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19/08/2023

Le 19 Août 1923 à 13 heures:

 

 

         Il y a 100 ans mort de Vilfredo Pareto à Céligny ( Suisse)

 

 

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·         Bernard Valade

 

 

·          Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2005/2 (n°22),

  

·         

Les idées de Vilfredo Pareto (1848-1923) sur la formation, les fonctions et l'évolution des élites reçoivent leur pleine signification de la sociologie générale dans laquelle elles s'inscrivent. On en trouve l'expression aussi bien dans les contributions à l'analyse économique du successeur de Léon Walras à la chaire d'économie politique à l'université de Lausanne, qu'au fil des écrits sociologiques dont le massif Trattato di sociologia generale (1916) constitue, à bien des égards, une récapitulation. Elles ne composent donc nullement la matière d'une théorie politique qui ferait de Pareto un « politologue », dernier avatar d'une série de figures que précéderait l'économiste puis le sociologue. En effet, ses vues concernant le thème élitaire ne s'agencent pas en un ensemble systématique comme chez Gaetano Mosca et Robert Michels dont les œuvres comptent beaucoup plus en ce domaine que les apports parétiens. La comparaison de celles-là et de ceux-ci a été effectuée, notamment par Norberto Bobbio (1972) pour Pareto et Mosca ; il s'y mêle un débat concernant l'antériorité du second sur le premier quant à la formulation du thème élitiste : on peut le clore en estimant qu'il revient essentiellement à Pareto d'avoir donné une assise sociologique aux Elementi di scienza politica de Mosca.

 

 

On se propose donc ici d'abord de rattacher l'analyse parétienne des élites à la sociologie générale qui lui donne sens ; ensuite de préciser l'originalité des conceptions que Pareto s'est formé des élites et de leur « circulation ». Un point sera fait sur le traitement particulier de l'élite gouvernementale, et un autre consacré aux rapports qu'entretiennent le devenir des élites et le changement social. On rappellera enfin de quels « faits » observés se soutient le diagnostic posé par Pareto sur la situation des élites politiques et sociales de son temps.

 

 

I. Les cadres théoriques de la conception parétienne des élites

 

 

Les fondements des considérations développées par Vilfredo Pareto sur les élites sont mis en place dans le second volume du Cours d'Économie politique (1896-1897). Cet ouvrage est contemporain des investigations engagées par son auteur, entre 1895 et 1900, sur la loi de la répartition des revenus et son expression graphique, ­ la courbe de la distribution des richesses. Elles sont intéressantes par les conséquences sociologiques qu'elles suggèrent concernant l'hétérogénéité sociale. Une couche inférieure et une couche supérieure se superposent dans toutes les sociétés, quelles que soient les époques, le mode d'organisation sociale, le système économique et politique. Aucune limite fixe ne sépare cependant les riches et les pauvres. Si ces deux classes existent, et si la richesse constitue effectivement une des causes principales de la différenciation sociale, les revenus varient d'une manière continue, et l'on passe par degrés insensibles de la classe des pauvres à celle des riches. Il y a en effet circulation à l'intérieur de l'agrégat social ; de multiples mouvements, dus les uns à la population et les autres à la richesse, se produisent incessamment au sein de la pyramide sociale dont seule la forme demeure constante, avec sa pointe effilée et sa base plus ou moins étendue.

 

Il convient donc de distinguer « les changements qui portent sur la répartition et ceux qui portent sur les titulaires des revenus » (Cours, § 1007). Ce sont les changements de la première espèce que réclament les socialistes, ­ en vain puisque « l'inégalité de la répartition des revenus paraît dépendre beaucoup plus de la nature même des hommes que le l'organisation économique de la société » (ibid., § 1012). En fait, le masquage idéologique, dénoncé dans Les Systèmes socialistes (1902-1903), empêche de voir ces « réalités sociologiques » que sont l'hétérogénéité sociale, la succession des élites, le nécessaire dosage de deux principes fondamentaux, ­ la défense sociale, et la mutuelle assistance ­, qui renvoient, le premier à la justice, le second à la pitié.

