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03/01/2020

Catholicisme et protestantisme en Allemagne:

 

 

 

François-Georges Dreyfus
 
Ancien professeur de l'université Paris IV-Sorbonne

Ancien directeur du Centre d'études germaniques de l'université de Strasbourg († 2011)
 
 
 
 

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En 1555, l'unité confessionnelle du Saint Empire romain germanique est officiellement rompue et la Paix d'Augsbourg consacre la division religieuse née de la Réforme luthérienne. Cujus regio, ejus religio : la coexistence du catholicisme et du protestantisme se fera sur la base de l'unité confessionnelle de chaque territoire. Malgré certains heurts, cette situation va évoluer vers une « paix religieuse » et un biconfessionnalisme assumé, dans le cadre d'un certain réalisme politique, juridique et social. François-Georges Dreyfus auteur, avec Paul Colonge, de Religions et société en Allemagne au XIXe siècle (Sedes, 2001), dépasse ici les clichés qui verraient seulement s'opposer une Allemagne du Nord, protestante, industrielle et riche, à une Allemagne du Sud, catholique, paysanne et pauvre, pour expliquer le rôle fondamental des Églises dans la vie sociale et politique de l'Allemagne, du piétisme au Kulturkampf, de la résistance au nazisme à la réunification.

 

Une évangélisation tardive

 

On ne peut pas comprendre l'évolution religieuse de l'Allemagne si l'on oublie que l'évangélisation y a été très tardive. En effet, si la Rhénanie a été christianisée dès l'époque romaine, l'Allemagne centrale n'a été évangélisée qu'au temps des Carolingiens, aux VIIIe et IXe siècles. Quant à l'Allemagne au-delà de l'Elbe, sa christianisation ne s'est effectuée qu'aux Xe et XIe siècles. Nombre de traditions païennes vont ainsi perdurer et l'imprégnation chrétienne y demeurer longtemps superficielle. Certes de nombreux monastères, souvent cisterciens comme Lehnin ou Doberan, viendront renforcer la foi chrétienne mais le souvenir des baptêmes par l'épée du temps de Charlemagne reste très présent.

 

Du XIIe au XVe siècle, le christianisme n'est solidement implanté que dans trois régions, la Bavière, la rive gauche du Rhin et la Westphalie. Partout ailleurs, la vie religieuse demeure superficielle malgré les efforts des prêtres et des moines, même si se construisent de nombreux bâtiments, souvent magnifiques. On participe à la vie religieuse mais souvent plus du bout des lèvres que du fond du cœur. Il est vrai que les sévères conflits entre l'Église et l'Empire ne facilitent guère, au moins jusqu'au XIIIe siècle, un véritable appui des princes à l'Église. À partir du XIVe siècle, les difficultés économiques et politiques entraînent une régression générale dans les principautés allemandes. Simultanément, on assiste à une détérioration de la vie morale dans l'ensemble du clergé, situation contre laquelle Jean Hus proteste en Bohême. S'étant attaqué au pouvoir pontifical, il est condamné lors du Concile de Constance (1415) et brûlé vif.

 

La Réforme luthérienne

 

Le 31 octobre 1517, le provincial de Germanie de l'ordre des Augustins affiche à Wittenberg quatre-vingt-quinze thèses qui critiquent véhémentement les désordres de l'Église, condamnent le système des indulgences, vendues pour favoriser la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome et en appellent au concile.

 

Cet appel au concile s'explique par les dernières délibérations du concile de Bâle qui, en 1448 et 1449, avaient proclamé le concile supérieur au Pape. Pendant trois ans, on assiste à des débats de plus en plus virulents qui, en raison de l'intransigeance de plus en plus intraitable et du Pape et de Luther, se terminent par l'excommunication de Luther.

 

Dès lors naît dans le christianisme une nouvelle Église, dite Église luthérienne. Luther, soutenu par la majorité des princes allemands, est tout de même condamné à Worms mais, quoique mis au ban de l'Empire, il trouve refuge dans la forteresse saxonne de la Wartburg.

 

Le fondement de la pensée luthérienne est le salut par la foi seule, sola fide, qui affaiblit profondément toute la construction du catholicisme ancien ou médiéval : en effet, si le pouvoir vient de Dieu seul, il n'est pas une fois pour toutes délégué à son Église. Or Rome, par la bulle Exsurge Domine du 15 juin 1520, excommunie Luther qui vient de publier en quelques mois quatre textes essentiels : L'Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemandeLa captivité babylonienne de l'ÉgliseLa Liberté chrétienne et L'Épître à Léon X, souverain pontife. Tous ces textes essentiellement anti-romains prônent une Église où le fidèle, par le biais du sacerdoce universel, prend une place nouvelle.

 

Réfugié à la Wartburg, Luther va y traduire la Bible en allemand. Soyons conscients que cette traduction est véritablement créatrice : d'une part elle va contribuer à une vraie christianisation de populations mal évangélisées, d'autre part elle est le texte fondateur de la langue allemande. Luther, en effet, a fondu en une langue littéraire tous les dialectes de l'Allemagne du Nord en faisant une large place au saxon : ce sera le Hochdeutsch, le haut allemand.

 

Le luthéranisme est basé sur quatre fondements essentiels qui seuls conduisent au salut : Sola fide, la foi seule, Sola Scriptura, l'Écriture seule, Sola gratia, la grâce seule, Christo solo, le Christ seul. De cela il dégage quelques principes : le sacerdoce universel – il n'y a pas d'intermédiaire entre le fidèle et son Seigneur –, le refus du célibat des prêtres, une liturgie en allemand avec la communion sous les deux espèces et un service dont l'élément essentiel est la prédication centrée sur l'exégèse d'un texte biblique.

