«Tiens, regarde, ils ne sont bons qu’à ça : soutirer de l’argent. » Abdelkarim sort de son portefeuille un document qu’il agite fiévreusement. On y reconnaît tout de suite le tristement célèbre logo de Daech, « État islamique » autoproclamé qui entend instaurer un califat médiéval sur l’Irak et la Syrie. Il ne s’agit pas, cette fois, d’une fatwa ou d’un communiqué annonçant fièrement la décapitation d’un journaliste otage, mais d’un simple reçu fiscal. La preuve qu’Abdelkarim a bien réglé sa « zakat », l’impôt islamique. « C’est supposé être 10 %, mais tu parles ! Ils t’extorquent ce qu’ils veulent », affirme le Syrien, à présent réfugié, comme des dizaines de milliers d’autres, à une centaine de kilomètres de Raqqa, au-delà de la frontière turque. Ce qui l’exaspère le plus, ce n’est pas tant l’impôt que l’incurie des islamistes radicaux. « Le Tunisien qui a collecté pour notre zone s’est ensuite enfui avec la caisse. Et il a fallu repayer ! »
Fermier aisé dans la banlieue de Raqqa, « capitale » de Daech depuis la proclamation du califat il y a tout juste un an, Abdelkarim a d’abord cru pouvoir cohabiter avec les djihadistes. « Au début, on ne voyait pas trop la différence avec les autres groupes rebelles. Et tout nous semblait mieux que les ordures du régime de Bachar El-Assad », raconte l’agriculteur, qui a d’abord essayé de sauver sa récolte de coton. Puis le système d’irrigation s’est cassé et Daech a réclamé aux fermiers des sommes énormes pour le réparer, sans jamais y parvenir. « Maintenant, le coton, c’est fini, et il n’y a pratiquement plus de blé ; même les galettes de pain coûtent cinq fois plus cher. » Les djihadistes, parmi lesquels de nombreux étrangers qu’Abdelkarim déteste particulièrement, sont ensuite venus lui soutirer plusieurs de ses chèvres au nom de l’impôt révolutionnaire, pour les rôtir lors de festins. « Ils interdisent à tout le monde la cigarette et la musique, mais moi, je les ai vus qui faisaient la fête entre eux, avec des danseuses du ventre ! » affirme le vieil homme, désignant tour à tour de l’index chacune de ses pupilles selon la gestuelle consacrée des Bédouins pour affirmer « je te le jure sur mes yeux ».
Abdelkarim décrit la morgue des djihadistes, notamment de très nombreux Tunisiens, qui contrôlent la « hisba ». Cette police de la charia compte des milliers de « mouhajireen », ou étrangers, explique le réfugié, qui dit avoir croisé de nombreux Allemands, des Américains, blancs et noirs, plein de Tchétchènes et d’Algériens, et beaucoup de Français, « même des blonds, comme vous, affirme-t-il en nous désignant. Ceux-là, il faut baisser les yeux et changer de trottoir quand on les voit. Rien qu’en leur disant bonjour, ils te prennent pour un espion ». C’est cette police de la charia qui fait peser une chape de plomb particulièrement lourde sur les habitants de Raqqa, une cité de plus de 200 000 habitants avant le début de la guerre civile, en 2011. Le commandant de la hisba est un Belge, Hicham Chaïb, ancien militant du mouvement radical mais toléré « Charia4Belgium », aujourd’hui exécuteur en chef. « Au début, dit Abdelkarim, il coupait les mains des voleurs. C’est vrai que, très vite, il n’y a plus eu de vols… sauf ceux commis par Daech ! » Abdelkarim décrit également les corps décapités sur la place du centre-ville, à présent surnommée « Al-Jaheen », l’enfer, où les islamistes, afin d’édifier les masses, laissent presque toujours pourrir quelques cadavres défigurés. Mais aussi le stade de foot, devenu « le stade noir », un centre de détention ; et la biennommée « église des martyrs », dont le prêtre a été décapité et les bâtiments transformés en centre de torture par la cellule de renseignement. Ou encore l’ancienne usine de briques, à présent dans la « zone 11 », interdite aux civils, où le fermier affirme qu’ont eu lieu certaines des exécutions les plus spectaculaires, notamment celle du pilote de chasse jordanien brûlé vif il y a quelques mois.
