Almira et Octavia: les relations conflictuelles avec Keiser, la situation difficile de l'opéra due à sa direction désordonnée et l'échec de Nero jouent probablement un rôle important dans la décision que prend Haendel de partir pour l'Italie, sur les conseils de Gian Gastone de' Medici, futur grand-duc de Toscane rencontré à Hambourg(à moins qu'il ne s'agisse de son frère aîné Ferdinando). Il a auparavant composé un dernier opéra, Florindo, dont la musique est presque entièrement perdue, et qui est représenté en 1708 après son départ, d'ailleurs scindé en deux (Florindo et Daphne) pour cause de longueur excessive

 

 

1706-1710 : l'Italie

Les conditions et le trajet du voyage qui le mène en Italie ne sont pas connues (Mattheson indique qu'il aurait accompagné un certain von Binitz). Quant au séjour italien lui-même, qui doit durer trois ans et qui est décisif dans l'évolution de son style et de sa carrière, les informations dont on dispose sont imprécises et lacunaires ; elles prêtent à de nombreuses interprétations ou suppositions contradictoires.

 
Le Grand-Duc de Toscane Ferdinand III
Tableau de Niccolò Cassani
Galerie des Offices, Florence
 
Le cardinal Pietro Ottoboni, portrait par Francesco Trevisani
The Bowes Museum, Barnard Castle, Comté de Durham

Il est probable - c'est ce qu'affirme Mainwaring - que sa première étape soit Florence ou il arrive à l'automne 1706. Une certaine déception est peut-être au rendez-vous, car le prince régnant, Cosme III, est de caractère austère et ne s'intéresse ni à l'art en général, ni à la musique en particulier ; quant au soutien obtenu du prince héritier Ferdinand, il reste mesuré. Haendel y fait cependant des rencontres intéressantes, comme celle d'Alessandro Scarlatti, alors présent au service de Ferdinand, et, peut-être, de Giacomo Antonio Perti : il entend probablement des opéras de ces deux compositeurs représentés au théâtre privé de Pratolino, comme Il gran Tamerlano de Scarlatti, ou Dionisio re di Portogallo de Perti. A Florence il fait aussi très certainement connaissance d'Antonio Salvi, médecin et poète à la cour grand-ducale, dont il utilisera plus tard plusieurs livrets d'opéras. Datant de 1707, Rodrigo est le premier opéra de Haendel écrit pour la scène italienne, représenté probablement en novembre 1707 au théâtre Cocomero à la suite d'une commande de Ferdinand de Médicis, qui récompense Haendel en lui donnant 100 sequins et un service de porcelaine. Ce dernier y aurait aussi gagné les faveurs de la prima donna Vittoria Tarquini - l'une des seules liaisons féminines de Haendel rapportées par la traditio. Il fait semble-t-il chaque année qui suit d'autres séjours assez prolongés à Florence

 

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L'orgue de Saint-Jean-de-Latran

C'est à Rome que, probablement il passe la plus grande partie de son séjour en Italie, entrecoupé de voyages attestés ou probables à Naples, Venise, Florence ... Il y arrive en janvier 1707 comme en témoigne le journal d'un bourgeois de cette ville, en date du 14 janvier : « Un allemand vient d'arriver dans la ville, qui est un excellent joueur de clavecin et un compositeur. Aujourd'hui, il a fait montre de son talent en jouant de l'orgue à Saint-Jean-de-Latran à l'admiration de chacun. »

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Bien que luthérien, Haendel ne tarde pas à avoir ses entrées auprès de personnalités influentes de la cité papale, notamment le marquis Francesco Ruspoli (it) et au moins trois cardinaux de l'Église Catholique : Benedetto Pamphili, Carlo Colonna et Pietro Ottoboni, fastueux mécène . Au palais de ce dernier, comme dans le milieu prestigieux des lettrés de l'Académie d'Arcadie dont font partie certains de ses protecteurs, il fréquente de nombreux artistes et musiciens, parmi lesquels Arcangelo Corelli, Antonio Caldara, Alessandro Scarlatti et son fils Domenico, Bernardo Pasquini, probablement Agostino Steffani ; son talent est apprécié et lui ouvre toutes les portes. C'est au palais d'Ottoboni, à une date indéterminée, qu'il participe à une joute musicale l'opposant à Domenico Scarlatti, claveciniste éblouissant qui a le même âge que lui. Si les deux musiciens sont jugés, peut-être, égaux au clavecin, Scarlatti lui-même reconnaît la supériorité de Haendel à l'orgue. Mais les deux jeunes gens resteront liés par une amitié et une considération mutuelle indéfectibles. Dès avant mai 1707, il compose son premier oratorio, sur un livret du cardinal Pamphili : Il trionfo des Tempo e del Disinganno. Il est accueilli et engagé, de façon intermittente et assez informelle, par le marquis Ruspoli, qui le loge, pour composer des cantates séculières interprétées dans ses résidences de campagne de Cerveteri et de Vignanello. Il y fait la connaissance de chanteurs et musiciens qu'il retrouvera plus tard à Londres, notamment la soprano Margherita Durastanti

 

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Le séjour romain est extrêmement fécond. Haendel compose de la musique religieuse : les psaumes Dixit Dominus (avril 1707), son premier grand chef d'œuvre, Laudate Pueri Dominum, et Nisi Dominus (juillet 1707). On lui suggère d'ailleurs de passer au catholicisme, invitation qu'il décline avec politesse et fermeté. Pour Ruspoli, il compose un grand oratorio dramatique, également considéré comme un de ses premiers chefs d'œuvre, La Resurrezione, sur un livret de Carlo Sigismondo Capece. L'œuvre représentée les 8 et 9 avril 1708 dans un théâtre spécialement aménagé dans le palais du commanditaire est interprétée sous la direction de Corelli avec la participation de la Durastanti ; le succès est exceptionnel. Pour ses protecteurs ou les séances de l'Académie d'Arcadie, il compose un nombre considérable de cantates profanes (150 au dire de Mainwaring, et il en subsiste près de 120) ainsi que des sonates et autres musiques. Pas d'opéra, cependant : ce genre est en effet prohibé à Rome depuis des années par décision du pape Innocent XII

 

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Le cardinal Vincenzo Grimani, librettiste d'Agrippina

Les bruits de guerre qui se rapprochent de Romesont peut-être la cause d'un séjour prolongéà Naples à partir de mai ou juin 1708. L'aristocratie locale le reçoit avec empressement et lui prodigue une fastueuse hospitalité. Il compose notamment, pour un mariage ducal, la serenata à caractère festif Aci, Galatea e Polifemo ; il est aussi introduit auprès du vice-roi de Naples, le cardinal Vincenzo Grimani, prélat, lettré et diplomate issu d'une grande famille vénitienne propriétaire dans la Cité des Doges du théâtre San Giovanni Grisostomo : ce dernier va composer pour lui le livret d'un opéra qu'il pourra donc représenter à Venise. A Naples se noue aussi, peut-être, une idylle avec une énigmatique « Donna Laura ».

 

Peut-être est-il venu plusieurs fois à Venise : ce serait ici qu'il aurait fait la connaissance de Domenico Scarlatti ainsi que de plusieurs musiciens de renom animant la vie musicale exceptionnelle de la cité, notamment Antonio Lotti, Francesco Gasparini, Tomaso Albinoni, peut-être Antonio Vivaldi et de plusieurs personnages influents tels le prince Ernest-Auguste de Hanovre et le baron von Kielmansegg qui joueront un rôle important dans sa carrière

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En tous les cas, c'est le 26 décembre 1709 qu'il assiste à la première de son opéra Agrippina sur le livret que lui a écrit le cardinal Grimani et dans le Teatro San Giovanni Grisostomo que celui-ci met à disposition. L'œuvre, représentée dans une distribution éclatante, recueille un succès immédiat et phénoménal au cours de 27 soirées - chiffre considérable à cette époque Le public enthousiaste fait un triomphe au caro Sassone (« Cher Saxon ») qui s'apprête maintenant à quitter l'Italie.