 

Tout cela ne se fait pas en une fois : c'est ainsi qu'en 1522, Luther revient au service en latin, rétablit les vêtements liturgiques et même la communion sous une seule espèce. Ce n'est qu'en 1525 qu'apparaît le premier ordo liturgique luthérien mais, dès 1526, la Deutsche Messe, la messe allemande, est structurée définitivement et va demeurer la liturgie normale des Églises luthériennes : il s'agit surtout de simplifier la messe romaine avec la disparition des litanies des saints et de l'idée de « sacrifice ». Pour l'essentiel la liturgie luthérienne demeure très proche de la liturgie romaine, même si elle fait une place infiniment plus grande au chant collectif, au choral. Mais comme le soulignent bien des historiens, Luther n'a pas souhaité renoncer complètement à la messe latine.

 

De surcroît, le luthéranisme ne rompt pas avec la tradition romaine : il maintient la hiérarchie ecclésiastique et fait place à l'évêque, ce que rappellera en 1530 le texte fondateur du luthéranisme, la Confession d'Augsbourg.

 

En définitive, le luthéranisme se développe rapidement pour plusieurs raisons dont une, la dernière, aura des conséquences considérables : il s'enracine vite du fait de sa liturgie en allemand dans la masse de la population ; il s'affirme hostile à l'immoralisme des prêtres, à la simonie et aux indulgences prônées par l'Église romaine ; il affirme la prééminence de l'Écriture sainte et attire ainsi à lui les intellectuels touchés par le mouvement humaniste. Enfin, en s'opposant à s d'Empire qui, comme les princes, vont pouvoir renforcer leur pouvoir temporel. Les uns et les autres vont en profiter pour placer plus ou moins la nouvelle Église sous leur coupe. Jusqu'en 1919, dans les territoires allemands luthériens, le souverain est Summus Episcopus, évêque suprême. Notons que c'est toujours le cas dans les États scandinaves.

 

Charles Quint, empereur depuis 1519, tente – en vain – de freiner le développement de l'hérésie ; si la diète de Worms a condamné Luther, le souverain tente encore une réconciliation en 1530 lors de la diète d'Augsbourg. C'est l'occasion pour les luthériens de présenter un texte, très conciliant à l'égard de Rome, rédigé par Melanchthon. Cette Confession d'Augsbourg, rejetée par l'Empereur et l'Église, est le fondement des professions de foi des Églises luthériennes.

 

Le concile de Trente et la Contre-Réforme

 

Pendant vingt ans, catholiques et protestants s'affrontent rudement. C'est seulement en 1555 que la paix d'Augsbourg consacre la division religieuse du monde allemand : les princes reçoivent le droit d'imposer la religion de leur choix à leurs sujets selon le principe Cujus regio, ejus religio. C'est un échec pour Charles Quint, une défaite pour l'Église.

 

Mais le concile de Trente (1545-1563), qui lance la Contre-Réforme, va permettre à l'Église catholique de consolider ses positions et même de reconquérir certaines régions, avec l'aide des Jésuites.

 

La contre-offensive catholique est centrée sur une réorganisation de la formation des prêtres, sur une nouvelle édition de la Vulgate, sur une liturgie somptueuse célébrée dans des églises souvent magnifiquement décorées dans le style baroque. La mise en place d'un réseau de collèges visant à former une élite catholique permet la reconquête de certaines régions comme la Westphalie autour de Münster en particulier et la consolidation de l'Église en Bavière et en Bohême.

 

Après soixante années de paix, tout cela est remis en question par la guerre de Trente Ans (1618-1648) : ce conflit à la fois religieux et politique voit la coalition de la plupart des princes allemands contre l'Empereur, coalition soutenue par les grands royaumes luthériens du Nord – Danemark et Suède – et par le roi de France en lutte contre la suprématie des Habsbourg. Les traités de Westphalie (1648) confirment pour l'essentiel les décisions religieuses de la Paix d'Augsbourg et la règle du cujus regio, ejus religio. Mais le traité confirme aussi l'abaissement de l'Empereur. La guerre a surtout ruiné l'Allemagne : elle perd plus de la moitié de sa population et son économie tant agricole qu'industrielle est détruite. Aussi, dès qu'ils le pourront, les princes allemands feront bon accueil aux minorités religieuses persécutées : les huguenots français en Hesse et en Prusse avec l'Édit de Postdam de 1685, les populations juives dans les ports hanséatiques, en Prusse ou en Saxe.

 

De 1648 à 1789, la population catholique, largement minoritaire, vit sans difficulté soit dans le duché de Bavière, soit dans les grandes principautés ecclésiastiques – Cologne, Trèves, Mayence, Münster, Paderborn, Worms, Würzburg – soit dans les domaines des Habsbourg comme le Brisgau. Cette situation va être bouleversée par la Révolution française.

 

Le piétisme et son influence

 

Le luthéranisme, lui, perd très rapidement son élan réformateur : les Églises luthériennes s'installent avec une hiérarchie aussi stricte que celle de l'Église catholique, mais le Summus Episcopus n'est plus à Rome : c'est soit un principicule, soit le représentant local des souverains plus importants. La théologie s'étiole jusqu'au moment où se développent des communautés piétistes.

 

Le piétisme est une tendance essentiellement fondée sur le contact personnel du fidèle avec son Seigneur : les « collèges de piété » vont favoriser un luthéranisme individualiste méconnaissant l'importance de la communauté paroissiale et la nécessité de l'Église. Ils vont être un élément essentiel du rationalisme religieux qui se développe sous l'influence de certaines facultés de théologie comme Halle ou Göttingen avec les Lumières. Dès la fin du XVIIIe siècle, naît ainsi dans nombre de milieux dirigeants une théologie libérale qui va peu à peu mettre en cause la divinité du Christ, la validité du Credo ou de la Cène.