Pareto insiste sur le danger des mélanges qui menacent constamment de s'opérer entre science et idéologie, le réel et l'imaginaire. Pour lui, les classes dirigeantes qui, en France notamment, célèbrent le solidarisme et tentent de lui donner des bases scientifiques, entretiennent la confusion et courent à leur perte. On trouve dans l'« Introduction à la science sociale » que contient le Manuel d'Économie politique (1906), démêlées les relations entre faits réels et faits imaginaires, soigneusement distinguées les actions logiques des actions non-logiques, et finalement démontré que l'homme s'efforce d'établir entre les sentiments non-logiques les relations logiques qu'il s'imagine devoir exister. On y trouve également, avec l'affirmation que « l'histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l'histoire de la succession des aristocraties », des développements sur la différenciation sociale, le principe hiérarchique et la circulation des élites que le Traité de sociologie générale devait systématiser.

 

La dernière partie de celui-ci a trait à la forme générale de la société ainsi qu'à l'équilibre social dans l'histoire. Les analyses portent ici sur la stabilité et la variabilité des sociétés, les cycles de mutuelle dépendance des phénomènes sociaux, l'emploi de la force et de la ruse, les diverses proportions des résidus de la Ire classe (l'instinct des combinaisons) et ceux de la IIe classe (la persistance des agrégats) chez les gouvernants et les gouvernés. La comparaison, au § 2225, du cycle belliqueux et du cycle industriel, est suivie de celle, à partir du § 2232, des rentiers et des spéculateurs (les R et les S). Avec ces deux dernières catégories on est, selon Pareto, en mesure d'expliquer d'une manière satisfaisante les phénomènes sociaux. Des considérations préliminaires sur les types d'action à la présentation finale du thème élitaire, l'auteur du Traité entreprend de se rapprocher de la réalité expérimentale, en écartant les sentiments de l'observateur. Il recourt aussi massivement à l'histoire. Toujours il entend s'en tenir « exclusivement aux faits ».

 

 

II. Élites et circulation des élites selon Pareto

 

 

Ensemble hétérogène hiérarchiquement organisé, tel est pour Pareto la définition la plus générale susceptible d'être donnée de toute société. Une division est inhérente à cette dernière entre une couche supérieure dont font partie les gouvernants et une couche inférieure qui rassemble les gouvernés. Celle-ci, ­ la masse ­, est de loin plus nombreuse que celle-là, ­ la minorité ­, que différents termes désignent : oligarchie, aristocratie, élite. Les sociétés humaines sont donc structurées par un principe hiérarchique indépendamment duquel elles ne pourraient subsister. Toutes sont dominées par des élites dont il existe autant de sortes que d'activités sociales. Ainsi, pour l'auteur des Systèmes socialistes, si l'on suppose les hommes disposés par couches selon leur intelligence ou leurs divers talents, « on aura probablement des courbes de formes plus ou moins semblables à celles que nous venons de trouver pour la distribution des richesses ». Ces diverses élites, ­ artistique, scientifique, économique, politique, etc. ­, ne sont pas justiciables de catégories morales : elles « n'ont rien d'absolu ; il peut y avoir une élite de brigands comme une élite de saints ».

 

A ce qui relève de la répartition est associé ce qui ressort à la sélection, facteur essentiel de l'équilibre social, dont l'effet est de soumettre toute élite à la loi des oscillations. « Il est un fait d'une extrême importance pour la physiologie sociale, écrit Pareto dans le même ouvrage, c'est que les aristocraties ne durent pas. Elles sont toutes frappées d'une déchéance plus ou moins rapide » ; ce constat vaut « non seulement pour les élites qui se perpétuent par hérédité, mais aussi, bien qu'à un moindre degré, pour celles qui se recrutent par cooptation. [...] Il ne s'agit pas seulement de l'extinction des aristocraties par l'excès des morts sur les naissances, mais aussi de la dégénération des éléments qui les composent. Les aristocraties ne peuvent donc subsister que par l'élimination de ces éléments et l'apport de nouveaux ».