 

En effet, la renommée qu'il a acquise dans la péninsule, et particulièrement à Venise que visitent tant de princes ou souverains étrangers attirés par son exceptionnelle animation culturelle, lui a certainement apporté des propositions intéressantes d'engagement à des postes prestigieux et notamment de l'Électeur de Hanovre, sur la recommandation d'Agostino Steffani sans doute appuyée par le prince Ernst-August et le baron von Kielmansegg qui ont assisté au triomphe d' Agrippina ; peut-être encore de l'Électeur Palatin et de son épouse (une sœur de Ferdinand de Medicis), tous deux grands amateurs de musique. Probablement aussi le comte de Manchester, ambassadeur de Grande-Bretagne, lui a-t-il évoqué toutes les opportunités qui pourraient s'offrir à Londres, ville alors la plus peuplée d'Europe. Il quitte l'Italie en février 1710, passe par Innsbruck ou il décline une offre du gouverneur du Tyrol et revient en Allemagne

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Le séjour en Italie est donc déterminant à de nombreux titres : il a pu s'imprégner, à la source, de la musique italienne, de son environnement et de sa pratique, côtoyer et se mesurer aux musiciens les plus célèbres, lier connaissance avec nombre de chanteurs et chanteuses qu'il retrouvera plus tard, se constituer un vaste répertoire (vocal particulièrement) dans lequel il ne manquera pas de puiser par la suite et se faire une renommée auprès de grands personnages, mécènes potentiels influents

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1710-1712 : Maître de Chapelle à Hanovre

 
Portrait de Steffani (lithographie de 1816) d'après un original perdu

Arrivé à Hanovre, il est nommé le 16 juin, maître de chapelle de l'Électeur, poste jusque là occupé par Agostino Steffani, sur la chaude recommandation de ce dernier. Son salaire est important (1000 thalers) et il obtient l'avantage de pouvoir prendre aussitôt un congé d'un an pour se rendre à Londres. Son trajet le fait passer à Halle où il revoit sa mère et son maître Zachow puis à Düsseldorf ou il est reçu avec faveur par l'Électeur Palatin et son épouse ; il quitte Düsseldorf en septembre pour Londres via les Pays-Bas

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À Londres, il ne tarde pas à être présenté à la reine Anne, à y rencontrer de nombreux artistes chez le marchand de charbon mélomane Thomas Britton, et à faire la connaissance de deux personnages importants dans le monde de l'opéra : l'auteur dramatique et directeur de théâtre Aaron Hill et son assistant, suisse immigré, Johann Jacob Heidegger. Depuis la mort de Purcell en 1695, il n'y a plus de compositeur de premier plan en Angleterre et l'opéra anglais disparaît, laissant la place vers 1705 à l'opéra italien de facture ou d'interprétation souvent médiocre.

Aaron Hill a l'idée de monter un opéra avec l'aide de Haendel. Il en écrit le livret, le fait traduire en italien par Giacomo Rossi et Haendel compose la musique, selon Mainwaring, en deux semaines : ce sera Rinaldo, tout premier opéra italien spécifiquement créé pour la scène anglaise, dont la première a lieu le 24 février 1711 dans une mise en scène luxueuse et avec une distribution de choix. Le succès est impressionnant pendant 15 représentations jusqu'en juin. L'année de congé étant écoulée, Haendel quitte Londres vers le début de juin, y laissant sa réputation assurée, et retourne à Hanovre en passant par Düsseldorf

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Revenu à Hanovre, il reste en contact avec les nombreuses relations qu'il s'est faites à Londres, et perfectionne son anglais. Il fait en novembre un voyage à Halle, pour le baptême de sa nièce et future héritière, Johanna Friderica, en tant que parrain. Il n'y a pas d'opéra à Hanovre, mais un bon orchestre ; il compose des duos, de la musique instrumentale, et s'ennuie probablement : il ne pense qu'à l'Angleterre, aux succès remportés auprès du public, de l'aristocratie et de la Cour ; à l'automne 1712, il obtient à nouveau la permission d'un second voyage à Londres, à la condition de s'engager à revenir dans un délai raisonnable. En fait, ce nouveau départ se révélera définitif.

 

1712-1719 : Premières années en Grande-Bretagne

 

De retour en Angleterre, il vit pendant un an chez un certain Mr Andrews, mélomane fortuné, à Barn Elms (Barnes) dans le Surrey, avant d'être hébergé, de 1713 à 1716 chez le comte de Burlington à Picadilly. Richard Burlington est un riche mécène chez lequel il rencontre de nombreux lettrés et artistes parmi lesquels Pope , Gay, Arbuthnot. Il fait aussi à cette époque la connaissance d'un amie et admiratrice indéfectible, Mary Granville, plus tard Mrs Delany puis Mrs Pendarves, qui par sa correspondance est un témoin appréciable de l'activité musicale de Haendel. Chez Burlington, sa vie est tranquille et régulière : il compose le matin, déjeune avec l'entourage de son hôte et l'après midi, joue pour la compagnie ou fréquente des concerts.

Dès le 22 novembre 1712, son opéra Il pastor fido est représenté au Queen's Theatre ; mais l'œuvre, qui semble avoir été composée à la « va-vite » avec de nombreux réemplois d'œuvres antérieures, est un échec. C'est ensuite Teseo, représenté le 10 janvier 1713, qui a plus de succès, avec 12 reprises dans la saison, mais sans égaler celui de Rinaldo ; son livret est une adaptation par Nicola Francesco Haym de celui de Philippe Quinault pour le Thésée de Lully créé en 1675 : Teseo restera le seul opéra de Haendel comportant cinq actes selon la tradition de la tragédie en musique française. Il sera suivi de Silla, représenté (en privé) une seule fois, le 2 juin 1713, probablement à Burlington House.

 

Pour le 6 février 1713, Haendel prévoit de donner à la Cour l' Ode for the Birthday of Queen Anne pour l'anniversaire de la reine, représentation qui n'a finalement pas lieu. En revanche le 7 juillet suivant, l' Utrecht Te Deum and Jubilate saluant la Paix d'Utrecht est interprété à la cathédrale Saint Paul : Haendel s'assure une position officieuse de compositeur de la Cour et reçoit une pension annuelle de 200 £, rendant sa position délicate vis-à-vis de l'Électeur de Hanovre au service duquel il semble de moins en moins envisager de revenir[

 

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Le nouveau roi, George Ier

Cette « désertion » aurait pu lui porter préjudice : la reine Anne décède le Ier août 1714 et son successeur désigné n'est autre que son cousin l'Électeur de Hanovre, arrière-petit-fils de Jacques Ier. Différentes versions existent, du retour en grâce de Haendel auprès du nouveau roi d'Angleterre arrivé à Saint James le 20 septembre. L'une d'elle (rapportée par Mainwaring) veut que Haendel compose une suite pour orchestre, sur la suggestion du baron Kielmansegg, afin d'accompagner une promenade de George Ier sur la Tamise. Une autre (selon Hawkins), que Geminiani exige d'être accompagné au clavecin par Haendel pour l'interprétation, à la Cour, de plusieurs de ses sonates. Enfin Winton Dean estime qu'il est « peu probable que le roi lui ait jamais retiré ses faveurs ». De fait, George Ier double la pension que lui a attribué la reine Anne et celle-ci sera encore augmentée quand Haendel prendra en charge l'instruction musicale des princesses royales, filles du Prince de Galles

 

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Renouant avec la tradition française de Teseo et avec la veine « magique » qui a si bien réussi à Rinaldo, il compose en 1715 Amadigi sur un livret, adapté par Nicola Francesco Haym, de Antoine Houdar de la Motte : Amadis de Grèce et en réutilisant un matériel musical important repris de Silla. Malgré un succès honorable, et pour diverses raisons, Haendel délaissera l'opéra pendant près de cinq ans

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En 1716, il accompagne le souverain qui se rend à Hanovre. Il s'arrête à Halle, y visite sa mère et porte assistance à la veuve de Zachow (son ancien maître), puis à Ansbach où il retrouve un ancien condisciple, Johann Christoph Schmidt, qu'il convainc de le suivre et qui deviendra son secrétaire en Angleterre sous le nom anglicisé de John Christopher Smith. Le fils de ce dernier, portant le même prénom les rejoint également quelque temps après. Il n'est pas oublié dans son pays natal où ses opéras sont et continueront d'être montés, éventuellement adaptés, à Hambourg, Wolfenbüttel, Brunswick ...