 

Simultanément le piétisme, profondément fidèle à certains égards, à la pensée du premier Luther, favorise le développement de l'instruction : l'instruction primaire est obligatoire en Prusse dès le milieu du XVIIIe siècle. Les écoles normales allemandes d'instituteurs serviront de modèle à la France grâce au préfet de Rhin et de Moselle qui les découvre à Coblence en 1807 et en implante une à Strasbourg en 1811.

 

Les piétistes favorisent aussi le développement économique. C'est en étudiant leurs principes et leurs pratiques que le sociologue Max Weber fonde les théories sur la supériorité du protestantisme, qu'il développe dès 1901 dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C'est en effet très largement sous l'influence des milieux piétistes, fortement soutenus par le Roi de Prusse, que l'économie va renaître en Allemagne. Une faculté des sciences camérales est instaurée à Halle où dominent trois disciplines : l'histoire politique, le droit public de l'Europe et la science des gouvernements, l'économie politique de l'État. En fait, c'est une faculté de science politique où l'on va recruter les administrateurs et « nombre de gens de qualité ». Ce type de faculté va très vite se diffuser ailleurs, d'abord dans les universités protestantes – Leipzig, Göttingen, Tübingen, Marburg, Giessen, Erlangen – puis dans les universités catholiques – Bonn, Fribourg, Mayence. Au XIXe siècle, ces facultés seront intégrées dans les facultés de droit. C'est une des raisons pour laquelle un diplôme de droit deviendra indispensable pour faire carrière dans le monde allemand.

 

Les piétistes constituent la base des entrepreneurs et provoquent la renaissance économique. Mais cela ne concerne que l'Allemagne protestante. Ainsi s'amorce dès le dernier tiers du XVIIIe siècle le décalage de développement entre une Allemagne du Nord très majoritairement protestante et une Allemagne du Sud essentiellement catholique. Cette situation perdurera jusqu'au dernier tiers du XXe siècle et contribue partiellement à expliquer le mépris des protestants à l'égard des États catholiques plus pauvres.

 

La Révolution française et le Recez de 1803

 

À ses débuts, la Révolution française a été bien accueillie tant par les élites luthériennes que par les catholiques. Les unes et les autres sont profondément marquées par l'esprit des Lumières, au point qu'une partie du haut clergé catholique, très influencé par le gallicanisme et la politique de l'empereur Joseph II, développe au Concile d'Ems (1785) l'idée d'une Église allemande presque indépendante de Rome : c'est ce qu'on a appelé le national-épiscopalisme.

 

Les excès de la Révolution, avec en particulier la chute de la monarchie et l'exécution de Louis XVI, détournent les classes dirigeantes de l'idéal révolutionnaire. De plus, les troupes françaises qui occupent la rive gauche du Rhin ne sont pas accueillies avec enthousiasme par les populations locales. Les territoires rhénans sont annexés par la France en 1797. En 1801, le traité de Lunéville entre la France et l'Empire prévoit des compensations pour les princes allemands dépossédés de leurs domaines sur la rive gauche du Rhin. Préparé par Bonaparte et Talleyrand, l'acte appelé Recez germanique sera approuvé par la Diète de Ratisbonne et ratifié par l'empereur François II en avril 1803.

 

Le Recez diminue considérablement le nombre des États allemands : il n'y a plus que cent trente-quatre principautés et six villes libres au lieu de cinquante et une. Les catholiques en sont les grandes victimes : il n'y a plus qu'un seul archevêque électeur, celui de Mayence transféré à Ratisbonne et cinquante-huit princes catholiques. L'électeur de Hanovre – et roi d'Angleterre – obtient le diocèse d'Osnabrück. Les évêchés de Paderborn, d'Erfurt et une partie de celui de Münster sont attribués au roi de Prusse. Cette décision napoléonienne renforçait le poids de la France. De plus, limiter de manière drastique le nombre de souverains catholiques revenait à placer une forte minorité de la population catholique sous l'autorité de souverains luthériens. On ne s'en rendit compte qu'après 1815.

 

En effet la création en 1806 de la Confédération du Rhin sous protectorat français entraîne dans la trentaine d'États confédérés la mise en place d'un droit ecclésiastique relativement libéral, proche du régime français de l'époque. La défaite de Napoléon et le congrès de Vienne (1814-1815) conduisent à la constitution d'une Confédération germanique, qui entraîne un redécoupage territorial. Dès lors il n'y a plus que trente-six États allemands dont un seul est catholique, celui du roi de Bavière. La Rhénanie et la Westphalie catholiques sont rattachées au royaume de Prusse. Dès lors, 80 % des catholiques allemands sont placés sous autorité protestante et deviennent des sujets de seconde catégorie.

 

Le catholicisme allemand du XIXe siècle à la chute du IIIe Reich

 

De 1815 à 1945, le catholicisme allemand va être placé sous la tutelle des États et des villes libres protestantes. Avec la sécularisation entraînée indirectement par le Recez les souverains vont profiter de leurs acquisitions catholiques pour faire main basse sur les biens des diocèses, des chapitres et des monastères ainsi que sur les établissements d'enseignement secondaire. Le Recez autorisait ces expropriations mais obligeaient les États à prendre alors en charge l'entretien des bâtiments ecclésiastiques, les frais du culte et la rémunération des prêtres. C'est à cause de cette prescription qu'existe aujourd'hui en Allemagne l'impôt d'Église, le Kirchensteuer, perçu en surplus sur les fidèles des communautés reconnues – évangéliques, catholiques et israélites – qui représente un supplément de 8 à 10 % selon les Länder à l'impôt sur le revenu.