 

Pareto reviendra constamment sur la nécessité de ce mouvement qui assure un salutaire renouvellement des élites en position de domination, ­ comme sur le caractère inéluctable de ce « fait » fondamental. Dans le Manuel, il précise que le fait que les aristocraties disparaissent est connu depuis les temps les plus reculés, si bien que « L'histoire des sociétés humaines est, en grande partie, l'histoire de la succession des aristocraties » (chap. VII, § 98). Un ralentissement ou une accélération de ce mouvement sont également dommageables au bon fonctionnement social. La rigidité hiérarchique résultant d'un groupe qui se ferme en caste, comme un changement trop rapide des élites au sommet de la société sont nuisibles à la prospérité des nations. Celle-ci dépend notamment d'une certaine proportion entre les anciens et les nouveaux riches. L'absolue domination des premiers bloque le progrès, la prépondérance des seconds engendre l'instabilité sociale (cf. Manuel, chap.VII, § 103 et Traité, § 2480).

 

Les modes de légitimation de la circulation des élites sont parfaitement explicités dans Les Systèmes socialistes. L'élite montante en appelle à différents idéaux, ­ la justice sociale, par exemple. L'élite en place se montre accueillante aux idées nouvelles et à ceux qui les portent, pensant ainsi sauvegarder sa suprématie. Elle bascule dès lors dans le sentimentalisme, l'humanitarisme, la « sensiblerie éthique » qui manifestent son impuissance à résister et son incapacité à mobiliser les énergies. « Un signe qui annonce presque toujours la décadence d'une aristocratie est l'invasion des sentiments humanitaires et la mièvre sensiblerie qui la rendent incapable de défendre ses positions » (p. 37). Aussi Pareto affirme-t-il que « Toute élite qui n'est pas prête à livrer bataille pour défendre ses positions est en pleine décadence, il ne lui reste plus qu'à laisser sa place à une autre élite ayant les qualités viriles qui lui manquent. C'est pure rêverie, si elle s'imagine que les principes humanitaires qu'elle a proclamés lui seront appliqués : les vainqueurs feront résonner à ses oreilles l'implacable vae victis » (p. 40).

 

Pas plus que par la noblesse des fins invoquée par l'élite rivale de l'élite en place, on ne doit, aux yeux de Pareto, être abusé par l'explication économique fréquemment donnée du processus de circulation. Bien qu'elle ne soit pas sans portée, cette interprétation est aussi à ranger du côté des montages idéologiques, c'est-à-dire des « dérivations » qui consistent en discours justificatifs, en mythes et en idéologies. La force de ces dérivations ne doit cependant pas faire oublier la fonction de masquage qu'elles assument. C'est aux « résidus », partiellement assimilables aux ingrédients d'une énergétique sociale, que l'on rapportera finalement l'effectivité du processus en question. Ces résidus sont puissants dans l'élite ascendante, altérés et affaiblis dans l'élite décadente. Place est faite, de cette façon, aux sentiments et à diverses variables psychologiques dans l'explication du processus de circulation des élites. « L'affaiblissement chez les classes supérieures de tout esprit de résistance, et, bien plus, les efforts persévérants qu'elles font, sans en avoir conscience, pour accélérer leur propre ruine, est un des phénomènes les plus intéressants de notre époque ; l'histoire en fournit plusieurs exemples et en fournira probablement encore, tant que durera la circulation des élites » (p. 73).

 

Le processus ainsi conceptualisé est sans fin ; il se reproduit cycliquement et affectera les élites nouvelles comme il a gagné, pour les faire sombrer, les anciennes aristocraties. Martelée à de nombreuses reprises, cette idée trouvera dans le Traité (§ 2053) son expression la plus connue parce que d'une saisissante concision : « Les aristocraties ne durent pas. Quelles qu'en soient les causes, il est incontestable qu'après un certain temps elles disparaissent. L'histoire est un cimetière d'aristocraties ». De la même manière, cependant, que des deux termes, élite et masse, le premier seul est au centre des analyses parétiennes, c'est de l'élite gouvernementale qu'il sera essentiellement question, l'élite non gouvernementale étant sommairement traitée ou simplement laissée de côté.

