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03/05/2013

Le livre de Job et l'expérience spirituelle(3)

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2.      Apport du livre de Job à la théologie spirituelle.

 

Nous ressaisirons !e message spirituel du livre de Job successivement à six niveaux :

1° dans !e prologue narratif; 2° dans les réponses que Job oppose aux thèses des trois amis; 3° dans les passages hymniques des discours; 4° dans les plaintes de Job; 5° dans !es passages où affleure son espérance; 6° dans la théophanie, sommet théologique de toute l'œuvre.

 

 

1°    La foi de Job (dans le récit-cadre, Prologue: 1,1 à 2,10).

 

1)    Au malheur qui vient de le frapper à deux reprises, Job répond par un double acte de foi: "Nu je suis sorti du sein de ma mère et nu j'y retournerai! Yahvé a donné et Yahvé a repris, que le Nom de Yahvé soit béni!" (1, 21); "Si d'Elohim nous acceptons le bien, n'accepterons-nous pas aussi le malheur?" (2, 10). L'épreuve se termine donc par !a victoire de Job. Rien n'a pu entamer sa fidélité. Il a vu disparaître coup sur coup tout ce qui faisait sa sécurité, sa fierté et son bonheur. Pauvre, seul, rongé par son ulcère, "il s'attache encore à son intégrité". Le champion de Dieu n'a pas failli, et le défi lancé par le Satan se retourne finalement contre celui-ci : un homme au moins a su aimer Dieu "gratuitement" (1, 9).

 

2)    Dépouillé brutalement de son passé et de toute assurance pour l'avenir, Job mesure à la fois la grandeur de sa liberté et les limites de son destin d'homme. Dans l'espace ouvert à son autonomie, il rencon-tre la liberté de Dieu et lui répond librement par un prosternement inconditionnel.

Il ignore que son destin a fait l'objet d'un prologue dans le ciel et que sa vie de croyant est le champ clos où l'Adversaire a voulu défier Dieu. Le Satan qui "rôde" dans la création s'est fait fort d'amener l'homme à douter de Dieu et Dieu à douter de l'homme. Or, Dieu a pris le pari très au sérieux; il a délégué au Satan une part de sa puissance et a remis à l'homme le soin de défendre son honneur. L'épreuve permise par Dieu devient ainsi une marque suprême de sa confiance; mais Job ne le sait pas, et il n'a, pour éclairer son drame, que les certitudes de sa foi. Ce qui s'est dit au ciel n'interfère pas avec ce qu'il vit sur terre, et son option reste tragiquement libre, pour l'assentiment comme pour la révolte. "Serviteur" de Yahvé (1, 8; 2, 3), il accueille tout de sa main sans pouvoir ni vouloir déchiffrer le mystère de son dessein, et par sa soumission il rejoint d'emblée le sens que Dieu entend donner à la bravade insensée de l'Adversaire. Au moment même où le Satan, par la souffrance d'un juste, semble contester la gloire de Yahvé, Job bénit son Nom.

 

3)    Job ne cherche pas en lui-même la force de traverser son épreuve, et son attitude, à la fois héroïque et magnifiquement équilibrée, face au bonheur et au malheur tangibles, traduit beaucoup plus l'adoration que l'énergie stoïcienne. Soucieux uniquement de coïncider avec le projet de Dieu, il ne veut voir dans l'alternance des bienfaits et des épreuves, du don et de l'abandon, que le signe de la transcendance et de la liberté de Dieu à l'œuvre dans sa vie.

 

4)    Ainsi, frustré de tout son avoir, l'homme peut répondre à Dieu avec le meilleur de son être et son témoignage de fidélité n'offre alors plus aucune prise au soupçon. Aucune visée d'intérêt ne vient fausser son option pour Dieu et sa vérité. Sa relation à Dieu, enracinée au plus profond de sa personne, s'exprime en un acte de foi nue. Nu il est sorti du sein de sa mère pour une vie de risque où la richesse n'est qu'un manteau; nu il retournera au sein de la terre mère, et tout le cours de son existence se déploie devant Dieu sous le signe de la nudité et de la faiblesse. Mais cette faiblesse devient, dans la foi, ouverture à la puissance de Dieu, et si le Satan s'acharne à dépouiller un croyant de tous ses biens, de tout appui et de toute assurance, il sert, sans le savoir, le dessein de Dieu qui, par cette pédagogie de l'épreuve, affine et enrichit l'expérience théologale de son fidèle.