 

Cette situation entraîne la suppression de la plupart des monastères et par conséquent des ordres religieux : cent cinquante communautés bénédictines disparaissent ; il en est de même pour de nombreux établissement d'enseignement secondaire. La division des anciens diocèses entre des États différents conduit à une situation dramatique : en 1812, sauf dans l'Empire français, il n'y a plus guère d'évêques en Allemagne. Par contre, l'occupation française, les difficultés économiques et le dénuement de milliers de moines et de prêtres entraînent une renaissance de la foi dans le petit peuple catholique.

 

Le « pacte fédéral » instituant la Confédération germanique en 1815 prévoit (article 16) l'égalité des droits civils et politiques aux fidèles des Églises chrétiennes ; dans le grand duché de Mecklembourg cet article ne sera appliqué qu'en 1885 sous la vive pression du Chancelier-Prince de Bismarck… Mais – nous le verrons – l'égalité entre catholiques et protestants dans les États luthériens sera théorique : en Prusse où les catholiques représentent 40 % de la population, le pourcentage de catholiques Ministerial-Direktor, officiers ou professeurs titulaires de chaire ne dépasse pas 10 %. Dans les universités prussiennes – sauf à Bonn, Breslau et Münster… – entre 1880 et 1914 mieux vaut être juif que catholique pour obtenir une chaire.

 

Dans l'État catholique qu'est la Bavière, l'on garantit à l'Église les « droits et prérogatives qui lui reviennent en vertu de l'ordre divin et des dispositions canoniques » mais le roi contrôle les nominations des évêques et des curés et promulgue, après avoir signé un concordat en 1817, un édit largement inspiré par les articles organiques français. On retrouve une situation analogue dans les États du Rhin supérieur – Bade, les deux Hesse, Nassau et Wurtemberg.

 

Le gouvernement prussien n'est d'ailleurs pas hypocrite et déclare : « L'Église protestante doit être privilégiée mais l'Église catholique ne doit pas être défavorisée ». En principe, les chapitres élisent librement les évêques mais les chanoines sont en réalité désignés par le roi et le Saint-Siège incite lui-même à désigner un « candidat agréable au roi ». Sur la rive gauche du Rhin, le régime napoléonien demeure en vigueur, ce dont le roi de Prusse se souviendra quand il sera en conflit avec l'archevêque de Cologne !

 

Cette mainmise des États protestants sur l'Église catholique conduit par réaction à un essor rapide de l'ultramontanisme. Rome apparaît comme le seul protecteur des catholiques dont la piété est sensiblement renforcée : récitation régulière et communautaire du chapelet, culte marial et processions ne cessent de se développer.

 

Simultanément une élite catholique apparaît, liée à la conversion au catholicisme d'un certain nombre de notables ou d'écrivains tels Stolberg ou Schlegel. Même si Novalis ne devient pas catholique, il est plus proche de la mentalité romaine que de la mentalité luthérienne. Le renouveau intellectuel catholique développe une pensée conservatrice, fondée sur l'idée que seul le retour au Moyen Âge avec une Église unique permettra la renaissance et l'unité de l'Occident divisé par la Réforme et le rationalisme. Ce renouveau intellectuel imprégné de romantisme met en exergue les valeurs esthétiques du catholicisme, ignorées ou même rejetées par la Réforme et les Lumières.

 

Dans ce contexte éclatent quelques crises qui mettent en cause le monde catholique, en particulier le conflit entre la Prusse et l'archevêque de Cologne. Celui-ci, mis en prison pour n'avoir point respecté les articles organiques, attire sur lui toute la sympathie du peuple catholique rhéno-westphalien, ce qui entraîne une profonde méfiance entre le gouvernement de Berlin et la catholicité allemande.

 

Celle-ci s'organise peu à peu autour de plusieurs centres en Bavière à l'université de Landshut, et à Mayence sous l'influence de Monseigneur Colmar, évêque nommé par Napoléon ; le Cercle de Mayence lutte contre les Lumières et l'enseignement universitaire marqué par le rationalisme en donnant la préférence aux séminaires et en prônant une fidélité totale à Rome ; le Cercle de Mayence prépare surtout à cette caractéristique essentielle du catholicisme allemand, l'action politique et sociale.

 

Le catholicisme politique et social

 

Méprisé par les directions luthériennes des États et par une élite protestante libérale et rationaliste, le catholicisme allemand va combattre ces tendances au plan politique et au niveau socio-économique. À la suite des mouvements révolutionnaires de 1848 on décida la convocation d'une Assemblée nationale à Francfort-sur-le-Main. Sous l'impulsion du Cercle de Mayence est alors constituée une « Association Pie », le Pius Verein, qui va s'engager dans le combat politique avec d'autant plus de facilité qu'il n'y a pas encore en Allemagne de parti politique : les « Associations Pie » permettent l'élection de cent députés catholiques sur huit cents. Le catholicisme politique allemand est né. Lors des débats sur l'unité allemande, les députés catholiques sont favorables à une Grande Allemagne incluant l'Autriche et où les catholiques seraient à égalité avec les protestants. Mais le choix de l'Assemblée se porte sur la Petite Allemagne, dominée par la Prusse protestante.

 

Les catholiques ont compris la nécessité de faire face aux autres Allemands, chez qui domine un profond ressentiment contre les tenants de l'ultramontanisme accusés de surcroît d'être rétrogrades.

 

Pourtant c'est dans le monde catholique que va naître une approche solide de la question sociale. Dès 1837 un député aux États de Bade proposait l'intervention de l'État en matière sociale. Cette attitude favorable tant à la condition ouvrière qu'au monde rural persistera très longtemps dans le milieu catholique. Cette position est d'autant plus compréhensible que le patronat allemand comme les grands propriétaires sont majoritairement protestants. En 1907, alors qu'il y a dans le Reich 37 % de catholiques, les patrons de cette confession ne représentent que 30 % de la masse des patrons…

 

Tout cela contribue à expliquer l'importance attachée aux problèmes sociaux : en Allemagne l'Église catholique méprisée par les pouvoirs prend le parti des déshérités et apparaissent très vite toute une série de réflexions sur les questions socio-économiques. Ketteler, évêque de Mayence en 1860 après avoir été député à l'Assemblée de 1848, très marqué par les idées du socialiste national F. Lassalle, préconise la création de coopératives, laisse proposer l'instauration de syndicats et lutte contre « la loi d'airain du salaire ».

