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24/05/2013

Le livre de Job et l'expérience spirituelle(6)

 

 

 

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6° La théophanie, et la soumission de Job

 

"Et Yahvé répondit à Job du sein de la tempête" (38,1 - 42, 6)

 

Les discours de Yahvé et les réponses de Job fournissent la véritable conclusion théologique de toute l'œuvre. Ils développent trois thèmes fondamentaux: l'indigence de la sagesse humaine en regard du savoir de Dieu, l'harmonie de l'action de Dieu dans la création et dans l'histoire, et le silence de Job.

 

1) Depuis longtemps les prophètes (Is 5, 21; 10,13; 19,12; 29,14; Jér. 8, 8-9; 9,22-23; Ez 28) et les sages d'Israël (Prov.16,2.9; 19, 21; 20, 24) avaient rappelé le caractère aléatoire de tous les projets humains et les limites imposées aux réalisations de l'homme par la science et la puissance infaillibles de Dieu. En Job 38-41, Yahvé en personne se charge d'amener à résipiscence la suffisance humaine, par une longue série d'interrogations qui fait l'originalité de ces chapitres.

"Ceins tes reins comme un homme (geber): je vais te questionner" (38, 3). Dieu ne cherche pas à diminuer l'homme avant d'amorcer le dialogue; il réaffirme au contraire sa noblesse en le posant devant lui comme interlocuteur. Yahvé va révéler à Job ses limites, non pas pour l'humilier et le paralyser, mais pour lui ouvrir les yeux et lui apprendre à écouter le témoignage des créatures. L'ironie qui affleure à maintes reprises dans les discours de Yahvé reste donc jusqu'au bout bienveillante et paternelle. Job avait accusé Dieu d'utiliser le cosmos comme instrument de sa cruauté (30, 22-23). Yahvé répond en commentant lui-même son œuvre créatrice et en relevant partout des traces non seulement de sa puissance et de sa fantaisie, mais de sa tendresse pour les vivants. À mesure que Dieu parle, la création redevient langage de Dieu qui interpelle Job. Aussi loin qu'il aille dans son investigation de l'univers (38, 16 et 22), l'homme ne connaîtra jamais que les "contours" de l'œuvre de Dieu (cf. 26, 14), non pas que Yahvé veuille se réserver quoi que ce soit, mais parce que l'homme, né après le monde (38, 21), n'aura jamais fini d'explorer son domaine. Certes, le monde est sien, mais un Autre y agit, un Autre y gouverne, et l'intelligence limitée de Job ne pourra jamais rejoindre totalement les secrets de Dieu ni les raisons de ses choix. Même les animaux sauvages contestent à leur manière la souveraineté de l'homme : l'autruche défie les cavaliers (39, 18), l'onagre de la steppe se moque du cri des âniers, et le buffle refuse de tirer la herse (39, 7-10). Si Job veut bien entendre cette leçon des choses et des êtres, il trouvera sa vraie place au sein du cosmos, et cette humilité apprise au contact des œuvres créées lui ouvrira l'accès de la Sagesse de Dieu.

 

2) L'action de Dieu dans l'histoire de l'homme constitue le deuxième thème théologique du discours. Yahvé l'annonce dès sa première question: "Qui est celui qui obscurcit la ‘ēçāh (le plan de Dieu dans l'histoire) par des mots dépourvus de sens?" (38, 2). Puis Yahvé semble négliger ce thème de la ‘ēçāh en même temps d'ailleurs que le drame du juste souffrant. Job voulait qu'on lui montrât la cohérence du dessein de Dieu dans l'existence de chaque homme, et Yahvé répond à un autre niveau, passant en revue les merveilles de sa création. À peine fera-t-il allusion, en 38, 13 et 15, aux méchants dont l'aurore interrompt les entreprises. En réalité, le long détour par le jardin de Dieu était, dans le projet pédagogique de Yahvé, une première démarche indispensable, et le thème de la rétribution reparaît à point nommé dans l'introduction du second discours (40, 8-14). C'est même sur ce sujet précis que le "censeur" de Dieu (40,2) est sommé de répondre.

Yahvé s'est donc proposé, dans un premier temps, de réintégrer le cosmos dans l'univers spirituel de Job. Une mystérieuse consonance, en effet, apparente les œuvres accomplies par Dieu dans la nature et celles qu'il se réserve d'opérer dans l'existence des hommes. La création garantit l'histoire et l'histoire achève la création. Ainsi la justice salvifique de Dieu n'est qu'un autre visage de son amour créateur. Nous rejoignons ici l'une des intuitions les plus constantes des croyants de l'ancienne alliance : le thème de la création, bien qu'il ait ses propres lignes de force, est toujours mis au service d'un autre aspect du dessein de salut.

Certes, au niveau des évidences immédiates, qui est celui de la conscience de Job, un hiatus demeure, douloureux et irritant, entre la providence cosmique de Dieu, illustrée avec tant d'éclat, et l'abandon où il semble laisser ses amis. C'est pourquoi Yahvé répond au scandale de Job en venant lui-même à sa rencontre; mais sa présence, devenue pour un instant sensible aux yeux de Job (42,5), n'évacue pas le mystère. Dieu vient au secours de la faiblesse de Job en lui accordant cotte épiphanie qu'il réserve toujours à ses grands confidents, mais il entend bien lui laisser tout le mérite et toute la joie d'un acte de foi pure.