 

 

III. L'analyse de l'élite gouvernementale

 

 

L'analyse de la classe dirigeante et, plus précisément, de l'élite gouvernementale est la pièce maîtresse de ce qui, chez Pareto, ressortit le mieux à une théorie politique. Elle se fonde sur la division de la société en deux ensembles : les gouvernants et les gouvernés. Elle est indissociable d'une théorie sociologique des différentes catégories d'élites, des mécanismes qui président à leur sélection et de l'équilibre social plus ou moins stable existant à une époque donnée. Le fait essentiel est que les aristocraties ne durent pas, en raison notamment de la dégénération des éléments qui les composent ; elles ne peuvent, en tant que telles, c'est-à-dire groupe prééminent, subsister que par l'élimination de ces derniers et l'apport de nouveaux ; le phénomène majeur est donc la circulation des élites que masquent les idéologies, les programmes et discours politiques.

 

« Nous mettrons à part, écrit Pareto (Traité, § 2032), ceux qui, directement ou indirectement, jouent un rôle notable dans le gouvernement ; ils constitueront l'élite gouvernementale ». Celle-ci se divise en trois catégories 

:

·         « (A) des hommes qui visent résolument à des fins idéales, qui suivent strictement certaines de leurs règles de conduite ;

·         (B) des hommes qui ont pour but de travailler dans leur intérêt et celui de leurs clients ; ils se subdivisent en deux catégories :
(B-) des hommes qui se contentent de jouir du pouvoir et des honneurs, et qui laissent à leurs clients les avantages matériels ;
(B-) des hommes qui recherchent pour eux-mêmes et pour leurs clients des avantages matériels, généralement en argent » (ibid., § 2268). Ces distinctions, qui manifestent l'hétérogénéité de la classe gouvernante, n'ont pas seulement un sens économique.

Elles renvoient à une caractérisation plus large qui oppose les « Rentiers » aux « Spéculateurs », ­ ces deux catégories revêtant, chez Pareto, une dimension heuristique.

 

La première de ces catégories est « en grande partie conservatrice » ; les individus qui la composent sont hostiles aux nouveautés et, d'une manière générale, au changement dont ils redoutent les conséquences. La seconde est « au contraire innovatrice, furetant de tous côtés pour faire de bonnes opérations, internationaliste, car partout elle trouve à exercer son industrie, et, au fond l'argent n'a pas de patrie ». La théorie des résidus leur donne leur plein sens : la persistance des agrégats prime chez les (R) et l'instinct des combinaisons chez les (S). Et Pareto généralise dans le Traité de sociologie générale (§ 2235) une idée précédemment esquissée : « Une société où prédominent presque exclusivement les individus de la catégorie (R) demeure immobile, comme cristallisée. Une société où prédominent les individus de la catégorie (S) manque de stabilité : elle est en état d'équilibre instable ».

Pareto ne s'arrête donc pas aux distributions habituelles (capitalistes, salariés, entrepreneurs, épargnants) ; elles sont abstraites. « Du point de vue concret, il repère deux types, ­ les (R) « enracinés » et les (S) « déracinés » ­, en notant que si « les types extrêmes sont rares, les types intermédiaires sont communs ». L'homogénéité de l'élite gouvernementale est donc une illusion. Cette dernière procède de « la tendance à personnifier les abstractions, à se représenter la classe gouvernante comme une unité concrète, en lui supposant une volonté unique et en croyant qu'elle prend des mesures logiques pour réaliser les programmes » (Traité, § 2254). En fait, les groupes constitutifs de la classe dirigeante sont perpétuellement en lutte pour se maintenir au pouvoir ; ils divergent sur les mesures à prendre pour obtenir la faveur des couches populaires ; ils sont partagés sur les justifications morales à donner au mélange de force et de ruse inhérent à tout gouvernement ; chacun d'entre eux, recourant à diverses dérivations, ­ l'État éthique, l'État de droit, le bien public, l'intérêt général, etc. ­, présente sa politique comme seule vraie, juste et bonne.