 

De son côté, un laïc, Reichensperg, demande à l'État la création de caisses d'épargne pour favoriser la vie des paysans. Simultanément apparaissent d'innombrables sociétés de secours telle celle fondée par l'Abbé Kolperg et les Filles de la Charité ou les sociétés de Saint Vincent de Paul. Leur action est loin d'être négligeable. D'ailleurs le parti catholique est le seul parti avec le SPD à intégrer dans son programme des propositions sociales. Au Landtag de Prusse est apparu en effet en 1852 une Katholische Fraktion qui siège au centre de l'hémicycle, entre les libéraux et le parti conservateur ; très vite ce parti s'appellera le Zentrum et gardera ce titre jusqu'en 1933. Il combat dès son origine pour la parité confessionnelle dans la fonction publique, pour un enseignement confessionnel, pour le maintien des droits et des libertés pour l'Église catholique.

 

Depuis 1848, les catholiques réunissent régulièrement des Katholikentage qui, jusqu'en 1868, existent aussi bien en Allemagne qu'en Autriche. Mais les catholiques allemands sont toujours en alerte car les conflits menacent entre l'Église et les États, tant en Bavière qu'en Prusse, d'autant que les protestants libéraux proclament que la victoire de la Prusse sur l'Autriche en 1866 était le « parachèvement de la Réforme ».

 

Le Kulturkampf

 

La situation tendue que connaît l'Église en Allemagne est aggravée par deux maladresses du Zentrum. Celui-ci réclame en effet l'intervention du Reich afin de rendre au Saint-Siège les États qu'il a perdus en 1870 et d'obliger les États à reconnaître les droits et les libertés des Églises.

 

Bismarck se sent agressé et avec ses alliés libéraux-nationaux et conservateurs, il riposte durement. Bismarck a peur d'une alliance franco-autrichienne soutenue par les catholiques du Reich, en particulier les nationalistes polonais et les protestataires alsaciens : il faut museler l'Église et bien faire comprendre la supériorité de l'empereur allemand sur le pape. Quant aux libéraux et aux conservateurs, hommes des Lumières ou luthériens orthodoxes, ils « veulent libérer les individus des chaînes de l'Église » et estiment que les catholiques ne peuvent être de « bons Allemands tant qu'ils dépendront d'un souverain étranger ». Ils souhaitent, écrira un théologien protestant, « germaniser les catholiques allemands ». Il est vrai aussi que le monde protestant est scandalisé par la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale.

 

Appuyé par les catholiques libéraux bavarois, Bismarck s'engage alors dans le Kulturkampf, c'est-à-dire la lutte contre cette Église ultramontaine qui interdisait aux ecclésiastiques de parler en chaire des affaires. Cette loi établissait le mariage civil, l'interdiction des ordres religieux en Prusse et l'obligation pour les prêtres de passer un examen devant les universités d'État, ce qui était la règle depuis la Réforme pour les pasteurs. Elle ne sera guère appliquée par Bismarck mais, comme elle n'aura pas été abrogée, elle sera largement utilisée par le IIIe Reich contre les prêtres et les pasteurs. À cela répond une résistance de plus en plus vive et le Zentrum double ses voix entre 1871 et 1874 : de 1874 à 1912 le parti réunira désormais plus de 90 députés sur les 397 du Reichtag.

 

Une véritable contre-société catholique se constitue avec sa presse, ses mouvements de jeunes et de femmes, ses cercles ouvriers, ses clubs de lecture, ses chorales et ses caisses d'épargne. En fait ces structures vont servir de modèle au socialisme allemand, en attendant d'être récupérées par les divers partis totalitaires marxistes ou hitlériens.

 

Mais la situation s'améliore car Bismarck a besoin du soutien catholique contre les socialistes ; comme le Zentrum refuse de négocier, l'accord se fait sur son dos directement entre Berlin et Rome. Léon XIII récuse les positions politiques à caractère démocratique du parti catholique. Par contre Rome avalise les positions sociales des catholiques allemands qui vont soutenir la politique bismarckienne des lois de sécurité sociale de 1883 à 1891. Peu à peu le peuple catholique, dont la piété ne faiblit point, s'intègre dans l'Empire mais sa place dans la société demeure seconde.

 

Avec la République de Weimar, le monde catholique allemand espère une reconnaissance pleine et entière. Ce sera en vain : la place des catholiques dans la société n'est guère modifiée et les gouvernements successifs, presque tous soutenus au Reichstag par le Zentrum, refusent de signer un Concordat avec le Saint-Siège. La persistance de cette hostilité s'explique par l'anticléricalisme des communautés et de la majorité des socialistes du SPD, par l'anti-romanisme persistant des milieux et partis bourgeois et conservateurs.