 

Il compose peut-être pendant ce séjour en Allemagne la « Passion selon Brockes » sur un texte en allemand, déjà mise en musique par Keiser (1712) et Telemann (1716) et qui le sera aussi par Mattheson en 1718 et Bach en 1723 (!). L'œuvre ne sera donnée à Hambourg qu'en 1719 après son retour en Angleterre.

C'est après ce retour, le 17 juillet 1717, qu'a lieu la célèbre et presque légendaire navigation nocturne sur la Tamise, entre Whitehall et Chelsea, du roi accompagné de ses courtisans, au son de la Water Music composée à cet effet. Le roi apprécie l'œuvre au point qu'elle est interprétée trois fois de suite ; elle reste aujourd'hui l'une de ses œuvres les plus connues et les plus populaires.

 

 

 
James Brydges, Comte de Carnavon

Au cours de l'été, il s'attache au Comte de Carnavon, futur Duc de Chandos, richissime aristocrate et mécène fastueux, en tant que compositeur résident composant pour ses chanteurs et son orchestre privé, logeant probablement dans sa somptueuse résidence de Cannons. Il y compose les Chandos Anthems, le masque Acis and Galatea, une première version de l'oratorio Esther, un Te Deum, des concertos grossos ... Il apprend pendant cette période heureuse la mort à Halle de sa sœur Dorothea Sophia (juillet 1718) et se serait rendu en Allemagne si un projet majeur ne le retenait à Londres : la création d'une Royal Academy of Music, entreprise dédiée au montage d'opéras au King's Theatre, financée par souscriptions, à laquelle il doit collaborer

 

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1720-1729 : La Royal Academy of Music

 

 

 
John James Heidegger

La Royal Academy, créée à l'initiative d'aristocrates proches du pouvoir royal, est dirigée par Heidegger, Paolo Rolli en est le librettiste officiel et Haendel, le directeur musical : il est chargé de se rendre sur le continent pour y engager les meilleurs chanteurs et en particulier, à tout prix, le castrat Senesino. Il se rend tout d'abord en Allemagne, passe par Dusseldorf et y rend visite à l'Électeur, puis à Halle. Averti de sa présence, Johann Sebastian Bach vient de Köthen à Halle pour y faire sa connaissance mais le manque de peu : Haendel est reparti pour Dresde ou il passe plusieurs mois ; il y retrouve Antonio Lotti et prend contact avec plusieurs de ses chanteurs (notamment Senesino et Margherita Durastanti) qui viendront plus tard à Londres

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L'Académie ouvre le 2 avril 1720 avec la représentation du Numitore de Giovanni Porta avant Radamisto, composé par Haendel sur un livret adapté avec l'aide de Nicola Haym de L'amor tirannico de Domenico Lalli. Haendel le dédie au roi George Ier, et la première a lieu le 27 avril avec grand succès, malgré une distribution « de fortune » : tous les chanteurs ne sont pas encore arrivés, ni Giovanni Bononcini qui doit participer à l'entreprise et sera un rude concurrent

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Pour l'heure, Haendel obtient un privilège royal pour l'édition de ses œuvres, afin de protéger ses droits, celles-ci circulant largement en copies et donnant même lieu à des publications « pirates », notamment à Amsterdam par les successeurs d'Estienne Roger. La publication de ses compositions lui apporte d'ailleurs des revenus opportuns, alors que ses économies ont fondu lors du krach consécutif à la spéculation sur la Compagnie des mers du Sud. C'est ainsi qu'il confie en novembre 1720 à John Christopher Smith la publication de Huit suites pour le clavecin, premier recueil publié sous son autorité et soigneusement gravé par John Cluer. Et il précise dans la préface : « I have been obliged to publish Some of the following Le∫sons, because Surrepticious and incorrect Copies of them had got Abroad. I have added several new ones to make the Work more u∫efull, which if it meets with a favourable Reception; I will Still proceed to publish more, reckoning it my duty, with my Small Talent, to ∫erve a Nation from which I have receiv'd so Generous a Protection. » . Le projet d'autres recueils de pièces pour le clavecin supervisés par Haendel lui-même n'aura, cependant, pas de suite

 

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La seconde saison de l' Academy s'ouvre le 19 novembre 1720 avec Astarto de Bononcini qui remporte un succès encore plus extraordinaire que Haendel, continue avec une seconde version, profondément remaniée, de Radamisto dans laquelle Senesino fait ses débuts londoniens ; elle présente également un pasticcio (Muzio Scevola) dont la musique est confiée à trois compositeurs différents : Filippo Amadei pour l'acte I, Bononcini pour l'acte II et Haendel pour l'acte III : par son ovation, le public reconnaît ce dernier vainqueur de cette sorte de « Jugement de Pâris » Mais Bononcini se pose maintenant en rival redoutable, avec son style plus légerlui assurant nettement plus de représentations que Haendel.

 

 

 
Giovanni Battista Bononcini

Une prééminence certaine de Bononcini continue de prévaloir pendant la troisième saison (1721-1722), avec la présentation de Crispo et de Griselda pendant un total de 34 soirées, quand Haendel n'en assure que 15 avec Floridante. À partir de cette saison, son style va évoluer, pour mieux affronter les mélodies plus simples et de mémorisation plus facile de son compétiteur[D2. La rivalité des deux compositeurs trouve son parallèle dans celle des factions qui les supportent, que le caractère entier et arrogant de Haendel comme les intrigues de Rolli et de Senesino ne contribuent pas à apaiser

 

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Haendel prend le pas sur Bononcini pendant la saison suivante, particulièrement marquée par le succès d'Ottone. Avec cet opéra, qui connaîtra le plus grand nombre total de représentations pendant toute la durée de la Royal Academy et dans une moindre mesure avec Flavio, Haendel dépasse pour la première fois Bononcini en nombre de soirées, même si l'arrivée d'Attilio Ariosti change la donne : Coriolano, son premier opéra pour la scène londonienne, y rencontre un succès presque aussi grand que celui d'Ottone. En fin d'année 1722 se situe l'arrivée à Londres de la célèbre Francesca Cuzzoni, et au début de 1723 une célèbre altercation avec Haendel : comme elle refuse d'interpréter l'aria Falsa imagine de son rôle dans Ottone, le compositeur manque de peu de la défenestrer ; cet air assurera pourtant la célébrité de la Cuzzoni à Londres sinon sa sympathie pour Haendel.

 

 

 
Maison de Haendel à Londres, 25 Brook Street

Pendant les deux saisons suivantes, Haendel éclipse ses compétiteurs. C'est à cette époque (à l'été 1723) qu'il acquiert une maison sur Brook Street, demeure qui restera la sienne jusqu'à sa mort. C'est aussi pendant cette période qu'il devient compositeur de la Chapelle Royale ; d'ailleurs, dès avant août 1724, il enseigne la musique aux princesses royales.

», il compose coup sur coup trois de ses plus grands chefs-d'œuvre : Giulio Cesare in Egitto (créé le 20 février 1724), Tamerlano (31 octobre 1724) et Rodelinda (13 février 1725), tous sur des livrets adaptés par Haym (ces adaptations consistent le plus souvent à raccourcir les récitatifs, qui lassent les amateurs ne comprenant pas l'Italien, à supprimer ou rajouter des airs selon l'inspiration du musicien, la distribution des chanteurs engagés et leurs desiderata). Selon Winton Dean, ces trois opéras « surpassent de beaucoup l'œuvre de tous ses contemporains »

 

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Cette année 1725, les directeurs invitent la célèbre Faustina Bordoni, qui n'arrivera à Londres qu'au printemps 1726 et se posera en rivale de la Cuzzoni.