 

 

IV. Devenir des élites et changement social

 

 

L'étude des modifications des sentiments, singulièrement au sein des classes dirigeantes, a conduit Pareto à construire une sorte de modèle du changement social centré sur le devenir des élites. Montage d'événements historiques et de faits directement observés, un premier scénario est proposé dans un important article publié en 1900, « Un applicazione di teorie sociologiche » (O.C. XXII, pp. 178-238). « Trois grandes classes de faits » sont associées :

 

1.      « Un intensità crescente del sentimento religiose » ;

2.      « Il decadere del antica aristocrazia » ;

3.      « Il sorgere di una nuova aristocrazia ».

 

Ces trois moments sont illustrés au moyen d'exemples empruntés à l'histoire des xviiie et xixe siècles. La période ascendante de la crise religieuse est celle où se développent les sentiments humanitaires, le mysticisme social, la pitié mal ordonnée. L'élite au pouvoir est contaminée par ces bons sentiments ; elle doute de son droit, s'interroge sur sa légitimité et réagit maladroitement : son joug s'appesantit dans le même temps où elle n'a plus la force de se maintenir. Cependant, une nouvelle élite est en gestation dans les entrailles de la vieille société. Son avènement est facilité par l'ancienne aristocratie qui prend la tête de la contestation de l'ordre établi ; à la fin du xixe siècle, c'est la bourgeoisie qui fournit ses chefs au mouvement socialiste.

Dans le Manuel (chap. II, § 85), Pareto note que ce processus, au niveau des sentiments moraux, est marqué par une augmentation générale de la « pitié morbide », d'une bienveillance accrue envers les malfaiteurs et d'une indifférence croissante aux malheurs des honnêtes gens ; qu'il s'accompagne d'un accroissement de la richesse publique permettant toutes sortes de gaspillages comme le financement des bons sentiments, de la décadence des élites bourgeoises, d'une « plus grande participation des classes pauvres au gouvernement », enfin d'un état de paix ininterrompu.

 

Ce processus est engagé dans les classes intellectuellement supérieures, où il se présente d'abord sous une forme esthétique avant que de prendre une allure politique. On y célèbre les « misérables » qui, de figures littéraires, deviennent bientôt, l'arsenal d'arguments idéologiques aidant, une puissance sociale. Le rôle des élites culturelles est donc déterminant. Toutes les entreprises de conciliation, et de pseudo pacification des rapports sociaux, sont le fait des intellectuels des classes supérieures qui agissent inconsidérément. Ils introduisent dans la sphère des croyances le principe de relativité ; ils dénoncent les « vaines superstitions » dont la fonction sociale leur échappe et, en affaiblissant la religion, ils désagrègent le complexe de sentiments moraux, patriotiques, altruistes qui est au c ur de la totalité sociale. Finalement, les membres des classes supérieures raisonnent mal ; ils ne savent pas garder pour eux les fruits de leur pensée ; ils communiquent leur scepticisme à l'ensemble de la collectivité ; ils distendent les liens sociaux, altèrent les sentiments moraux qui, traditionnellement, consolident leur pouvoir tout en le modérant, et s'imaginent à tort être en mesure de conserver leur position en invoquant la solidarité.

 

Un second scénario est introduit à la fin du § 87 (chap. II) du Manuel et exposé dans les § 102 et suivants. Tous les phénomènes qui jusque-là ont été présentés « sont en relation avec la décadence de la bourgeoisie. Cette décadence n'est qu'un cas particulier d'un fait beaucoup plus général, celui de la circulation des élites ». Que la société est hiérarchiquement organisée, que c'est « toujours une élite qui gouverne », que « la forme de la courbe de la répartition varie peu » : ce sont là des évidences que l'on ne veut pas voir ; on masque la division de la société en partie aristocratique et partie vulgaire, en élite et masse ; on proclame l'universalité du principe égalitaire. Pareto relève, à cet égard, que « l'idée subjective d'égalité des hommes est un fait d'une grande importance, et qui agit puissamment pour déterminer les changements que subit la société ».

 

Dans ce nouveau scénario, les rôles sont ainsi distribués :

·         A- = ceux qui résistent ;

·         A- = les humanitaires ;

·         B- = la nouvelle aristocratie ;

·         B- = « la foule vulgaire » ;

·         C = une fraction de la société qui se range tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.