 

 

2°    Les réponses de Job aux trois amis

 

1)    D'après le récit-cadre, Job, témoin de Dieu, lit immédiatement dans sa destinée souffrante une volonté expresse de Yahvé. Pas un instant la révolte ne l'effleure. Aucune plainte, aucune aigreur, pas même une question. Sa réponse de foi n'enlève rien au tragique de sa situation, et il ne sait si Dieu, touché de sa foi, mettra fin à son épreuve, mais il affirme que l'énigme de sa souffrance se résoudra en Dieu et en lui seul. Réponse admirable, trop grande sans doute pour paraître vraisemblable: le temps n'a pu faire son œuvre, et cette épreuve sans durée, tombant sur un être si peu faillible, semble manquer d'une certaine épaisseur humaine. L'auteur des dialogues l'a compris: son Job va devenir véhément et désormais la tension théologique ne va cesser de croître.

 

2) On ne peut comprendre la révolte et les invectives de Job si l'on n'a précisé au préalable les grands axes de la doctrine que les trois sages disent tenir de la tradition. Leurs convictions reposent sur deux principes : a) la rétribution par Dieu intervient toujours avant la mort; b) une loi infaillible proportionne aux actes de l'homme leur récompense ou leur sanction.

Job lui aussi s'estime en droit d'attendre le bonheur puisqu'il s'est toujours efforcé de vivre en juste (29,18-20; 30,26), mais c'est le seul point où il rejoigne la problématique traditionnelle. Aux yeux des amis, pour retrouver la paix et la joie perdues, il n'est qu'un moyen, mais efficace à tout coup: revenir à Dieu (11, 4-6; 22, 4-9). Ce à quoi Job rétorque qu'il n'a jamais renié Dieu ni mérité ces souffrances qu'on lui présente comme un châtiment. Pour lui, le nœud du problème n'est pas d'accepter ou de refuser une conversion, mais d'apprendre de Dieu lui-même ce qu'il lui reproche. Or Dieu se tait, laissant Job se débattre seul contre ses doutes et contre les interprétations tendancieuse de ses amis.

Plus encore que sa souffrance, ce qui révolte Job, c'est ce silence de Dieu, aussi lourd qu'une accusation et qui semble désavouer toute une existence de fidélité. Si ce passé, vécu pourtant devant Dieu et avec Dieu, n'a plus de sens, que pourrait être le présent, sinon le temps de la déréliction? Méconnu par ses amis et apparemment rejeté par Éloah, Job ne sait plus ni quel est son visage, ni quel est le vrai visage du Dieu qu'il a servi.

 

3)    Pour les trois visiteurs l'épreuve de Dieu n'est qu'un cas, parmi bien d'autres, qui illustre leur conception automatique de la rétribution. Il n'y a pas de mystère: si Job souffre, c'est qu'auparavant il a péché. En cherchant à se disculper, il ne fait que se leurrer davantage et aggraver sa faute; car la théorie ne doit offrir aucune faille ni admettre la moindre exception, et même les évidences de la conscience de Job ne sauraient prévaloir contre la cohérence du système. Le malheur ne peut être qu'une correction, et la question gênante de la souffrance doit continuer de se poser dans les termes habituels, à un niveau où l'homme puisse s'en rendre maître. Job aura beau redire que toute sa vie s'inscrit en faux contre ces assurances trop faciles, il aura beau crier à l'injustice, l'amitié passera après les certitudes et jusqu'au bout les trois sages se raidiront dans leur aveuglement.