Un nouvel opéra, Alessandro doit permettre de rassembler les deux prime donne rivales et Senesino dans le même ouvrage, mais dans l'attente de la Bordoni, Haendel interrompt son travail et compose en trois semaines Scipione, présenté le 12 mars 1726 ; Alessandro est ensuite créé le 5 mai.

 

La rivalité des deux femmes et des factions qui les soutiennent dégradent l'ambiance et l'extravagance des cachets payés aux artistes commencent à causer des difficultés financières à l'Academy dont les souscripteurs sont de plus en plus mis à contribution, préparant une fin prévisible. Le 31 janvier 1727, Admeto pour lequel Haendel a ménagé des rôles d'importance égale pour les deux cantatrices remporte un énorme succès avec 19 représentations suivies de 9 autres pendant la saison suivante

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Le 6 juin de cette même année voit les deux cantatrices rivales en venir aux mains sur scène en présence de la Princesse de Galles lors d'une représentation de l' Astianatte de Bononcini : énorme scandale qui ne fait que précipiter la fin de l'entreprise ; malgré la présentation de trois nouveaux opéras de Haendel : Riccardo Primo (11 novembre 1727), Siroe (17 février 1728) et Tolomeo (30 avril 1728), la saison 1727-1728 est la dernière de l' Academy. Elle ferme ses portes le 1er juin sur une ultime représentation d' Admeto

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» de la Royal Academy of Music et le succès sans précédent du Beggar's Opera, satire écrite en réaction à la prééminence de l'opéra italien la position de Haendel et sa réputation sont dorénavant fermement établies. En février 1727, il sollicite et obtient la nationalité anglaise. Le roi George Ier meurt le 11 juin suivant lors d'un voyage en Allemagne : c'est Haendel qui compose les grandioses Coronation Anthems pour le couronnement de son successeur, George II (l'une de ces antiennes, Zadok the Priest, est interprétée depuis lors pour chaque couronnement). Ses compositions sont connues et suivies à l'étranger, ses opéras régulièrement montés à Hambourg, à Brunswick ...

 

 

 
Le Queen's Theatre du Haymarket à Londres. La plupart des opéras de Haendel y furent représentés.

1730-1733 : La seconde Academy

 

Repartant sur de nouvelles bases financières et d'organisation, Haendel et Heidegger poursuivent leur activité pour une durée initialement prévue pour cinq ans. Les directeurs de l'Académie leur cèdent le King's Theatre et leur prêtent les décors, costumes et machines utilisables

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Aucune représentation n'a lieu en 1728-1729, mais Heidegger puis Haendel font tour à tour un voyage en Italie pour y embaucher de nouveaux chanteurs. Farinelli, un temps pressenti, n'est finalement pas engagé. Haendel se rend au moins à Venise et à Rome ou il retrouve ou est invité par des cardinaux d'ancienne connaissance, peut-être à Milan, Florence, Sienne ou Naples ; repassant par l'Allemagne sur le chemin du retour, il revoit Halle en juin, et pour la dernière fois, sa mère devenue aveugle et qui décèdera l'année suivante (le 27 décembre 1730) ; une invitation à Leipzig chez Johann Sebastian Bach lui est transmise par le fils de celui-ci, Wilhelm Friedemann, invitation à laquelle il ne se rend pas. Continuant par Hanovre et peut-être Hambourg (toutefois sans y visiter Mattheson), il est de retour à Londres fin juin 1729.

 

Le premier opéra présenté par la nouvelle troupe de chanteurs constituée est Lotario créé le 2 décembre mais qui n'a pas de succès. Une amie de longue date de Haendel, Mrs Pendarves analyse ainsi les causes de cet insuccès, l'imputant au manque de goût des spectateurs :

The present opera is disliked because it is too much studied, and they love nothing but minuets and ballads, in short The Beggar's Opera and Hurlothrumbo are only worthy of applause
On n'aime pas cet opéra parce qu'il est trop savant ; les gens n'apprécient que les menuets et ballades ; en bref, pour eux, seuls le Beggar's Opera et Hurlothrumbo valent d'être applaudis.

 

En outre, les spectateurs n'apprécient pas certains chanteurs que ce soit pour leur voix ou leur jeu de scène, notamment le remplaçant de Senesino, Antonio Bernacchi, ou la basse Riemschneider qui « prononce l'italien à la teutonne » et qui « joue comme un cochon de lait »

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Partenope, nouvel opéra d'un caractère tout différent, dont la première a lieu le 27 février n'est pas mieux reçu. Haendel y tente pourtant de renouveler le genre de l'opera seria, introduisant des chœurs, un trio et même un quatuor dans cette œuvre sortant résolument de la catégorie de l'« opéra héroïque » qui a fait les beaux jours de la première Academy. Ces déboires et les difficultés financières qui s'ensuivent rendent tendues les relations avec Heidegger, et la saison lyrique est sauvée par la reprise de succès antérieurs, notamment Giulio Cesare, et grâce à une subvention royale. Des chanteurs quittent le troupe, Riemschneider et Bernacchi, que remplacera la saison suivante, Senesino revenu à Londres sur l'instigation de Francis Colman, un ami de Haendel consul à Florence et Owen Swiney, l'indélicat impresario qui avait emporté la caisse après les premières représentations de Teseo en 1713

 

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Pietro Trapassi, dit Métastase

En 1731 la seule création à l'opéra est Poro présenté le 2 février. Après Siroe, c'est le second opéra de Haendel fondé sur un livret de Métastase. Un librettiste non identifié a adapté pour Haendel le texte de Métastase, à cette époque le principal pourvoyeur de livrets d' opera seria de toute l'Italie. Poro est un succès, avec seize représentations puis quatre autres à la fin de l'année. Cette même année voit le piteux départ de Londres de l'ancien rival Giovanni Bononcini, confondu et ridiculisé dans une affaire de plagiat. La saison, avec des reprises, appréciées par le public, de plusieurs opéras antérieurs s'achève donc de façon favorable

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1732 commence beaucoup moins bien : Ezio, également tiré de Métastase, est un des plus cuisants échecs de toute sa carrière : présenté le 15 janvier, il n'aura que 5 soirées et ne sera jamais repris par le compositeur. Sosarme terminé le 4 février et présenté le 15 fait au contraire salle comble, capitalisant sur une réduction importante des récitatifs qui lassent facilement le public anglais

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Cette année 1732 est marquée, le 23 février (jour de ses 47 ans) par la reprise du drame biblique Esther dans sa version initiale datant de 1718, pour trois représentations privées : le succès rencontré suscite une représentation pirate qui pousse Haendel à réviser en profondeur la partition pour en faire un véritable oratorio (HWV 50b) dont la première exécution a lieu au King's Theatre à Haymarket le 2 mai 1732 et qui devient le prototype de l'oratorio anglais tel qu'il va en composer pendant le reste de sa carrière

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Un scénario analogue se produit la même année, avec une reprise non autorisée d'une œuvre datant de l'époque de Cannons : Acis and Galatea. Haendel riposte en composant une seconde version qui incorpore des airs de sa cantate italienne Aci, Galatea e Polifemo mais reste sourd aux appels de plusieurs de ses amis et admirateurs, parmi lesquels Aaron Hill, d'avoir à ressusciter l'opéra en anglais délaissé depuis Purcell, tâche à laquelle plusieurs compositeurs rivaux mais moins talentueux s'attachent alors

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Pour l'heure, Haendel prépare ce qui sera la dernière saison de la seconde Academy, et compose un de ses chefs-d'œuvre dans le domaine de l'opéra italien : Orlando, créé le 27 janvier 1733. Orlando renoue avec la veine de l'opéra « magique » qui avait fait le succès de Haendel aux début de son séjour en Angleterre (avec Rinaldo, Teseo et Amadigi), veine délaissée depuis de nombreuses années. L'opéra reçoit tout d'abord un accueil favorable, avec dix représentations, mais celles-ci s'arrêtent du fait de l'indisposition d'un chanteur et Senesino est bientôt congédié par Haendel : c'est la fin de la seconde Academy.

