22/03/2013
Martin Luther et la traduction de la Bible (2)
Quel texte de base pour la traduction de Luther?
La Bible complète de Luther date donc de 1534. Sur quelles bases Luther travaille-t-il?
Pour le Nouveau Testament, Luther dispose de la seconde édition (1519) de la version grecque publiée par Erasme, édition munie de notes et d’une traduction latine. La Vulgate lui est plus familière et sa connaissance du grec est moindre que celle d’humanistes tels que Mélanchthon. Pourtant sa traduction s’appuie bien sur la version grecque sans qu’il soit possible de déterminer de manière complète et précise jusqu’où va sa référence au texte original.
Pour l’Ancien Testament, Luther se base sur le texte hébreu.
Il va de soi qu’on s’est aussi demandé dans quelle mesure il connaissait et utilisait les traductions antérieures de la Bible. Les réponses des spécialistes ne convergent pas tout à fait. Mais une véritable dépendance de Luther par rapport à ces versions n’a pas pu être établie jusqu’à présent. De toute manière, personne ne conteste l’originalité ni la qualité de son travail par rapport aux traductions antérieures.
Quels principes de traduction pour Luther?
Les historiens du christianisme et de la culture s’accordent pour voir dans la traduction de la Bible par Luther l’une de ses œuvres maîtresses, la plus importante si l’on pense à l’impact qu’elle a eu jusqu’à nos jours sur la population protestante de langue allemande.
Quels étaient les principes appliqués par Luther dans sa traduction? Il s’en explique notamment dans son Epître sur l’art de traduire de 1530. D’après lui, c’est le sens d’un passage qu’il faut rendre avant tout et non pas donner la préférence à une traduction littérale. «Les mots doivent servir le sens et le suivre.»
Luther prend ainsi un certain nombre de libertés avec le texte. Privilégiant le sens du texte, il se permet de laisser tomber des mots et traduit toujours en pensant au lecteur, à ce qu’il comprendra sous les mots employés.
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Luther introduit des modifications de vocabulaire permettant de s’adapter aux changements de la société. Ainsi, dans sa version, les disciples sont assis à table alors que, d’après le texte original, ils sont couchés.
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A l’occasion, il opère des changements grammaticaux. Ainsi «tu es mon refuge» (Ps 91.9) devient «il est ton refuge». Dans l’ensemble du Psaume, il modifie des pronoms, de sorte que l’aspect de dialogue entre le prêtre et le fidèle disparaît.
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D’un poids particulier est évidemment l’introduction du mot «seul» dans Romains 3.28, qui devient ainsi «l’homme est justifié par la foi seule». Il s’en explique en 1530: «La pensée du texte porte ces lettres (= sola) en elle et, si l’on veut traduire clairement et efficacement ce texte en allemand, il faut les y mettre: l’usage de notre langue allemande implique que, lorsqu’on parle de deux choses dont on affirme l’une en niant l’autre, on emploie le mot solum (= seulement) à côté du mot ‘par’ ou ‘aucun’.»
Le traducteur est aussi, pour Luther, un interprète. Mais l’interprétation doit se faire à partir de l’ensemble du témoignage biblique et du contexte du passage.
Il s’agit aussi pour Luther d’épouser la démarche propre de la langue dans laquelle on veut traduire. «J’ai voulu parler l’allemand et non pas latin ni grec.» Là où l’hébreu accumule les substantifs (la tempête de la mer, Psaume 89.10), Luther passe à l’adjectif (la mer troublée, das ungestüme Meer). La question clé est toujours de savoir «comment l’Allemand parlerait dans ce cas». «Celui qui veut parler allemand ne doit pas se conformer à la manière hébraïque d’ordonner les mots, mais doit veiller à comprendre le sens de ce que l’hébreu a voulu dire. Puis il doit se demander: ‘Mon cher, comment un Allemand exprime-t-il cela dans ce cas?’ S’il a trouvé les mots allemands utiles, qu’il laisse tomber les mots hébreux et exprime librement le sens dans le meilleur allemand possible… Il faut demander à la mère au foyer, aux enfants dans la rue, à l’homme au marché et leur regarder sur la bouche comment ils parlent et traduire ensuite. De cette manière, ils comprennent et remarquent que l’on parle allemand avec eux.»
Il arrive aussi à Luther d’affirmer son attachement à la lettre même d’un passage qu’il veut traduire. Il se rend compte de l’importance d’un terme dans la version originale et choisit de le conserver. «Ainsi lorsque Christ dit dans Jean 6 (Jean 6.27) ‘Dieu le Père a scellé celui-ci’, ç’aurait été un meilleur allemand de dire: ‘Dieu le Père a marqué celui-ci’ ou bien ‘Dieu le Père a désigné celui-ci’. Mais j’ai préféré porter atteinte à la langue allemande plutôt que de m’éloigner du mot.»
L’exemple de Matthieu 5.20 le montre aussi. Mot à mot: «Je dis en effet à vous que si n’est pas en plus de vous la justice plus que des scribes et des pharisiens, il n’y a pas (à craindre) que vous entriez dans le royaume des cieux.»