 

4) Les visiteurs développent surtout trois thèmes:  a) le malheur des méchants, décrit au moyen d'images de fragilité, d'insécurité, d'arrachement ou de désespoir (cycle I des discours: 4, 7-11; 5, 2-7; 8, 8-19; 11, 20; cycle II : 15, 17-35; 18, 5-21; 20, 4-29; cycle III : 22, 15-18; 27, 13-23; 24, 18-24);  b) le bonheur assuré immanquablement aux justes par la conversion, l'humilité, la stabilité dans la foi et la recherche persévérante de Dieu dans la prière (cycle I : 5, 17-26; 8, 5-7.21-22; 11, 13-19; cycle III : 22, 21-30). Le juste peut rester serein: sa vertu l'immunise contre le malheur. Il a un pacte avec les pierres des champs, et la bête sauvage est en paix avec lui. Nombreuse est sa postérité et ses rejetons sont comme l'herbe de la terre. Il arrive en pleine vieillesse au tombeau, comme s'élève une meule en son temps (5, 23-26); c) l'impossibilité pour l'homme d'être pur devant Dieu. Si Éloah impute à ses anges de la folie, combien plus aux habitants de maisons d'argile! (4, 17-21). L'homme boit l'iniquité comme l'eau (15, 14-16). "Si les étoiles ne sont pas pures aux yeux de El, combien moins un homme, cette vermine, et un fils d'homme, ce vermisseau!" (25, 4-6).

 

5) Dans ses réponses, Job évoque parfois les limites de l'homme (7, 17; 9, 2 ss; 13,28 à 14, 22); mais tandis que les trois sages mettent à profit ce thème de l'indignité foncière des humains pour étayer leur théorie et réduire Job au silence, celui-ci ne voit dans ses limites de créature qu'un appel à la miséricorde de Dieu. Le thème de la finitude de l'homme retrouve ainsi chez Job sa fonction habituelle dans l'Ancien Testament, qui est d'amener une louange au Dieu provident ou une prière de demande, pleine d'humilité et d'abandon.

Job s'attache surtout à réfuter la thèse classique du châtiment des méchants, démentie aussi bien par l'expérience commune (12, 6; 21, 27-34) que par son destin personnel (9, 22-24; 12, 2-3; 13, 1-2; 21; 23,15 à 24,17; 31, 2-3). Puisqu'il est atteint par l'épreuve, lui "dont le pied s'est toujours attaché au pas de Dieu" (23, 11), il est donc faux que la vertu achète le bonheur. L'infortune peut être imméritée, et dans ce cas elle n'a pas d'autre responsable que Dieu :" Si ce n'est lui, qui est-ce donc? " (9, 24). La souffrance devient alors totalement absurde, et cette absurdité rejaillit sur Dieu lui-même, dont Job ne parvient plus à reconnaître les traits. Toutefois, paradoxalement, Job continue de croire que Dieu, et lui seul, peut donner sens à la vie et à la mort. Le juste souffrant n'aura même pas le refuge intellectuel de l'athéisme; il lui faut chercher Dieu malgré Dieu.

 

6) Au lieu de se placer aux côtés de Job, et avec lui devant Dieu, les trois "amis" s'arrogent sans vergogne le rôle d'avocats du Tout-Puissant. S'imaginant très près de lui, c'est de ce lieu privilégié qu'ils interpellent Job. Réflexe d'hommes faibles, qui prennent peur devant l'aventure spirituelle et reculent devant les exigences de l'amitié. Aucune intercession pour l'ami désespéré, et même aucun vrai dialogue avec lui au niveau de son épreuve. Job affronte seul la nuit de son espérance, appelant et redoutant à la fois une rencontre décisive avec Shadday. Il admet que ses limites de créature et sa caducité de "rejeton de la femme" (yelud ’issāh) le rendent indigne de Dieu; mais à ses yeux sa finitude n'est pas culpabilité et il écarte énergiquement toutes les accusations des visiteurs. Conscient d'avoir gardé sa "justice" (sa juste relation à Dieu, çedāqāh ), il est décidé, "sa chair entre les dents" (13, 14), à revendiquer son innocence, même au prix de sa vie. Mais peut-on avoir raison (çādaq min) contre Dieu? Faut-il vraiment, pour être fidèle à Dieu, renier la fidélité à soi-même? Tout le drame de Job se noue autour de cette impossible justice.