 

 


 

 
Haendel par le sculpteur Jean-Jules Salmson (1823-1902). Maquette de plâtre réalisée en 1874 à la suite d'une commande de Charles Garnier pour représenter la musique anglaise dans le décor de l'opéra de Paris (La Piscine, Musée d'Art et d'Industrie de Roubaix).

En 1733, il fonda une troisième Academy qui ne dura que trois ans, nonobstant l'énergie dépensée par le compositeur pour multiplier les nouvelles créations qui obtenaient parfois de grands succès. Il fut en effet confronté à la concurrence du Nobility Opera, animé par deux compositeurs, Hasse et Porpora. Difficultés financières, mésententes entre artistes, coteries provoquèrent la fin de cette entreprise de même que celle du Nobility Opera. Le surmenage fut sans doute la cause d'un premier accident de santé le 13 avril 1737 qui le paralysa partiellement et l'atteignit moralement. Mais il se rétablit très rapidement après une cure thermale à Aix-la-Chapelle en septembre 1737. Cette même année 1737, la reine Caroline mourut. Elle avait connu Haendel enfant à Berlin et avait été pour lui un soutien fidèle ; ce décès le toucha profondément ; il composa un Funeral Anthem en son hommage.

 

 

 
Georg Friedrich Haendel

Haendel continua à composer, à exécuter et faire représenter des opéras, des concertos grossos, et il commença à exploiter la veine des oratorios, avec Saul et Israel in Egypt. En intermède de ses oratorios, il exécuta ses concertos pour orgue, forme originale qu'il mit au point. Ses concertos « rencontrèrent un éclatant succès ». Ils sont au nombre de seize, dont les six premiers furent publiés en 1738 sous le titre d'opus 4. L'opus 7, qui en rassemble six autres, fut publié en 1760 après la mort du compositeur. Ce fut en 1741 que Haendel produisit son dernier opéra, Deidamia. Dorénavant, il consacra sa production lyrique à l'oratorio et écrivit coup sur coup Le Messie (en anglais Messiah, un de ses plus grands chefs-d'œuvre), en août-septembre et Samson en octobre, puis il se rendit, sur l'invitation du lord lieutenant d'Irlande, à Dublin où il séjourna pendant plusieurs mois, jusqu'en août 1742 et où ses œuvres eurent de très grands succès.

 

De retour à Londres, il subit une seconde attaque de paralysie dont il se remit à nouveau. Il continua à composer de nombreux chefs-d'œuvre, dans le domaine de l'oratorio comme dans celui de la musique instrumentale. La Musique pour les feux d'artifice royaux (Music for the Royal Fireworks) est l'une de ses œuvres les plus connues et les plus populaires. Composée en 1749 pour célébrer le traité de paix mettant fin à la guerre de Succession d'Autriche, cette musique fastueuse est emblématique de l'art de Haendel. Elle se situe dans la tradition de l'école versaillaise de Jean-Baptiste Lully, Delalande, Mouret, Philidor et en constitue comme le couronnement par son caractère grandiose et solennel particulièrement adapté à l'exécution en plein air. Les dernières œuvres furent, à nouveau, des oratorios, mais la santé du musicien déclinait malgré les cures thermales. Il subit de nouvelles attaques paralysantes et devint aveugle « malgré l'intervention manquée de deux célèbres praticiens de l'époque, dont John Taylor. "Il continua malgré tout à s'intéresser à la vie musicale, et mourut le 14 avril 1759, jour du Samedi-Saint. Ses obsèques se déroulèrent devant 3 000 personnes. Il fut enterré à l'abbaye de Westminster, selon son désir.

 

À la mort de Haendel, sa fortune était évaluée à 20 000 £, somme considérable pour l'époque. Ne s'étant jamais marié, n'ayant donc pas eu de descendance, c'est sa nièce demeurée en Allemagne qui hérita en grande partie de lui. Néanmoins, il en légua une partie à des amis, ainsi qu'à des œuvres de bienfaisance.

 

 

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19/08/2023

Le 19 Août 1923 à 13 heures:

 

 

         Il y a 100 ans mort de Vilfredo Pareto à Céligny ( Suisse)

 

 

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·         Bernard Valade

 

 

·          Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2005/2 (n°22),

  

·         

Les idées de Vilfredo Pareto (1848-1923) sur la formation, les fonctions et l'évolution des élites reçoivent leur pleine signification de la sociologie générale dans laquelle elles s'inscrivent. On en trouve l'expression aussi bien dans les contributions à l'analyse économique du successeur de Léon Walras à la chaire d'économie politique à l'université de Lausanne, qu'au fil des écrits sociologiques dont le massif Trattato di sociologia generale (1916) constitue, à bien des égards, une récapitulation. Elles ne composent donc nullement la matière d'une théorie politique qui ferait de Pareto un « politologue », dernier avatar d'une série de figures que précéderait l'économiste puis le sociologue. En effet, ses vues concernant le thème élitaire ne s'agencent pas en un ensemble systématique comme chez Gaetano Mosca et Robert Michels dont les œuvres comptent beaucoup plus en ce domaine que les apports parétiens. La comparaison de celles-là et de ceux-ci a été effectuée, notamment par Norberto Bobbio (1972) pour Pareto et Mosca ; il s'y mêle un débat concernant l'antériorité du second sur le premier quant à la formulation du thème élitiste : on peut le clore en estimant qu'il revient essentiellement à Pareto d'avoir donné une assise sociologique aux Elementi di scienza politica de Mosca.

 

 

On se propose donc ici d'abord de rattacher l'analyse parétienne des élites à la sociologie générale qui lui donne sens ; ensuite de préciser l'originalité des conceptions que Pareto s'est formé des élites et de leur « circulation ». Un point sera fait sur le traitement particulier de l'élite gouvernementale, et un autre consacré aux rapports qu'entretiennent le devenir des élites et le changement social. On rappellera enfin de quels « faits » observés se soutient le diagnostic posé par Pareto sur la situation des élites politiques et sociales de son temps.

 

 

I. Les cadres théoriques de la conception parétienne des élites

 

 

Les fondements des considérations développées par Vilfredo Pareto sur les élites sont mis en place dans le second volume du Cours d'Économie politique (1896-1897). Cet ouvrage est contemporain des investigations engagées par son auteur, entre 1895 et 1900, sur la loi de la répartition des revenus et son expression graphique, ­ la courbe de la distribution des richesses. Elles sont intéressantes par les conséquences sociologiques qu'elles suggèrent concernant l'hétérogénéité sociale. Une couche inférieure et une couche supérieure se superposent dans toutes les sociétés, quelles que soient les époques, le mode d'organisation sociale, le système économique et politique. Aucune limite fixe ne sépare cependant les riches et les pauvres. Si ces deux classes existent, et si la richesse constitue effectivement une des causes principales de la différenciation sociale, les revenus varient d'une manière continue, et l'on passe par degrés insensibles de la classe des pauvres à celle des riches. Il y a en effet circulation à l'intérieur de l'agrégat social ; de multiples mouvements, dus les uns à la population et les autres à la richesse, se produisent incessamment au sein de la pyramide sociale dont seule la forme demeure constante, avec sa pointe effilée et sa base plus ou moins étendue.

 

Il convient donc de distinguer « les changements qui portent sur la répartition et ceux qui portent sur les titulaires des revenus » (Cours, § 1007). Ce sont les changements de la première espèce que réclament les socialistes, ­ en vain puisque « l'inégalité de la répartition des revenus paraît dépendre beaucoup plus de la nature même des hommes que le l'organisation économique de la société » (ibid., § 1012). En fait, le masquage idéologique, dénoncé dans Les Systèmes socialistes (1902-1903), empêche de voir ces « réalités sociologiques » que sont l'hétérogénéité sociale, la succession des élites, le nécessaire dosage de deux principes fondamentaux, ­ la défense sociale, et la mutuelle assistance ­, qui renvoient, le premier à la justice, le second à la pitié.

