Dominique Tassot
Lamarck en vint donc naturellement à l'idée d'un effort si
soutenu chez la girafe, pour brouter les feuilles des arbres, "que
ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de
derrière, et que son col s'est allongé.17"
Un tel langage, put en impressionner certains ; mais on n'y
trouvait que l'apparence de la rigueur scientifique et, dans la
réédition de 1873, on lit dans l'introduction par Charles Martin,
Directeur du Jardin des Plantes de Montpellier : "Cherchant à
persuader par le raisonnement plutôt que par des faits positifs,
Lamarck a partagé les travers des philosophes allemands de la
nature, Goethe, Oken, Carus, Steffens. Aujourd'hui on raisonne
moins, et l'on démontre davantage (...) Quand on lit (la)
philosophie (de Lamarck) on entrevoit pourquoi des esprits
rigoureux tels que Cuvier et Laurent de Jussieu n'ont point admis
ses conclusions.18"
Contre les extrapolations toutes spéculatives de Lamarck et
de ses épigones, Cuvier notait simplement : "Je sais que quelques
naturalistes comptent beaucoup sur les milliers de siècles, qu'ils
accumulent d'un trait de plume ; mais dans de semblables
matières nous ne pouvons guère juger de ce qu'un long temps
produirait qu'en multipliant par la pensée ce que produit un
temps moindre.19"
Quarante-sept années plus tard, Darwin devait buter sur la
même difficulté et cette problématique n'a pas foncièrement
changé. La théorie des mutations (1910) et l'analyse moléculaire
des chromosomes et des gènes ont, certes, renouvelé
l'argumentaire du transformisme ; mais la thèse s'en trouve plus
fragilisée que renforcée : plus l'être vivant nous apparaît dans son
infinie complexité, plus il devient difficile de croire que "ça c'est
fait tout seul !"
Car l'évolutionnisme moderne est avant tout une explication
naturaliste de l'origine des êtres vivants, le "naturalisme"
17 Ibid. p.255.
18 Ibid. p.VII.
19 Cuvier, Discours sur les Révélations de la Surface du Globe et sur les
changements qu'elles ont produits dans le règne animal (1812). Rééed. Dr
Hoeffer, Paris, Firmin-Didat, 1867, p.82.
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consistant ici à attribuer à la Nature ce que le chrétien sait par
Révélation être l'action propre de Dieu.
La question n'est donc pas de savoir si l'évolutionnisme
"explique" les origines de manière satisfaisante pour l'esprit
humain : il rend effectivement compte d'un certain nombre
d'observations géologiques ou paléontologiques, tout comme le
faisaient Lucrèce ou Benoît de Maillet.
Mais il en reste aussi beaucoup qui lui sont contraires. La
raison de son succès est surtout que, se suffisant à elle-même,
cette théorie libère l'homme de son devoir de reconnaissance à
l'égard du Créateur, avec tout ce que ce devoir implique et
spécialement le Décalogue.
La grande question est en revanche de décider si cette
théorie naturaliste est vraie. Alors il ne suffit plus d'y croire (on ne
croit que trop volontiers ce que l'on souhaite) ; il faudrait encore
que l'évolution fût un fait. Ici le raisonnement et l'imagination
doivent être écartés : les faits ne se démontrent pas, ils se
constatent. Or depuis les milliers d'années que l'homme observe
la nature, il n'a jamais constaté l'apparition d'un organe nouveau
au sein d'une lignée vivante. Les reconstitutions phylétiques
vulgarisées sous la forme d'un "arbre de l'évolution" illustrent la
théorie, mais ne la démontrent pas. Ici se cache le point crucial, le
fer constamment remué dans la plaie, pour les évolutionnistes qui
réfléchissent aux fondements de leur thèse. Dans un livre
justement intitulé "Le problème de l'Evolution", Maurice Caullery,
titulaire à la Sorbonne d'une "chaire d'Evolution des êtres
organisés", en convenait lui-même : "Oui, les espèces actuelles
sont stables, mais elles ne l'ont pas toujours été, autrement il
faudrait recourir à un Créateur pour expliquer l'apparition des
êtres vivants 20"... Depuis 67 ans que ces paroles ont été couchées
sur le papier, la question reste en suspens ; on pourrait même dire
que les découvertes de la biologie moléculaire l'ont rendu plus
insoluble encore.
Dans "Le Hasard et la Nécessité" Jacques Monod, prix
Nobel de médecine, en est réduit à écrire : "Le problème majeur,
c'est l'origine du code génétique et du mécanisme de sa
20 M.Caullery, Le Problème de l'Evolution, Paris, Payot, 1931, Avant-propos.
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traduction. En fait, ce n'est pas de problème qu'il faudrait parler
mais de véritable énigme 21 Tassot