 

 

3°    Les passages hymniques du livre de Job.

 

1)    Conformément à la tradition psalmique d'Israël, les passages hymniques des discours font alterner les deux thèmes jumelés de la création et de l'histoire (pour les trois amis: 5, 9-18; 11, 7-11; 22, 12.29-30; 26, 5-14; pour Job, uniquement dans le cycle I : 7, 12, 17.20; 9, 4.13 et 10, 8-12; 12, 7-10.11-25). Bien que le souvenir des événements fondateurs d'Israël n'entre jamais ici en ligne de compte, puisque l'histoire dont parlent ces textes est l'existence quotidienne de l'homme anonyme, la spiritualité jobienne n'en est pas moins imprégnée des thèmes théologiques familiers au peuple de l'alliance (voir surtout 10, 8-12).

 

2)    La majesté de Dieu, quand elle se révèle, crée toujours l'étonnement. Job et les trois amis soulignent tous cette constante. Éloah restera toujours le Tout­Autre, et jamais aucun homme ne percera le mystère intime (hēqer) de sa force et de sa providence : "Trouveras-tu le mystère d'Éloah? Et jusqu'à la "limite" de Shadday parviendras-tu? Elle est plus haute que les cieux: que feras-tu? Plus profonde que sheōl: que sauras-tu? Plus longue que la terre est sa dimension, et plus large que la mer!" (11, 7-9). À celui qui transcende toute imagination spatiale, on ne peut assigner une place à l'intérieur des limites du cosmos: Éloah se situe toujours " ailleurs" et il garde la liberté d'aborder l'homme par des chemins connus de lui seul.

Les amis mettent en relief surtout les renversements de situation opérés par ce Dieu aux réactions imprévisibles. Pour Job, les paradoxes de l'action divine posent une question beaucoup plus grave : c'est par un véritable renversement des valeurs que Dieu constamment déroute l'homme et lui enlève toute sécurité. Dés lors, où trouver Dieu, si sa puissance échappe aux normes du droit qu'il a lui-même fondé?

 

3)    Hymniques par leur forme littéraire, les doxologies des amis ne le sont plus vraiment par la fonction qu'elles remplissent dans les discours. Un souci moralisateur et même parfois franchement polémique y prend le pas sur la louange, tendance que l'on relève plutôt rarement dans les hymnes les plus typiques du psautier. Job, lui aussi, gauchit ses doxologies, mais c'est pour les mettre au service de sa plainte. Sous le vêtement des images hymniques, ses griefs se chargent d'une ironie plus mordante et la force (gebūrāh) de Dieu contraste encore plus nettement avec son amour (hesed). Ces doxologies étrangement provocantes demeurent toutefois des prières, car Job continue d'y exprimer à Dieu son désarroi, et son amertume n'est que le langage de sa confiance blessée.

 

4)    Aux yeux de Job, en effet, c'est Éloah qui, sans raison, a changé d'attitude. Dieu "s'est ravisé" (10, 8) et brusquement est passé à l'attaque. Pour les amis, les péchés de Job justifient ce revirement; mais Job, qui n'a conscience d'aucune faute, se sent l'objet d'une colère incompréhensible de Dieu. On le proclame coupable, il se pose en victime. Deux thèses sont ainsi en présence, qui veulent rendre raison de la souffrance; l'une accuse Job, l'autre accuse Dieu, mais toutes deux enferment Job dans sa solitude et exacerbent sa détresse.

 

5)    De propos délibéré, Job, dans ses doxologies, retient quasi uniquement les thèmes qui exaltent la puissance d'Éloah. L'amour fidèle de Dieu n'appartient plus qu'au passé et le temps du dialogue semble à jamais révolu. Pourtant Job continue d'affirmer ce que sa foi dit de la majesté de Dieu, comme si les frustrations répétées, loin d'effacer en lui les souvenirs de l'amitié d'autrefois, n'avaient fait que creuser un nouvel espace pour son désir de Dieu.

 

 

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