Entretien réalisé par Nicolas Gauthier.
La Manif pour tous (LMPT), dans sa dernière édition, a rassemblé entre 80.000 et 500.000 personnes à Paris. Une bonne nouvelle, à votre avis ?
On ne peut que se réjouir de voir défiler dans la rue des foules hostiles à un gouvernement dont la nocivité n’est plus à démontrer. Mais au-delà du spectacle ? Béatrice Bourges, fondatrice du Printemps français, était à la manifestation. « J’en suis revenue, a-t-elle déclaré, non pas galvanisée comme je l’espérais, mais triste et mal à l’aise ». Je la comprends. Toute la question, en effet, est de savoir si les manifestations sont une fin ou un moyen. Si c’est un moyen, le plus élémentaire des réalismes oblige à constater que celle de ces dernières semaines, tout comme les précédentes, n’a strictement rien obtenu : « La vérité oblige même à dire que nous avons tout perdu », dit encore Béatrice Bourges.
Je vois à cela deux raisons. La première est l’indécrottable naïveté, typiquement droitière et révélatrice d’une absence totale de sens politique, qui porte les animateurs de la Manif à mettre tous leurs espoirs dans « l’aile droite » de l’UMP – cette même UMP qui vient de porter à la tête de la commission des Affaires sociales du Sénat un partisan résolu du mariage gay, de la procréation médicalement assistée pour les lesbiennes et de la gestation pour autrui, en l’occurrence le sénateur Alain Milon. En oubliant que pratiquement toutes les réformes « sociétales » dont se plaignent aujourd’hui les membres de la Manif pour Tous ont historiquement été réalisées par la droite ! Qu’on en soit encore aujourd’hui à attendre de l’UMP qu’elle « sauve la famille » est plus que pathétique, c’est consternant.
L’autre raison va de pair avec la première. La Manif pour Tous est de plus en plus familiale et confessionnelle. Elle aligne de gentils manifestants bien corrects et se flatte « d’éviter tout débordement ». Si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle se proposait de faire un sauter un train, je suis sûr que ses représentants commenceraient par acheter un ticket de quai ! Le problème, c’est que les braves gens ne sont pas forcément des gens braves, et qu’on ne fait pas la révolution avec des Bisounours bien élevés qui, après avoir défilé, rentrent sagement chez eux. Ce n’est pas en évitant les « débordements » que les Bonnets rouges ont fini par faire céder le gouvernement, mais au contraire en les multipliant ! Ce n’est pas en faisant des révérences (ou des génuflexions) que Farida Belghoul, désormais tenue à l’écart de la Manif pour Tous, a réussi ses « Journées de retrait de l’école ». Et ce n’est pas non plus avec des prières qu’on a dégonflé le grotesque plug anal géant érigé place Vendôme avec la bénédiction de la mairie de Paris !
Vous voulez dire que la Manif pour tous devrait être plus radicale ?
Je dis qu’il faut savoir ce que l’on veut, et surtout ce qui donne la possibilité d’obtenir ce que l’on veut. Etant de ceux qui pensent que nous avons moins besoin d’une VIe République que d’une seconde Révolution française, je crois aussi qu’il y a des jours où, plutôt que d’ouvrir son missel, on pourrait utilement relire les Réflexions sur la violence de Georges Sorel. On se rendrait alors compte que laisser les gens manifester, c’est aussi leur donner un exutoire permettant de faire l’économie d’une révolte populaire, et que ce n’est pas en tentant de créer un « lobby de la famille » qu’on peut faire émerger un mouvement social susceptible de s’imposer comme sujet historique.
Les mots d’ordre LMPT contre la marchandisation du corps humain trouvent quand même votre assentiment ?
J’applaudis même des deux mains. Mais encore faudrait-il comprendre que cette marchandisation n’est jamais que le point d’aboutissement d’un vaste processus entamé depuis plus d’un siècle, sur lequel les gens de droite sont en général restés parfaitement aveugles. À l’époque moderne, le capitalisme libéral a progressivement imposé dans les esprits le primat des valeurs marchandes sur toute autre sorte de valeur. La terre, le travail, l’art, le sport, la solidarité ont été peu à peu intégrés dans la sphère du calculable, du quantifiable et de l’évaluation comptable. La brevetabilité du vivant, la marchandisation de la procréation, la location des utérus, étaient déjà en germe dans cette évolution qui a conduit à considérer toutes les sphères de l’activité humaine comme assimilables à des marchés. Le capitalisme, bien avant d’être un système économique, est un « fait social total » (Marcel Mauss), qui véhicule avec lui toute une anthropologie fondée sur l’Homo œconomicus, c’est-à-dire sur un producteur-consommateur censé chercher en toute circonstance à maximiser son meilleur avantage matériel. Un tel être n’obéit qu’à des considérations égoïstes gouvernées par l’utilitarisme et l’axiomatique de l’intérêt. Or, la famille est l’un des derniers endroits où la logique du don l’emporte encore sur celle de l’échange. C’est bien de dénoncer la marchandisation du corps humain. Il serait encore mieux de réaliser qu’elle n’est jamais qu’une conséquence du fétichisme de la marchandise et du règne de l’argent.
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