 

3) Yahvé apparaît, mais pour mieux faire entendre sa parole, et c'est cette parole de Dieu qui va donner tout son sens et tout son poids au silence de Job. Déjà en 9, 2-3 .13-14 Job pressentait qu'il serait acculé à se taire devant Dieu: "Comment un homme aurait-il raison contre El ? S'il veut disputer avec lui, il ne pourra lui répondre une fois sur mille! Sous lui sont prosternés les auxiliaires de Rahab (l'armée du dragon mythique), combien moins pourrais-je lui répliquer et choisir les paroles à lui dire!" Mais Job n'envisageait là qu'un silence contraint, devant les menaces imprévisibles de la colère d'Éloah. L'homme, non pas humble mais seulement humilié, répondrait à la force de Dieu par le mutisme du désespoir, lourd de rancœurs et spirituellement vain. Dans la présente théophanie, au contraire, Job a cheminé avec Dieu jusqu'aux limites de son savoir et de son pouvoir, et son indigence, reconnue progressivement à la lumière de la parole de Dieu, ne le révolte plus, puisqu'il sait maintenant que Yahvé ne lui en fait pas grief. Le silence change alors de signe. Job se courbe, certes, sous la puissante main de Dieu, mais pour un assentiment redevenu filial.

Le silence de Job est présenté d'abord et clairement comme un acte de repentir (42, 6). Non pas que Job doive reconnaître des fautes commises avant son épreuve ou qu'il ait eu tort d'espérer contre toute espérance; mais ce fut une faiblesse de sa foi que de forcer la main de Dieu en exigeant presque cette théophanie. Et surtout il vient de prendre conscience, face au Vivant, qu'une hybris secrète s'était éveillée en lui en même temps que la souffrance. La lumière de Dieu vient de lui révéler une sorte de péché sans visage, aussi impalpable mais aussi radical que sa liberté: pour se rendre raison de sa souffrance, il s'est mis à la place de Dieu comme norme du monde et de l'histoire: " Ainsi donc j'ai parlé, sans les comprendre, de merveilles hors de ma portée et que je ne savais pas (42, 3).

Par son silence, Job signifie également à Dieu que désormais, dans la foi, il consent à dépasser toute question. Les visiteurs attendaient de Dieu une réponse qui les confirmât dans leur sécurité; Job, de son côté, croyait que la réponse de Dieu le justifierait en tous points. Or nul ne peut annexer Dieu, et Yahvé, dans son discours, ne répond qu'en questionnant à son tour. Seules ces questions posées par Dieu à partir de ses œuvres, signes de son amour, parviennent à triompher de l'angoisse de Job. La révolte avait pu l'aider un instant à porter la souffrance, en galvanisant le reste de ses forces et en le renforçant dans la conviction de son bon droit, mais ce qui le libère, en définitive, c'est d'entendre et d'accueillir l'interpellation de Dieu. D'abord emporté par le vertige de ses propres questions, Job accepte maintenant que sa démarche vers Dieu commence par une longue écoute et, renonçant à percer les secrets de Dieu, il traduit sa conversion par un geste d'humilité absolue "sur la poussière et la cendre" (42, 6).

Enfin le silence de Job, par le fait même qu'il exprime une adoration inconditionnelle, constitue l'hommage suprême d'un homme libre à la liberté de Dieu (cf. Ps. 139, 4-5 et 17-18; Rm 12, 33-35). Au moment de l'option décisive, Job s'est laissé enseigner par Yahvé, et il a compris que sa liberté serait un leurre s'il refusait que Dieu soit divinement libre, libre de donner et de reprendre, libre de se taire ou de parler, libre du choix de ses chemins. Job reconnaît maintenant sans révolte et sans amertume que la justice-salut de Yahvé transcende toute norme créée et qu'en dépit de toutes les apparences décevantes Dieu poursuit dans l'existence du juste un dessein cohérent. Certain désormais que Yahvé ne peut rien haïr de ce qu'il a créé (cf. Sag. 11, 24), Job traverse le scandale avec la sérénité d'un cœur vraiment pauvre. Cessant de se crisper sur les images agressives nées de son angoisse, il laisse Dieu se révéler à lui par une parole qui commente ses œuvres.

Et Job, en se perdant, se trouve, car Dieu, une fois accueilli, révèle l'homme à lui-même. Yahvé, au moment où il manifeste sa proximité et sa tendresse, n'abdique rien de sa transcendance, et c'est ce qui rend si austère le message du livre de Job. Mais Dieu grandit Job en ne se laissant pas diminuer, tout comme Job a magnifié Dieu en récusant ses caricatures. Les partenaires se sont enfin rencontrés et reconnus. Yahvé n'ajoute rien, puisque désormais son silence ne voilera plus son amour. Job va se taire également : il a vu Dieu et tout est dit. De cette harmonie retrouvée, l'auteur du poème a vu un symbole dans la restauration du bonheur matériel de Job. C'est pourquoi sans doute il a choisi, pour clore son œuvre, le dernier tableau du vieux conte.

 

 

 

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