Dominique Tassot
Résumé : On croit souvent que l'évolutionnisme est issu des travaux de
savants naturalistes, Lamarck et Darwin, contraints par les faits à admettre
cette théorie. L'histoire des idées nous montre l'inverse : la thèse était
entièrement définie par les philosophes quand Lamarck dormait encore dans
son berceau. On comprend ainsi pourquoi elle est indémontrée et le restera .
Les faits ne se démontrent pas : ils se constatent. Or on n'a jamais constaté
l'apparition d'un organe nouveau chez une lignée dont les ascendants en
étaient dépourvus.
L'idée d'une origine des êtres vivants par "évolution" à partir
du non-vivant, puis par "métamorphoses" successives, est fort
ancienne Dans le De Natura Rerum, Lucrèce, poète et
philosophe latin du Ier siècle avant Jésus-Christ, écrivait : "La
terre mérite bien le titre de mère car c'est de la terre que
proviennent toutes les créatures. Du reste, même encore de nos
jours, on voit sortir de terre de nombreux animaux engendrés par
les pluies et le chaleur du soleil" (Livre V, 795-8). "D'elle-même
la terre a créé la race humaine et produit pour ainsi dire à date
fixée toutes les espèces animales" (V, 823)1.
Au 6ème siècle avant Jésus-Christ, le philosophe grec
Anaximandre voyait l'homme sortir de la mer, par métamorphose
du poisson, et Benoît de Maillet reprendra cette idée au début du
dix-huitième siècle, bien avant Lamarck ou Darwin. L'ancien
consul de France en Egypte, sous l'anagramme de "Telliamed",
imagine les entretiens d'un "philosophe indien" (donc dégagé de
tout "préjugé" biblique) avec un "missionnaire français".
Colligeant de nombreuses observations de géographie physique et
de sciences naturelles, il avait énoncé dès 1735 l'idée d'une lente
"diminution de la mer", amenant la "terrestrisation" progressive
des espèces vivantes. Quant aux espèces actuelles, il lui paraissait
qu'elles provenaient, par adaptation, d'anciennes espèces marines
assez semblables : "Pour en venir à présent à ce qui regarde
1 Lucrèce, De la Nature, trad. A Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1924.
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l'origine des animaux, je remarque qu'il n'y en a aucun marchant,
volant ou rampant, dont la mer ne renferme des espèces
semblables ou approchantes, et dont le passage d'un de ces
éléments à l'autre ne soit possible, probable, même soutenu d'un
grand nombre d'exemples2." Ainsi les poissons d'eau douce "ont
reçu dans leur figure, comme dans leur goût, quelque
changement3" lorsqu'ils ont peuplé les rivières. Ainsi des poissons
ailés, tombés dans des roseaux, ont pu se métamorphoser :
"Tandis qu'ils trouvèrent dans les roseaux et les herbages
dans lesquels ils étaient tombés, quelques aliments pour se
soutenir, les tuyaux de leur nageoires séparés les uns des autres
se prolongèrent et se revêtirent de barbes ; ou pour parler plus
juste, les membranes qui auparavant les avaient tenu collés les
uns aux autres, se métamorphosèrent. La barbe formée de ces
pellicules déjetées s'allongea elle-même ; la peau de ces animaux
se revêtit insensiblement d'un duvet de la même couleur dont elle
était peinte, et ce duvet grandit. Les petits ailerons qu'ils avaient
sous le ventre, et qui, comme leurs nageoires, les avaient aidés à
se promener dans la mer, devinrent des pieds, et leur servirent à
marcher sur la terre. Il se fit encore d'autres petits changements
dans leur figure. Le bec et le col des uns s'allongèrent ; ceux des
autres se raccourcirent : il en fut de même du reste du corps.
Cependant la conformité de la première figure subsiste dans le
total ; et elle est et sera toujours aisée à reconnaître.4"
A ceux qui objecteraient l'invraisemblance de cette
métamorphose, Maillet répond que "la transformation d'un ver à
soie ou d'une chenille en un papillon serait mille fois plus difficile
à croire que celle des poissons en oiseaux, si cette métamorphose
ne se faisait chaque jour à nos yeux.5" Enfin, il suffit d'une
mutation pour donner le jour à une nouvelle espèce, et dans la
longue suite des temps, qui pourrait exclure cette possibilité ?...
"La semence de ces mêmes poissons portée dans les marais peut
aussi avoir donné lieu à cette première transmigration de
l'espèce, du séjour de la mer en celui de la Terre. Que cent
2 Maillet, Telliamed (1748), rééd. Paris, Fayard, 1984, p.248.
3 Ibid. p.249
4 Ibid. p.252
5 Ibid. p.253
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millions aient péri sans avoir pu en contracter l'habitude, il suffit
que deux y soient parvenus pour avoir donné lieu à l'espèce.6"
Quant aux mammifères, leur transformation se laisse
facilement entrevoir puisque "le lion , le cheval, le boeuf, le
cochon, le chameau, le chat, le chien, la chèvre, le mouton ont
(comme le singe et l'éléphant), leurs semblables dans la mer.7"
Enfin l'homme marin est bien attesté. Le 18 mars 592, un
officier de la Basse-Egypte en aperçut un couple ; en 1430, en
Hollande, on trouva une fille ensevelie dans la fange. On put lui
apprendre à se vêtir et à filer, mais pas à parler. Enfin plus de dix
récits de voyageurs font état de créatures humaines en partie
couvertes d'écailles, de même que Maillet lui-même put voir à
Tripoli un noir velu, originaire de Bornéo, ayant "une queue d'un
demi-pied de longueur qu'il (lui) montra.8"
Malgré les outrances dues à la monomanie de son système, il
faut reconnaître à Maillet le mérite d'avoir énoncé bien des traits
des futures doctrines évolutionnistes : les espèces de transition
assurant le passage entre les ordres, la modification des organes
sous l'effet des circonstances, le recours à la durée pour rendre
probables les faits inobservés, etc. Comme Desmarets, mais en le
disant, il voulait "donner le démenti à Moïse", et Leibniz lui en
fera le reproche :
"Certains expliquent les fossiles marins, écrit-il dans sa
"Protogée", en disant que les animaux qui peuplent aujourd'hui la
terre étaient aquatiques, qu'ils sont devenus amphibies à mesure
que les eaux se sont retirées, et que leur postérité a enfin
abandonné leurs demeures primitives. Mais, outre que ces
opinions sont en opposition avec les saintes Ecritures, dont nous
devons pas nous écarter, l'hypothèse, envisagée en elle-même,
offre d'inextricables difficultés.9"
En 1769, dans son Rêve de d'Alembert, Diderot reprendra
l'idée d'une transformation des espèces au cours de ces durées
indéfinies que la géologie de Buffon laissait envisager :
6 Ibidem.
7 Ibid. p.254
8 Ibid. pp.258-273
9 Leibniz, Protogeae (1749). Protogée ou de la formation et des révolutions
du Globe. Trad. Dr Bertrand de Saint-Germain, Paris, Langlois, 1859, p.14.
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