 

Alors que de 1924 à 1932 l'adhésion au nazisme – condamné par de nombreux mandements épiscopaux – est interdite, elle devient licite à la fin de 1932. Hitler obtiendra en mars 1933 les pleins pouvoirs notamment grâce aux votes des députés du Zentrum, en échange d'une négociation conduisant à un Concordat signé en juillet 1933. Il accordait et accorde, car il est toujours en vigueur, de grandes libertés à l'Église romaine. Mais quelques jours avant la signature, Hitler interdit et dissout le Zentrum. Très vite, naturellement, il ne respecte pas la signature du Reich : ses acolytes critiquent durement le catholicisme, s'en prenant aux prêtres et aux moines qui défendent leurs droits pied à pied. Un grand nombre d'entre eux sont persécutés, poursuivis en justice, envoyés en camp de concentration. Au-delà des critiques – bien discutables – à l'encontre de Pie XII, il convient de rappeler qu'il y aura trois à quatre fois plus de prêtres en camp de concentration que de pasteurs ; or, dans le Reich de 1932, il y a environ trois fois plus de pasteurs que de prêtres ! Il est vrai que de 1933 à 1945, l'Église quasiment persécutée a pris des positions très fermes contre l'euthanasie et dans de nombreux diocèses, contre les persécutions antisémites. Mais l'attitude de l'Église est freinée – comme la masse de la population – par son anticommunisme fondamental. Il fallait simultanément lutter contre la peste et contre le choléra.

 

L'effacement des divergences confessionnelles dans la résistance au nazisme favorisa, après 1945, une action œcuménique vivante et la constitution d'un parti chrétien démocrate rassemblant catholiques et protestants.

 

Les Églises protestantes de la Révolution à la fin du Reich

 

Le terme de protestantisme allemand va devenir au XIXe siècle une formule convenable. Jusqu'alors, en dehors des faibles minorités calvinistes ou réformées, il n'y a dans l'Allemagne non catholique que des luthériens. À partir de 1817, ce ne sera plus le cas puisque le roi de Prusse calviniste décida que dans son royaume luthériens et calvinistes ne constitueraient plus qu'une Église unique, l'Église dite de l'Union, Église à liturgie commune – elle est luthérienne – et à théologie variable.

 

Si le protestantisme allemand est largement majoritaire, s'il est « dominateur, fier et sûr de lui », il n'en est pas moins très divisé. Sous l'influence des Lumières s'est développé un rationalisme profond que les professeurs des facultés de théologie, gagnés majoritairement à cette vision de la théologie et de la dogmatique, diffusent auprès des pasteurs. Seules résistent de rares universités : Erlangen en Bavière car, ici minoritaires, les luthériens doivent résister aux catholiques ou Greifswald en Mecklembourg. Ainsi on peut très vite distinguer dans le protestantisme allemand trois niveaux d'appartenance religieuse.

 

Les libéraux, rationalistes, mettent en cause les fondements de la foi, le Credo, la Résurrection, la Cène et la divinité du Christ. Ils recrutent dans les milieux universitaires ou dans la bourgeoisie intellectuelle mais ils restent attachés à l'Église. On ne va au culte que les dimanches où il y a une cantate ou lorsque le prédicateur jouit d'une grande renommée. Mais dès la cantate ou le sermon terminé, on se retire !

 

Les piétistes, profondément attachés à leur foi, sont très appliqués à êtres présents dans la société, mais rebelles à toute organisation ecclésiastique, à toute dogmatique. Ils sont nombreux dans l'aristocratie et dans quelques milieux bourgeois, surtout dans les villes moyennes.

 

Enfin les orthodoxes restent les plus nombreux, au moins jusque dans les dernières années du XIXe siècle. Ils se recrutent dans le monde rural, majoritaire en Allemagne jusque vers 1880, sont soutenus par l'aristocratie et très souvent reconvertissent leurs pasteurs à une piété traditionnelle, quitte à les dénoncer aux autorités ecclésiastico-étatiques qui, généralement, les sanctionnent, au moins en vieille Prusse – Prusse orientale, Poméranie, Brandebourg – en Hesse Cassel, en Saxe.

 

Les infidèles, quant à eux, sont de plus en nombreux en milieu urbain et dans les zones industrielles. Cela ne concerne pas seulement le monde ouvrier ou employé mais aussi la moyenne bourgeoisie. La petite bourgeoisie demeure plus fidèle et reste attachée à l'éthique luthérienne y compris au plan des mœurs. On se contente du baptême, de la confirmation, des obsèques mais on ne va plus au culte. À cet égard le petit tableau statistique ci-après est parlant.



























Taux de participation à la Sainte Cène (Eucharistie)
A- dans les Eglises évangéliques


Années


Monde rural


Villes moyennes


Grandes villes


1820


70 %


60 %


35 %


1870


55 %


40 %


14 %


1910


38 %


25 %


9 %


B- dans l'Église catholique


1910


85 %


60 %


40 %


 

 

 

On peut ainsi constater l'ampleur de la sécularisation du protestantisme allemand tout au long du XIXe siècle.

Vie de Jésus qui célèbre le « mythe évangélique ». Ainsi se développe une école philosophico-théologique foncièrement antichrétienne contre laquelle luttent difficilement quelques orthodoxes, parmi lesquels Fredéric-Julius Stahl (1802-1861) juriste d'origine juive, théoricien du droit ecclésiastique protestant. Il est soutenu par les autorités de diverses Églises luthériennes mais celles-ci manquent d'autorité et ne sont guère aidées par les pouvoirs étatiques qui veulent éviter les grands débats théologiques. On verra ainsi au temps de Guillaume II un théologien de Berlin, von Harnack, critique virulent de la dogmatique luthérienne, affirmant que le symbole des Apôtres de Nicée est une absurdité, appelé par le Kaiser aux plus hautes fonctions et anobli !