 

Pour renverser les A-, les B- recourent à la fiction égalitaire. « Supposez, écrit Pareto (§ 106), que la nouvelle élite affichât clairement et simplement ses intentions, qui sont de supplanter l'ancienne élite ; personne ne viendrait à son aide, elle serait vaincue avant d'avoir livré bataille. Au contraire, elle a l'air de ne rien demander pour elle [...]. Elle affirme qu'elle fait la guerre uniquement pour obtenir l'égalité entre les A et les B en général. Grâce à cette fiction, elle conquiert [...] la bienveillante neutralité des C et la faveur de la partie dégénérée de l'ancienne élite ». La fiction en question répond cependant à une nécessité historique ? Pareto observe, en effet, que « si dans les sociétés modernes, cette égalité a remplacé les statuts personnels des sociétés anciennes, c'est peut-être parce que les maux produits par l'égalité sont moindres que ceux provoqués par la contradiction en laquelle les statuts personnels se trouvent avec le sentiment d'égalité qui existe chez les Modernes ».

 

Le problème se pose donc en ces termes : comment, avec l'apparence de l'égalité, maintenir l'hétérogénéité et la hiérarchie sociales indispensables au bon fonctionnement de la société ? Autrement dit, comment une domination peut-elle être consolidée ? Par l'exploitation de la néophobie, du misonéisme et de l'ignorance des classes inférieures. Cependant, « Quand une couche sociale a compris que les classes élevées veulent simplement l'exploiter, celles-ci descendent plus bas pour trouver d'autres partisans ; mais il est évident qu'il arrivera un jour où on ne pourra plus continuer ainsi parce que la matière première manquera ». De toutes façons, deux facteurs concourent à rendre l'équilibre social instable : l'accumulation dans les couches supérieures d'éléments inférieurs, et dans les couches inférieures d'éléments supérieurs.

 

 

V. Constats empiriques et vérification par les « faits »

 

 

Le recueil intitulé Mythes et idéologies présente un bon échantillon des « faits » qui attestent l'effectivité du processus ainsi balisé. Les articles d'« histoire immédiate » qu'il contient manifestent un pessimisme constant quant au destin des élites gouvernantes des sociétés libérales européennes. L'évolution des unes et des autres est pensée en termes de décadence. « Une expérience sociale » (1900) relève la montée en puissance des partis extrêmes en France, où la bourgeoisie leur ouvre le chemin. A Waldeck-Rousseau, le « La Fayette de la bourgeoisie contemporaine » est promis le sort de son modèle : devenu inutile, on s'en débarrassera bientôt, le lion socialiste dévorera l'homme qui vit dans l'illusion de l'avoir dompté. « L'élection de M. Jaurès » (1903) donne lieu à un commentaire ironique sur les bons bourgeois, amis de la défense républicaine, qui pensent entraver, en endormant toute résistance, la marche inexorable du socialisme. La bourgeoisie décadente est encore prise à partie dans « Socialistes transigeants et socialistes intransigeants » (1903), où il est question du programme de Saint-Mandé et de la politique de Millerand.

 

Pour Pareto les jeux sont faits, sauf en Angleterre et peut-être en Suisse ; pour le reste de l'Europe, le triomphe du socialisme pourrait n'être qu'une question de temps. C'est ce qu'il écrit dans ses « Lettres à M. Brelay » (1897) où il estime que le grand tort du parti de la liberté économique a été de ne pas être un parti politique. La science pure est une chose, mais il faut agir, d'une façon qu'il précisera, en 1920, dans sa « Réponse à René Johannet » : pour la politique, il faut des hommes pratiques, des empiriques instruits ; il est surtout nécessaire que ceux-ci se bornent à faire usage des sentiments existants, sans avoir la prétention d'en créer de nouveaux. Dans le même article, il relève que les hommes politiques ignorent presque toujours les effets lointains des mesures qu'ils prennent ; et il en sera ainsi tant que les sciences sociales ne seront pas plus avancées.