Des femmes yézidies et chrétiennes sont vendues comme esclaves au marché. Parmi elles, des petites filles
Mais Abdelkarim est un dur à cuire, rien de tout cela ne lui fait baisser le ton. S’il s’est finalement enfui la semaine dernière, c’est uniquement parce que les djihadistes ont voulu l’enrôler de force, avec le reste de son quartier, pour renforcer leurs lignes. Il est pratiquement le seul à bien vouloir nous parler à Eyyubiye, une banlieue de la grande ville turque de Sanliurfa, rebaptisée « Little Raqqa » tant les Syriens y abondent. Des agents de Daech y grouilleraient également. Le seul moment où Abdelkarim se met à flancher, c’est en décrivant les femmes, yézidies ou chrétiennes, vendues sur le marché comme esclaves. « Elles étaient attachées par les mains, certaines n’étaient que des petites filles. Elles pleuraient comme des fontaines. Et si elles tombaient par terre, on les forçait à se relever à coups de pied. » Selon le blog Raqqa Is Being Slaughtered Silently, tenu par des activistes prodémocratie encore cachés en ville, le VIH se répandrait aujourd’hui rapidement parmi certaines victimes et chez les hommes de Daech, qui se partagent les esclaves sexuelles sans précaution. Abelkarim n’en sait rien et ne peut pas le confirmer. « Par contre, ce que j’ai vu, c’est que les esclaves n’ont pas seulement été achetées par les djihadistes, il y a aussi des Syriens », dit-il en baissant les yeux de dépit.
Karazi n’a pas vu la vente des esclaves. Comme la quasi-totalité des femmes de Raqqa, elle a presque totalement cessé de sortir de chez elle. La police de Daech a imposé en ville le port du voile intégral et des gants noirs. Mais dans la touffeur des rives de l’Euphrate, la tenue est presque insupportable, affirme la mère de famille réfugiée avec les siens en Turquie depuis près d’un mois. « Du coup, les femmes ne sortent jamais. C’est mon mari qui allait au marché à ma place ! » s’exclame-t-elle, comme stupéfiée par cette aberration. Karazi a entendu les rumeurs sur les épouses de djihadistes autorisées à conduire des voitures, mais elle dit n’en avoir jamais vu et assure qu’aucune femme locale n’a osé prendre le volant. « De toute façon, avec les écoles fermées, il faut bien rester chez soi pour s’occuper des enfants », explique-t-elle, précisant qu’elle a tout fait pour éviter d’envoyer ses deux jeunes fils à l’école coranique où les petits se font embrigader, voire enrôler pour un des innombrables attentats-suicides. Pendant près d’un an, Karazi a donc fait de son mieux pour éviter que les siens ne croisent les djihadistes. « Le mieux, c’était de vivre cachés, de se faire oublier », explique la femme de 45 ans, si usée par la vie qu’elle semble en avoir vingt de plus. Mais une de ses amies, Alia, a refusé de céder.
Malgré les menaces, elle a continué à sortir dans la rue drapée d’un simple voile islamique, le visage découvert. « Deux fois, ils l’ont attrapée et elle a reçu des blâmes », raconte Karazi, ses grands yeux couleur ambre emplis de tristesse et de lassitude. « La troisième fois, ils l’ont exécutée. Mais comme son crime n’était pas trop grave, ils ne l’ont pas décapitée. Juste tuée d’une balle dans la tête, et sa famille a eu le droit d’enterrer le corps. » Mohammed a également bénéficié de mesures de clémence. Pas son cousin Ibrahim, qui fumait du haschisch. Peut-être en revendait-il, même si le modeste fermier préfère ne pas trop en dire. Il nous parle à voix basse dans « Little Raqqa », tandis qu’un de ses frères guette à la porte, terrorisé qu’un agent de Daech puisse surgir d’un instant à l’autre pour leur régler leur compte, même en Turquie. Faute de disposer de 250 dollars pour payer un chauffeur, la fratrie a fui à pied début juin, à travers champs pour éviter les bombardements américains et ceux du régime de Damas, ainsi que les patrouilles islamistes. C’est tout un clan qui est parti en exil, à plus de 25 en comptant les jeunes enfants qu’il a fallu porter pendant trois jours. Ibrahim, lui, a été passé au fil de l’épée. « Ils l’ont décapité, mais ensuite ils nous ont dit que son crime ne méritait pas la damnation éternelle, explique Mohammed. Alors, après une semaine, ils l’ont ressorti d’un congélateur et nous l’ont rendu, avec la tête dans un sac. On a eu le droit de l’enterrer selon le rite. »
« Le message de Daech est comme du poison, c’est très dur de s’en remettre »