 

Le protestantisme social

 

C'est dans un mouvement issu du piétisme, le Réveil, que se développe en Allemagne une vraie action caritative. Elle est animée en Rhénanie par Th. Fliedner (1800-1864), en Souabe par J.-C. Blumhardt (1805-1880) et à Hambourg par J. H. Wichern (1808-1881). La Mission intérieure naît en 1848 pour lutter contre la misère et chercher à améliorer la condition des masses populaires. Ainsi sera favorisée « la mission de la Nation allemande ». Cela est profondément conforme aux préoccupations de Luther qui assignait le bien être, le Nährstand, comme l'une des actions essentielles de l'Église et de l'État. La Mission intérieure est à la fois sociale, missionnaire et ecclésiale. Ecclésiale, elle répond – en utilisant de très nombreux laïcs – à l'idée du sacerdoce universel. Très tôt sont mis au service du Peuple de Dieu, prédicateurs itinérants, colporteurs de bibles, catéchistes, infirmiers et se créent d'innombrables œuvres, orphelinats, hôpitaux, gîtes d'accueil. Vingt ans plus tard apparaît la Croix Bleue pour lutter contre l'alcoolisme ravageur. Plus que par les Églises qui, à la différence du monde catholique, se désintéressent de la question sociale, le mouvement est porté par des pasteurs aidés de laïcs et soutenus par des communautés de religieuses protestantes, les diaconesses, dont la première maison fut fondée par Fliedner en 1836. Vers 1910 on compte plus de quinze mille diaconesses. Simultanément apparaissent des mouvements de jeunes urbains que la Mission veut aider à redécouvrir la nature. C'est au sein de la Mission intérieure que naît le mouvement scout des Wandervogel ou « oiseaux migrateurs », qui très vite se laïcise puis se paganise. L'une de ses branches deviendra l'un des éléments de la future jeunesse hitlérienne.

 

Protestantisme et nationalisme

 

Ainsi s'explique que peu à peu, chez nombre de protestants, le nationalisme prenne une place considérable. Dès la fin du XVIIe siècle, le philosophe Heider expliquait que le peuple germanique luthérien est le « vrai défenseur du christianisme occidental et de sa culture ». Comme le remarque M. Louis Dumont dans l'Idéologie allemande « Herder a une perception sociocentriste de l'essence de l'homme, sociocentrisme donc rejet ou infériorisation des cultures autres ». Herder va développer une conception ethnique de la nation que vont reprendre à sa suite Fichte, Hegel et au-delà la plupart des philosophes et théologiens protestants allemands jusqu'à l'époque nationale-socialiste. Le luthéranisme est la vraie religion chrétienne car il n'a pas été « enjuivé » ou « méditérranéisé » comme le catholicisme : ce sera la théorie développée après la révolution de 1848 par toute une série de théologiens ou de philosophes de la religion comme Paul de Lagarde, le pasteur Stocker, aumônier de la cour, Fredrich Naumann, pasteur mais aussi écrivain et homme politique fondateur du parti national-social, et les tenants du Kulturprotestantismus ou protestantisme culturel, c'est-à-dire près des trois-quarts de l'élite protestante. On estime que l'élément essentiel de la vie allemande est l'État et on pousse l'Église à se mettre à son service en développant une vision nationaliste et raciste de la religion, plus allemande que luthérienne.

 

D'ailleurs que reste-t-il du luthéranisme dans un protestantisme sans dogme, sans liturgie, sans obligation ecclésiastique ? Ritschl (1822-1889), Harnack (1851-1930) ou Troeltsch (1865-1923), trois grands théologiens que l'on vénère encore aujourd'hui, ne se contentent pas de souhaiter « un nouveau dogme […] issu de la foi nouvelle », ils défendent un développement de la pensée nationale. Sans doute ne font-ils pas leur la pensée de Paul de Lagarde (1827-1891) qui très vite se bat pour un christianisme national marqué par la « germanitude » à caractère impérialiste. Pour Lagarde, le Reich doit s'étendre de l'Argonne aux marais de Pinsk – en Pologne au-delà du Boug. Par ailleurs il enseigne à Göttingen que le christianisme a été dévoyé par l'apôtre Paul qui aurait contribué à le judaïser. Aussi il préconise une religion germanique issue du luthéranisme. Or, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, l'influence de Lagarde sera considérable. L'on verra Troeltsch, célébré encore aujourd'hui en France comme théologien libéral et moderniste – Protestantisme et modernité, publié en 1910 sera traduit chez Gallimard en 1991 – dédier en 1922 ses œuvres à son maître Paul de Lagarde !

 

Bien d'autres noms seraient à citer. Au fond ces théologiens libéraux et nationalistes fondent leur réflexion sur la rupture consommée par Luther entre l'Allemagne et Rome. Le luthéranisme, c'est d'abord la religion du peuple allemand. Peu à peu on va substituer le Volk, le peuple, à Jésus-Christ. C'est à cela que conduit le « christianisme germanique » de Paul de Lagarde.

 

Le protestantisme allemand de 1918 à 1945

 

La défaite de 1918 et la chute des souverains traumatisent le protestantisme allemand. Il a perdu ses « guides » puisqu'il n'y a plus de prince, Summus episcopus. Même si la Constitution de Weimar maintient la plupart de leurs privilèges aux communautés religieuses protestante, catholique et juive (articles 136 à 141), il n'y a plus de religion d'État. L'Allemagne est désormais un État laïc qui ne salarie aucun culte. Elle se contente de les reconnaître.

 

Les Églises et leurs fidèles sont désemparés ; elles vont chercher à constituer une Fédération des Églises allemandes, la Deutsche evangelische Kirche, mais elle ne sera mise en place qu'après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. La population protestante se détache encore davantage des Églises ; le monde urbain est profondément marqué par le marxisme à gauche, par la révolution conservatrice à droite ; ni l'un ni l'autre ne se réfère d'une manière ou d'une autre au christianisme. Le protestantisme, c'est en ce temps une multitude de communautés ébranlées par le libéralisme et la sécularisation. Le déclin de l'orthodoxie luthérienne laisse le champ libre à toute une série de dérives qui vont conduire à une théologie christo-allemande, celle des Deutsche Christen. Cette tendance prend sa source dans ce que l'on appelle le mouvement völkisch que l'on peut traduire par populiste plutôt que raciste, d'autant que le terme englobe « les multiples formes de pensée dont la référence première est le peuple allemand considéré dans sa spécificité culturelle autant que raciale. » (L. Dupeux).