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Luther (1534): Denn ich sage euch: Es sei denn eure Gerechtigkeit besser denn der Schriftgelehrten und Pharisäer, so werdet ihr nicht in das Himmelreich kommen.
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Segond 21: En effet, je vous le dis, si votre justice ne dépasse pas celle des spécialistes de la loi et des pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.
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Semeur: Je vous le dis: si vous n'obéissez pas à la Loi mieux que les spécialistes de la Loi et les pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux.
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Français courant: Je vous l'affirme: si vous n'êtes pas plus fidèles à la volonté de Dieu que les maîtres de la loi et les Pharisiens, vous ne pourrez pas entrer dans le Royaume des cieux.
Luther a une conception de la justice comme étant passive: c’est la justice que Dieu donne au croyant. Il aurait donc de la peine à traduire comme la Semeur ou la Français courant, qui insistent sur la justice active, sur ce que fait le croyant. La Segond 21 reste proche du grec et permet les deux interprétations.
Ainsi, «tantôt nous conservons la lettre sans broncher, tantôt nous rendons seulement le sens». Traduire, c’est rechercher l’expression la plus adéquate. Il faut choisir entre plusieurs synonymes le meilleur terme. «Il nous est souvent arrivé de chercher et de nous interroger pendant quinze jours ou trois, quatre semaines au sujet d’un mot unique, sans pourtant le trouver à ce moment-là.»
Quel impact pour la traduction de Luther?
La Bible de Luther a été un grand succès d’édition.
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L’édition du Nouveau Testament de 1522 illustrée, qui s’élevait probablement à 3000 exemplaires, a été épuisée en quelques semaines, bien que le prix soit d’au moins le salaire d’une semaine d’un artisan.
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Sur 455 pamphlets de la période de 1523-1525 qu’on a pu étudier, 287 citaient la Bible selon la version de Luther.
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L’imprimeur Hans Lufft a vendu, en 50 ans, 100'000 exemplaires de la Bible entière, alors qu’en 1534 elle coûtait le salaire de 3 semaines d’un maître-maçon.
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Jusqu’à la mort de Luther, plus de 430 éditions de la Bible traduite par lui ou d’extraits de cette Bible ont vu le jour.
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On a calculé qu’en 1535 un Allemand sur 70 était en possession d’un Nouveau Testament.
Il y a un siècle encore l’opinion prévalait que Luther avait été le créateur de l’allemand moderne. On aimait citer le jugement de Herder selon lequel «Luther avait réveillé et libéré la langue allemande moderne, ce géant endormi».
Les avis sont aujourd’hui plus nuancés, voire divergents. Les spécialistes font observer que les origines de l’allemand moderne remontent au 14e siècle et que son histoire s’est étendue sur plusieurs siècles. Avant Luther déjà, le vocabulaire allemand du nord et de l’est avait commencé à s’imposer aux dépens de celui de l’Allemagne du sud-ouest.
Pourtant, le rôle de Luther a été considérable. Il a contribué de manière décisive à la percée de la langue qui était parlée en Allemagne centrale, dans le processus d’unification qui allait aboutir à l’allemand moderne. On sait que lui-même employait l’allemand dit de Meissen, qui était aussi utilisé dans les chancelleries de la Saxe supérieure et de la Thuringe. Or, l’impact de ses écrits de langue allemande, en particulier de sa traduction de la Bible, a été considérable, surtout dans l’Allemagne protestante.
En 1520, 90% des écrits imprimés étaient encore en latin, pour s’élever à 70% vers 1570. L’évolution a été hâtée par l’action de Luther. Son influence a évidemment été favorisée par l’imprimerie. Son rôle unificateur correspondait d’ailleurs aux préoccupations des imprimeurs désireux de répandre leur produits dans l’ensemble de l’Allemagne. Les vœux des chancelleries allaient dans le même sens: elles aussi souhaitaient pouvoir utiliser une langue allemande uniforme.
Luther a fait avancer, sans l’achever, le processus d’unification. Ses dons linguistiques et sa volonté d’être à l’écoute du peuple ont conduit vers une langue qui convenait aussi bien au peuple qu’aux juristes et aux lettrés.
Luther a créé, surtout dans sa traduction de la Bible, un certain nombre de mots: Sündenbock (bouc émissaire), gottgefällig (agréable à Dieu), Kleingläubig (de peu de foi).
Ses choix entre plusieurs mots ont été décisifs: fett préféré à feist pour le mot gras, bange plutôt que zage pour craintif, Grenze plutôt que Mark pour limite, sans réussir pourtant à imposer tous ses choix aux siècles ultérieurs. Le mot freudig sera ainsi remplacé par entschlossen pour décidé.
Si la Réforme a fait progresser dans les territoires protestants le processus d’unification linguistique, elle a aussi agrandi le fossé entre les espaces linguistiques protestants et catholiques. En effet, dans les territoires demeurés catholiques, le latin allait conserver plus longuement sa position dominante.
Sources principales: Marc Lienhard (Martin Luther, Labor et Fides) et Alfred Kuen (Une Bible et tant de versions, Emmaüs)
08:13 Publié dans Apolégétique | Lien permanent | Commentaires (0)
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