Pareto insiste sur le danger des mélanges qui menacent constamment de s'opérer entre science et idéologie, le réel et l'imaginaire. Pour lui, les classes dirigeantes qui, en France notamment, célèbrent le solidarisme et tentent de lui donner des bases scientifiques, entretiennent la confusion et courent à leur perte. On trouve dans l'« Introduction à la science sociale » que contient le Manuel d'Économie politique (1906), démêlées les relations entre faits réels et faits imaginaires, soigneusement distinguées les actions logiques des actions non-logiques, et finalement démontré que l'homme s'efforce d'établir entre les sentiments non-logiques les relations logiques qu'il s'imagine devoir exister. On y trouve également, avec l'affirmation que « l'histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l'histoire de la succession des aristocraties », des développements sur la différenciation sociale, le principe hiérarchique et la circulation des élites que le Traité de sociologie générale devait systématiser.

 

La dernière partie de celui-ci a trait à la forme générale de la société ainsi qu'à l'équilibre social dans l'histoire. Les analyses portent ici sur la stabilité et la variabilité des sociétés, les cycles de mutuelle dépendance des phénomènes sociaux, l'emploi de la force et de la ruse, les diverses proportions des résidus de la Ire classe (l'instinct des combinaisons) et ceux de la IIe classe (la persistance des agrégats) chez les gouvernants et les gouvernés. La comparaison, au § 2225, du cycle belliqueux et du cycle industriel, est suivie de celle, à partir du § 2232, des rentiers et des spéculateurs (les R et les S). Avec ces deux dernières catégories on est, selon Pareto, en mesure d'expliquer d'une manière satisfaisante les phénomènes sociaux. Des considérations préliminaires sur les types d'action à la présentation finale du thème élitaire, l'auteur du Traité entreprend de se rapprocher de la réalité expérimentale, en écartant les sentiments de l'observateur. Il recourt aussi massivement à l'histoire. Toujours il entend s'en tenir « exclusivement aux faits ».

 

 

II. Élites et circulation des élites selon Pareto

 

 

Ensemble hétérogène hiérarchiquement organisé, tel est pour Pareto la définition la plus générale susceptible d'être donnée de toute société. Une division est inhérente à cette dernière entre une couche supérieure dont font partie les gouvernants et une couche inférieure qui rassemble les gouvernés. Celle-ci, ­ la masse ­, est de loin plus nombreuse que celle-là, ­ la minorité ­, que différents termes désignent : oligarchie, aristocratie, élite. Les sociétés humaines sont donc structurées par un principe hiérarchique indépendamment duquel elles ne pourraient subsister. Toutes sont dominées par des élites dont il existe autant de sortes que d'activités sociales. Ainsi, pour l'auteur des Systèmes socialistes, si l'on suppose les hommes disposés par couches selon leur intelligence ou leurs divers talents, « on aura probablement des courbes de formes plus ou moins semblables à celles que nous venons de trouver pour la distribution des richesses ». Ces diverses élites, ­ artistique, scientifique, économique, politique, etc. ­, ne sont pas justiciables de catégories morales : elles « n'ont rien d'absolu ; il peut y avoir une élite de brigands comme une élite de saints ».

 

A ce qui relève de la répartition est associé ce qui ressort à la sélection, facteur essentiel de l'équilibre social, dont l'effet est de soumettre toute élite à la loi des oscillations. « Il est un fait d'une extrême importance pour la physiologie sociale, écrit Pareto dans le même ouvrage, c'est que les aristocraties ne durent pas. Elles sont toutes frappées d'une déchéance plus ou moins rapide » ; ce constat vaut « non seulement pour les élites qui se perpétuent par hérédité, mais aussi, bien qu'à un moindre degré, pour celles qui se recrutent par cooptation. [...] Il ne s'agit pas seulement de l'extinction des aristocraties par l'excès des morts sur les naissances, mais aussi de la dégénération des éléments qui les composent. Les aristocraties ne peuvent donc subsister que par l'élimination de ces éléments et l'apport de nouveaux ».

 

Pareto reviendra constamment sur la nécessité de ce mouvement qui assure un salutaire renouvellement des élites en position de domination, ­ comme sur le caractère inéluctable de ce « fait » fondamental. Dans le Manuel, il précise que le fait que les aristocraties disparaissent est connu depuis les temps les plus reculés, si bien que « L'histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l'histoire de la succession des aristocraties » (chap. VII, § 98). Un ralentissement ou une accélération de ce mouvement sont également dommageables au bon fonctionnement social. La rigidité hiérarchique résultant d'un groupe qui se ferme en caste, comme un changement trop rapide des élites au sommet de la société sont nuisibles à la prospérité des nations. Celle-ci dépend notamment d'une certaine proportion entre les anciens et les nouveaux riches. L'absolue domination des premiers bloque le progrès, la prépondérance des seconds engendre l'instabilité sociale (cf. Manuel, chap.VII, § 103 et Traité, § 2480).

 

Les modes de légitimation de la circulation des élites sont parfaitement explicités dans Les Systèmes socialistes. L'élite montante en appelle à différents idéaux, ­ la justice sociale, par exemple. L'élite en place se montre accueillante aux idées nouvelles et à ceux qui les portent, pensant ainsi sauvegarder sa suprématie. Elle bascule dès lors dans le sentimentalisme, l'humanitarisme, la « sensiblerie éthique » qui manifestent son impuissance à résister et son incapacité à mobiliser les énergies. « Un signe qui annonce presque toujours la décadence d'une aristocratie est l'invasion des sentiments humanitaires et la mièvre sensiblerie qui la rendent incapable de défendre ses positions » (p. 37). Aussi Pareto affirme-t-il que « Toute élite qui n'est pas prête à livrer bataille pour défendre ses positions est en pleine décadence, il ne lui reste plus qu'à laisser sa place à une autre élite ayant les qualités viriles qui lui manquent. C'est pure rêverie, si elle s'imagine que les principes humanitaires qu'elle a proclamés lui seront appliqués : les vainqueurs feront résonner à ses oreilles l'implacable vae victis » (p. 40).

 

Pas plus que par la noblesse des fins invoquée par l'élite rivale de l'élite en place, on ne doit, aux yeux de Pareto, être abusé par l'explication économique fréquemment donnée du processus de circulation. Bien qu'elle ne soit pas sans portée, cette interprétation est aussi à ranger du côté des montages idéologiques, c'est-à-dire des « dérivations » qui consistent en discours justificatifs, en mythes et en idéologies. La force de ces dérivations ne doit cependant pas faire oublier la fonction de masquage qu'elles assument. C'est aux « résidus », partiellement assimilables aux ingrédients d'une énergétique sociale, que l'on rapportera finalement l'effectivité du processus en question. Ces résidus sont puissants dans l'élite ascendante, altérés et affaiblis dans l'élite décadente. Place est faite, de cette façon, aux sentiments et à diverses variables psychologiques dans l'explication du processus de circulation des élites. « L'affaiblissement chez les classes supérieures de tout esprit de résistance, et, bien plus, les efforts persévérants qu'elles font, sans en avoir conscience, pour accélérer leur propre ruine, est un des phénomènes les plus intéressants de notre époque ; l'histoire en fournit plusieurs exemples et en fournira probablement encore, tant que durera la circulation des élites » (p. 73).

 

Le processus ainsi conceptualisé est sans fin ; il se reproduit cycliquement et affectera les élites nouvelles comme il a gagné, pour les faire sombrer, les anciennes aristocraties. Martelée à de nombreuses reprises, cette idée trouvera dans le Traité (§ 2053) son expression la plus connue parce que d'une saisissante concision : « Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en soient les causes, il est incontestable qu'après un certain temps elles disparaissent. L'histoire est un cimetière d'aristocraties ». De la même manière, cependant, que des deux termes, élite et masse, le premier seul est au centre des analyses parétiennes, c'est de l'élite gouvernementale qu'il sera essentiellement question, l'élite non gouvernementale étant sommairement traitée ou simplement laissée de côté.