 

Les Deutsche Christen essayent de contrôler les Églises et en apparence leur influence n'est pas négligeable : tout le protestantisme allemand, à quelques rares exceptions près, demeure hostile à la République et favorable à une certaine forme de pangermanisme. Ainsi du pasteur Niemöller qui, jusqu'au printemps 1933, est – sans appartenir aux Deutsche Christen – favorable à Hitler.

 

Hitler arrivé au pouvoir, on peut penser que les Deutsche Christen vont l'emporter mais ils sont battus lors des élections synodales. Hitler impose un Directoire d'Église et nomme le chef des Deutsche Christen, Muller, évêque du Reich. Il est entouré d'un consistoire mais très vite les affrontements ont lieu entre les diverses tendances d'autant que certains pasteurs sont scandalisés qu'à la suite du décret aryen d'avril 1933, on interdise de chaire les pasteurs d'origine juive. Naît alors un nouveau mouvement protestant – interconfessionnel car unissant luthériens et réformés – qui s'engage contre le national-socialisme. Cette « Église confessante » est inspirée par le théologien suisse Karl Barth, exclu de sa chaire à l'université de Bonn et animée par les pasteurs Bonhoeffer et Niemöller. Elle adopte à Barmen en 1934 une confession de foi antinazie, condamne les lois racistes de Nuremberg mais on lui reprochera de n'avoir pas été très active pour les juifs sans lien avec le christianisme.

 

Les Églises évangéliques luttent contre la politique hitlérienne d'euthanasie et si certains pasteurs condamnent la brutalité des mesures antisémites, à aucun moment les Églises locales ou Landeskirche ne prendront officiellement position contre la Shoah. Seuls les évêques catholiques rhénans déclareront en septembre 1943 « condamner le massacre d'innocents de races et d'origines étrangères ».

 

Les Églises protestantes feront repentance par la déclaration du Synode de Stuttgart après la fin de la guerre. Pour terminer on soulignera que se sont parmi les pasteurs les plus libéraux que l'on trouvera le plus grand nombre de partisans du régime national-socialiste. Comme nous l'avons dit, l'absence de foi en Jésus-Christ était compensée par la foi dans la nation allemande et en Adolf Hitler son sauveur. Enfin, on rappellera que si les régions catholiques – Silésie, Bavière, Bade et Rhénanie-Westphalie – ont, lors des élections de 1932, récusé le nazisme, les régions protestantes ont voté national-socialiste à plus de 40 %.

 

Catholicisme et protestantisme dans l'Allemagne contemporaine

 

Après la chute du Reich, l'Allemagne va très vite être divisée en deux : l'Est entre Oder-Neisse et Elbe placé sous contrôle soviétique, avec la RDA – République démocratique allemande –, et l'Ouest entre Rhin et Elbe placé sous contrôle anglo-franco-américain, avec la RFA, République fédérale d'Allemagne. Ces deux États allemands sont profondément différents. La RDA se proclame communiste et athée, elle n'apporte aucun soutien aux communautés religieuses. Si le peuple catholique demeure très largement fidèle à son Église, il n'en est pas de même des populations protestantes qui abandonnent toute appartenance religieuse. En 1991, lorsque l'impôt d'Église sera rétabli dans les « nouveaux Länder », plus de la moitié de la population d'origine protestante renoncera à se déclarer alors que plus de 80 % des catholiques se reconnaîtront pour tels.

 

En Allemagne de l'Ouest, le choc de la défaite a pour conséquence une renaissance de la vie religieuse. Le prêtre ou le pasteur est pendant quelques années le seul recours car on n'a guère confiance dans les autorités civiles désignées par l'occupant. Mais très vite les églises protestantes se vident – moins de 6 % de présence au culte à Hambourg au début des années 1960 – délaissées par une population qui, du fait du libéralisme pastoral, ne comprend plus la différence entre la solidarité prêchée par les milieux laïcs et celle prêchée par les pasteurs qui centrent davantage leurs sermons sur les problèmes strictement matériels plutôt que sur les questions spirituelles ou morales. Il est significatif que nombre d'hommes d'Église protestante – pasteurs, assistantes de paroisses… – siégeant au Bundestag se déclarent dans leur notice individuelle sans religion !

 

Jusqu'au milieu des années 1970 la situation est différente dans l'Église catholique qui, face au très laxiste Catéchisme hollandais, publie le Catéchisme de Fulda parfaitement orthodoxe. Mais devant l'évolution des mentalités, le laxisme a aujourd'hui profondément pénétré le catholicisme allemand, la participation à la messe est en chute libre, même si elle demeure sensiblement supérieure à celle de la France et l'éthique proposée par le Pape Jean-Paul II est récusée même par les prélats.

 

En 1988, en RFA, alors que les catholiques (46 % de la population) étaient plus nombreux que les protestants (42 % de la population), sur cent étudiants, soixante et un étaient protestants ; au reste 70 % des hauts fonctionnaires, 65 % des dirigeants d'entreprise moyenne ou grande étaient alors protestants, au moins de nom. Lorsqu'en 1980 la CDU propose pour la Chancellerie Franz Joseph Strauss, le très catholique bavarois, il est battu car joue contre lui l'antipapisme de la bourgeoisie d'Allemagne du Nord. La réunification a, naturellement, renforcé le poids des protestants en Allemagne. Même si leurs liens avec l'Église sont très lâches, il n'en demeure pas moins que la pensée luthérienne domine culturellement aujourd'hui une Allemagne dirigée économiquement et parfois politiquement par des hommes et des femmes marqués par le protestantisme. L'échec du Bavarois catholique Stoiber lors des élections de septembre 2002 vient de le confirmer.

 

 

François-Georges Dreyfus
 
 
 

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