Ces diktats religieux, farfelus et sinistres, sont peut-être ce qui scandalise le plus le cheikh Ebu El-Huda Naksibendi. Importante figure du soufisme, forme mystique et tolérante de l’islam, le cheikh a vu sa mosquée et son mausolée familial saccagés aux abords de Hassakeh, une des autres grandes villes syriennes longtemps contrôlées par Daech. Il a rétabli une madrasa, ou école coranique, en plein « Little Raqqa », pour y recueillir les réfugiés syriens et maintenir une autre forme d’islam dans les lieux. Une vingtaine de caméras de surveillance protègent le centre de prière, où le cheikh essaie notamment de reprendre en main les jeunes qu’il sent sur le point d’aller rejoindre le djihad. « Depuis un an, je pense que j’en ai sauvé plus de trente. Mais le message de Daech est comme du poison, c’est très dur de s’en remettre », assène Ebu El-Huda, qui contient mal sa fureur contre les maîtres de Raqqa. « Je pourrais discuter avec tout le monde, même avec Satan. Mais pas avec Daech. C’est la pire malédiction jamais portée contre l’islam. » Les atrocités de la guerre civile sont devenues tellement innommables que le cheikh évoque l’apocalypse pour parler de la Syrie. « Dieu a abandonné les Syriens pour les punir de leurs péchés. Il restait à peine 40 % de justes dans tout le pays, alors Dieu a tranché, affirme le cheikh. Mais que les justes ne soient pas en peine : la vie sur cette Terre n’est qu’un épisode de soixante ou soixante-dix ans qui se termine par la vieillesse et la maladie. Ensuite, les Syriens innocents connaîtront la vie éternelle auprès de Dieu. Alors qu’en face Daech et tous ses complices d’Arabie saoudite, du Qatar et d’ailleurs connaîtront l’enfer de la damnation pendant des milliards et des milliards d’années ! »
Malgré les imprécations du cheikh, l’attrait de Daech paraît pourtant loin de s’estomper après un an de règne sur Raqqa et le tiers nord-ouest de l’Irak. A la frontière turque, une trentaine de milliers de réfugiés se sont groupés dans la bourgade d’Akçakale, d’où ils peuvent observer à l’œil nu les combats qui font rage de l’autre côté des barbelés entre les Kurdes et les djihadistes. Aux exclamations des spectateurs, on s’aperçoit qu’un grand nombre continue plutôt de soutenir Daech. Un étrange accord tacite semble même établi entre les djihadistes et la Turquie, pourtant membre de l’Otan et alliée de l’Occident. Ainsi, la frontière demeure étonnamment poreuse, et la police étrangement clémente envers ceux qui vont et viennent pour approvisionner la capitale du califat. « Mon grand frère est parti il y a deux jours avec ses marchandises, explique en toute candeur le jeune Ali, garçon coiffeur de 19 ans. Il fait l’aller-retour une fois par mois. » Membre d’une profession sinistrée depuis que les salafistes ont interdit aux femmes de fréquenter l’échoppe d’un coiffeur et aux hommes de se faire couper la barbe, Ali n’a eu d’autre choix que de passer côté turc pour exercer son métier. Il en profite aussi pour porter des jeans slim, écouter un peu de musique, voire fumer une cigarette quand cessent les heures de jeûne du ramadan. Mais rien de tout cela ne lui paraît très important. « Dans le fond, c’est quand même le “Dawla islamiya” qui pratique le seul vrai islam », déclare-t-il sans ambages, employant le terme élogieux pour parler de l’« Etat islamique », seul vocable autorisé à Raqqa sous peine de coups de fouet.
Les clients du salon où travaille Ali acquiescent pour la plupart, même s’ils sont tous là pour se faire tailler la barbe, épiler les joues à l’élastique ou l’intérieur des narines avec de la cire. « Que leur discipline soit stricte, c’est normal puisqu’ils sont en djihad et servent la cause de l’islam le plus pur », poursuit le jeune homme, assurant que la vaste majorité de ses amis de Raqqa combat à présent dans les rangs de Daech. Lui-même est un peu malingre et d’une allure qui ne semble pas particulièrement martiale. Il avoue que la guerre ne le tente pas beaucoup. Mais, à présent que les bombardements de l’aviation américaine ont permis aux Kurdes d’approcher à moins de 50 kilomètres, le jeune coiffeur est inquiet pour sa ville natale. « Les Kurdes, dit-il, sont les pires ennemis des Arabes. S’ils s’approchent encore, c’est sûr que j’y retourne. J’irai prendre les armes pour défendre le califat. »
Source: ParisMatch