 

 

III. L'analyse de l'élite gouvernementale

 

 

L'analyse de la classe dirigeante et, plus précisément, de l'élite gouvernementale est la pièce maîtresse de ce qui, chez Pareto, ressortit le mieux à une théorie politique. Elle se fonde sur la division de la société en deux ensembles : les gouvernants et les gouvernés. Elle est indissociable d'une théorie sociologique des différentes catégories d'élites, des mécanismes qui président à leur sélection et de l'équilibre social plus ou moins stable existant à une époque donnée. Le fait essentiel est que les aristocraties ne durent pas, en raison notamment de la dégénération des éléments qui les composent ; elles ne peuvent, en tant que telles, c'est-à-dire groupe prééminent, subsister que par l'élimination de ces derniers et l'apport de nouveaux ; le phénomène majeur est donc la circulation des élites que masquent les idéologies, les programmes et discours politiques.

 

« Nous mettrons à part, écrit Pareto (Traité, § 2032), ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle notable dans le gouvernement ; ils constitueront l'élite gouvernementale ». Celle-ci se divise en trois catégories 

:

·         « (A) des hommes qui visent résolument à des fins idéales, qui suivent strictement certaines de leurs règles de conduite ;

·         (B) des hommes qui ont pour but de travailler dans leur intérêt et celui de leurs clients ; ils se subdivisent en deux catégories :
(B-) des hommes qui se contentent de jouir du pouvoir et des honneurs, et qui laissent à leurs clients les avantages matériels ;
(B-) des hommes qui recherchent pour eux-mêmes et pour leurs clients des avantages matériels, généralement en argent » (ibid., § 2268). Ces distinctions, qui manifestent l'hétérogénéité de la classe gouvernante, n'ont pas seulement un sens économique.

Elles renvoient à une caractérisation plus large qui oppose les « Rentiers » aux « Spéculateurs », ­ ces deux catégories revêtant, chez Pareto, une dimension heuristique.

 

La première de ces catégories est « en grande partie conservatrice » ; les individus qui la composent sont hostiles aux nouveautés et, d'une manière générale, au changement dont ils redoutent les conséquences. La seconde est « au contraire innovatrice, furetant de tous côtés pour faire de bonnes opérations, internationaliste, car partout elle trouve à exercer son industrie, et, au fond l'argent n'a pas de patrie ». La théorie des résidus leur donne leur plein sens : la persistance des agrégats prime chez les (R) et l'instinct des combinaisons chez les (S). Et Pareto généralise dans le Traité de sociologie générale (§ 2235) une idée précédemment esquissée : « Une société où prédominent presque exclusivement les individus de la catégorie (R) demeure immobile, comme cristallisée. Une société où prédominent les individus de la catégorie (S) manque de stabilité : elle est en état d'équilibre instable ».

Pareto ne s'arrête donc pas aux distributions habituelles (capitalistes, salariés, entrepreneurs, épargnants) ; elles sont abstraites. « Du point de vue concret, il repère deux types, ­ les (R) « enracinés » et les (S) « déracinés » ­, en notant que si « les types extrêmes sont rares, les types intermédiaires sont communs ». L'homogénéité de l'élite gouvernementale est donc une illusion. Cette dernière procède de « la tendance à personnifier les abstractions, à se représenter la classe gouvernante comme une unité concrète, en lui supposant une volonté unique et en croyant qu'elle prend des mesures logiques pour réaliser les programmes » (Traité, § 2254). En fait, les groupes constitutifs de la classe dirigeante sont perpétuellement en lutte pour se maintenir au pouvoir ; ils divergent sur les mesures à prendre pour obtenir la faveur des couches populaires ; ils sont partagés sur les justifications morales à donner au mélange de force et de ruse inhérent à tout gouvernement ; chacun d'entre eux, recourant à diverses dérivations, ­ l'État éthique, l'État de droit, le bien public, l'intérêt général, etc. ­, présente sa politique comme seule vraie, juste et bonne.

 

 

IV. Devenir des élites et changement social

 

 

L'étude des modifications des sentiments, singulièrement au sein des classes dirigeantes, a conduit Pareto à construire une sorte de modèle du changement social centré sur le devenir des élites. Montage d'événements historiques et de faits directement observés, un premier scénario est proposé dans un important article publié en 1900, « Un applicazione di teorie sociologiche » (O.C. XXII, pp. 178-238). « Trois grandes classes de faits » sont associées :

 

1.      « Un intensità crescente del sentimento religiose » ;

2.      « Il decadere del antica aristocrazia » ;

3.      « Il sorgere di una nuova aristocrazia ».

 

Ces trois moments sont illustrés au moyen d'exemples empruntés à l'histoire des xviiie et xixe siècles. La période ascendante de la crise religieuse est celle où se développent les sentiments humanitaires, le mysticisme social, la pitié mal ordonnée. L'élite au pouvoir est contaminée par ces bons sentiments ; elle doute de son droit, s'interroge sur sa légitimité et réagit maladroitement : son joug s'appesantit dans le même temps où elle n'a plus la force de se maintenir. Cependant, une nouvelle élite est en gestation dans les entrailles de la vieille société. Son avènement est facilité par l'ancienne aristocratie qui prend la tête de la contestation de l'ordre établi ; à la fin du xixe siècle, c'est la bourgeoisie qui fournit ses chefs au mouvement socialiste.

Dans le Manuel (chap. II, § 85), Pareto note que ce processus, au niveau des sentiments moraux, est marqué par une augmentation générale de la « pitié morbide », d'une bienveillance accrue envers les malfaiteurs et d'une indifférence croissante aux malheurs des honnêtes gens ; qu'il s'accompagne d'un accroissement de la richesse publique permettant toutes sortes de gaspillages comme le financement des bons sentiments, de la décadence des élites bourgeoises, d'une « plus grande participation des classes pauvres au gouvernement », enfin d'un état de paix ininterrompu.

 

Ce processus est engagé dans les classes intellectuellement supérieures, où il se présente d'abord sous une forme esthétique avant que de prendre une allure politique. On y célèbre les « misérables » qui, de figures littéraires, deviennent bientôt, l'arsenal d'arguments idéologiques aidant, une puissance sociale. Le rôle des élites culturelles est donc déterminant. Toutes les entreprises de conciliation, et de pseudo pacification des rapports sociaux, sont le fait des intellectuels des classes supérieures qui agissent inconsidérément. Ils introduisent dans la sphère des croyances le principe de relativité ; ils dénoncent les « vaines superstitions » dont la fonction sociale leur échappe et, en affaiblissant la religion, ils désagrègent le complexe de sentiments moraux, patriotiques, altruistes qui est au c ur de la totalité sociale. Finalement, les membres des classes supérieures raisonnent mal ; ils ne savent pas garder pour eux les fruits de leur pensée ; ils communiquent leur scepticisme à l'ensemble de la collectivité ; ils distendent les liens sociaux, altèrent les sentiments moraux qui, traditionnellement, consolident leur pouvoir tout en le modérant, et s'imaginent à tort être en mesure de conserver leur position en invoquant la solidarité.

 

Un second scénario est introduit à la fin du § 87 (chap. II) du Manuel et exposé dans les § 102 et suivants. Tous les phénomènes qui jusque-là ont été présentés « sont en relation avec la décadence de la bourgeoisie. Cette décadence n'est qu'un cas particulier d'un fait beaucoup plus général, celui de la circulation des élites ». Que la société est hiérarchiquement organisée, que c'est « toujours une élite qui gouverne », que « la forme de la courbe de la répartition varie peu » : ce sont là des évidences que l'on ne veut pas voir ; on masque la division de la société en partie aristocratique et partie vulgaire, en élite et masse ; on proclame l'universalité du principe égalitaire. Pareto relève, à cet égard, que « l'idée subjective d'égalité des hommes est un fait d'une grande importance, et qui agit puissamment pour déterminer les changements que subit la société ».

 

Dans ce nouveau scénario, les rôles sont ainsi distribués :

·         A- = ceux qui résistent ;

·         A- = les humanitaires ;

·         B- = la nouvelle aristocratie ;

·         B- = « la foule vulgaire » ;

·         C = une fraction de la société qui se range tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.

 

Pour renverser les A-, les B- recourent à la fiction égalitaire. « Supposez, écrit Pareto (§ 106), que la nouvelle élite affichât clairement et simplement ses intentions, qui sont de supplanter l'ancienne élite ; personne ne viendrait à son aide, elle serait vaincue avant d'avoir livré bataille. Au contraire, elle a l'air de ne rien demander pour elle [...]. Elle affirme qu'elle fait la guerre uniquement pour obtenir l'égalité entre les A et les B en général. Grâce à cette fiction, elle conquiert [...] la bienveillante neutralité des C et la faveur de la partie dégénérée de l'ancienne élite ». La fiction en question répond cependant à une nécessité historique ? Pareto observe, en effet, que « si dans les sociétés modernes, cette égalité a remplacé les statuts personnels des sociétés anciennes, c'est peut-être parce que les maux produits par l'égalité sont moindres que ceux provoqués par la contradiction en laquelle les statuts personnels se trouvent avec le sentiment d'égalité qui existe chez les Modernes ».

 

Le problème se pose donc en ces termes : comment, avec l'apparence de l'égalité, maintenir l'hétérogénéité et la hiérarchie sociales indispensables au bon fonctionnement de la société ? Autrement dit, comment une domination peut-elle être consolidée ? Par l'exploitation de la néophobie, du misonéisme et de l'ignorance des classes inférieures. Cependant, « Quand une couche sociale a compris que les classes élevées veulent simplement l'exploiter, celles-ci descendent plus bas pour trouver d'autres partisans ; mais il est évident qu'il arrivera un jour où on ne pourra plus continuer ainsi parce que la matière première manquera ». De toutes façons, deux facteurs concourent à rendre l'équilibre social instable : l'accumulation dans les couches supérieures d'éléments inférieurs, et dans les couches inférieures d'éléments supérieurs.

 

 

V. Constats empiriques et vérification par les « faits »

 

 

Le recueil intitulé Mythes et idéologies présente un bon échantillon des « faits » qui attestent l'effectivité du processus ainsi balisé. Les articles d'« histoire immédiate » qu'il contient manifestent un pessimisme constant quant au destin des élites gouvernantes des sociétés libérales européennes. L'évolution des unes et des autres est pensée en termes de décadence. « Une expérience sociale » (1900) relève la montée en puissance des partis extrêmes en France, où la bourgeoisie leur ouvre le chemin. A Waldeck-Rousseau, le « La Fayette de la bourgeoisie contemporaine » est promis le sort de son modèle : devenu inutile, on s'en débarrassera bientôt, le lion socialiste dévorera l'homme qui vit dans l'illusion de l'avoir dompté. « L'élection de M. Jaurès » (1903) donne lieu à un commentaire ironique sur les bons bourgeois, amis de la défense républicaine, qui pensent entraver, en endormant toute résistance, la marche inexorable du socialisme. La bourgeoisie décadente est encore prise à partie dans « Socialistes transigeants et socialistes intransigeants » (1903), où il est question du programme de Saint-Mandé et de la politique de Millerand.

 

Pour Pareto les jeux sont faits, sauf en Angleterre et peut-être en Suisse ; pour le reste de l'Europe, le triomphe du socialisme pourrait n'être qu'une question de temps. C'est ce qu'il écrit dans ses « Lettres à M. Brelay » (1897) où il estime que le grand tort du parti de la liberté économique a été de ne pas être un parti politique. La science pure est une chose, mais il faut agir, d'une façon qu'il précisera, en 1920, dans sa « Réponse à René Johannet » : pour la politique, il faut des hommes pratiques, des empiriques instruits ; il est surtout nécessaire que ceux-ci se bornent à faire usage des sentiments existants, sans avoir la prétention d'en créer de nouveaux. Dans le même article, il relève que les hommes politiques ignorent presque toujours les effets lointains des mesures qu'ils prennent ; et il en sera ainsi tant que les sciences sociales ne seront pas plus avancées.

 

Quant au destin de la société bourgeoise, le pessimisme de Pareto éclate dans « La marée socialiste » (1899). Partout, il voit grandir le rôle d'un État-providence qui prétend régenter toute la vie des individus. Ainsi s'installe un socialisme d'État dont il dit fort estimer les auteurs : au moins eux savent ce qu'ils veulent, tandis que les élites bourgeoises ferment délibérément les yeux sur les dangers qui les guettent ; aux partis radicaux, elles multiplient les concessions qui n'ont pour résultat, écrit-il dans « Concessions ou résistance » (1904), que d'en augmenter la force et de les encourager à formuler de nouvelles demandes. Aussi bien sont-elles en train de se suicider, en se grisant des mots solidarité, justice, et progrès « social ». Comme « il ne faut pas oublier que tout pays est gouverné par une élite, et que c'est principalement la composition de cette élite qui compte pour fixer les grandes lignes de l'évolution d'un pays » (« Richesse stable et richesse instable », 1911), c'est finalement à la distinction des « Rentiers et spéculateurs » (1911) qu'est rapportée la stratégie politique qui fait confiance à la ruse et renonce à l'usage de la force.

 

Les changements politiques qui affectent la société moderne sont encore examinés dans le dernier ouvrage publié par Pareto, La Transformation de la démocratie (1920). Parmi les transformations fondamentales enregistrées figure, outre « l'affaiblissement de la souveraineté centrale et le renforcement de facteurs anarchiques », la « progression rapide du cycle de la ploutocratie démagogique ». Sur fond de tensions qui s'aiguisent entre capitalistes et travailleurs, privilégiés de l'oligarchie et partisans de la démocratie, s'opère un transfert de la force des classes supérieures aux classes inférieures. Ce phénomène est à mettre en relation avec le mouvement ondulatoire de la société en partie commandé par l'opposition, dans les élites sociales, « entre l'aptitude à recourir à la force et le désir d'obtenir le consentement » des masses. Il est, comme précédemment, rattaché à la distribution des deux premières classes de résidus.

 

On soulignera pour terminer l'ambiguïté de la notion dont on a fait de « l'école italienne » une spécialité, et de Pareto son principal penseur. Groupes choisis et groupes limités dotés d'influence et de pouvoir politique sont, en effet, généralement confondus. Or, une fois reconnue l'essence hiérarchique de toute organisation sociale, et précisé ce qui a trait aux élites dans la société globale, il reste à saisir l'affinité intrinsèque que l'élite entretient avec le pouvoir.

 

Sur ce point, les conceptions de Mosca sont plus nettes, et vraiment neuves. Exposées dans Teorica dei governi e governo parlementare (1884), reprises et complétées au fil des rééditions des Elementi di scienza politica (1896) traduits en anglais sous le titre explicite The Ruling Class, elles font voir que, dans toutes les sociétés parvenues à un certain niveau de développement, il existe une classe qui modèle l'ensemble du corps social, lui donne sa forme et dirige la politique. Cette classe constitue une « minorité organisée » qui impose sa volonté à la majorité ignorante et inorganisée. La « formule politique » est la base juridique sur laquelle est fondé le pouvoir de la classe dominante dont Mosca analyse les composantes et le renouvellement, en relation avec le « principe libéral » et le « principe autocratique », la « tendance aristocratique » et la « tendance démocratique », l'« équilibre entre ces deux principes et ces deux tendances ». La théorie parétienne de l'élite et de la circulation des élites n'est donc originale que par son croisement avec celle des résidus selon laquelle une modification dans la distribution des résidus au sein de l'élite gouvernante provoque circulation et changement.

Enfin, on n'a pas assez noté que l' œuvre de Taine est à l'origine d'une grande partie des précédentes analyses. Cette filiation, parfaitement avouée par Mosca, a été repérée par R. Michels qui, de son côté, a mis en évidence les points de contact que son propre Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties intitulé Les partis politiques (1911) présente avec les conclusions de Mosca et celles de Pareto. S'agissant de la filiation en question, on en trouvera l'examen détaillé dans les excellentes études, trop peu citées en France, de Carlo Mongardini (1965).

 

 

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