 

Quant au destin de la société bourgeoise, le pessimisme de Pareto éclate dans « La marée socialiste » (1899). Partout, il voit grandir le rôle d'un État-providence qui prétend régenter toute la vie des individus. Ainsi s'installe un socialisme d'État dont il dit fort estimer les auteurs : au moins eux savent ce qu'ils veulent, tandis que les élites bourgeoises ferment délibérément les yeux sur les dangers qui les guettent ; aux partis radicaux, elles multiplient les concessions qui n'ont pour résultat, écrit-il dans « Concessions ou résistance » (1904), que d'en augmenter la force et de les encourager à formuler de nouvelles demandes. Aussi bien sont-elles en train de se suicider, en se grisant des mots solidarité, justice, et progrès « social ». Comme « il ne faut pas oublier que tout pays est gouverné par une élite, et que c'est principalement la composition de cette élite qui compte pour fixer les grandes lignes de l'évolution d'un pays » (« Richesse stable et richesse instable », 1911), c'est finalement à la distinction des « Rentiers et spéculateurs » (1911) qu'est rapportée la stratégie politique qui fait confiance à la ruse et renonce à l'usage de la force.

 

Les changements politiques qui affectent la société moderne sont encore examinés dans le dernier ouvrage publié par Pareto, La Transformation de la démocratie (1920). Parmi les transformations fondamentales enregistrées figure, outre « l'affaiblissement de la souveraineté centrale et le renforcement de facteurs anarchiques », la « progression rapide du cycle de la ploutocratie démagogique ». Sur fond de tensions qui s'aiguisent entre capitalistes et travailleurs, privilégiés de l'oligarchie et partisans de la démocratie, s'opère un transfert de la force des classes supérieures aux classes inférieures. Ce phénomène est à mettre en relation avec le mouvement ondulatoire de la société en partie commandé par l'opposition, dans les élites sociales, « entre l'aptitude à recourir à la force et le désir d'obtenir le consentement » des masses. Il est, comme précédemment, rattaché à la distribution des deux premières classes de résidus.

 

On soulignera pour terminer l'ambiguïté de la notion dont on a fait de « l'école italienne » une spécialité, et de Pareto son principal penseur. Groupes choisis et groupes limités dotés d'influence et de pouvoir politique sont, en effet, généralement confondus. Or, une fois reconnue l'essence hiérarchique de toute organisation sociale, et précisé ce qui a trait aux élites dans la société globale, il reste à saisir l'affinité intrinsèque que l'élite entretient avec le pouvoir.

 

Sur ce point, les conceptions de Mosca sont plus nettes, et vraiment neuves. Exposées dans Teorica dei governi e governo parlementare (1884), reprises et complétées au fil des rééditions des Elementi di scienza politica (1896) traduits en anglais sous le titre explicite The Ruling Class, elles font voir que, dans toutes les sociétés parvenues à un certain niveau de développement, il existe une classe qui modèle l'ensemble du corps social, lui donne sa forme et dirige la politique. Cette classe constitue une « minorité organisée » qui impose sa volonté à la majorité ignorante et inorganisée. La « formule politique » est la base juridique sur laquelle est fondé le pouvoir de la classe dominante dont Mosca analyse les composantes et le renouvellement, en relation avec le « principe libéral » et le « principe autocratique », la « tendance aristocratique » et la « tendance démocratique », l'« équilibre entre ces deux principes et ces deux tendances ». La théorie parétienne de l'élite et de la circulation des élites n'est donc originale que par son croisement avec celle des résidus selon laquelle une modification dans la distribution des résidus au sein de l'élite gouvernante provoque circulation et changement.

Enfin, on n'a pas assez noté que l' œuvre de Taine est à l'origine d'une grande partie des précédentes analyses. Cette filiation, parfaitement avouée par Mosca, a été repérée par R. Michels qui, de son côté, a mis en évidence les points de contact que son propre Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties intitulé Les partis politiques (1911) présente avec les conclusions de Mosca et celles de Pareto. S'agissant de la filiation en question, on en trouvera l'examen détaillé dans les excellentes études, trop peu citées en France, de Carlo Mongardini (1965).

 

 

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18/04/2023

Le père fondateur de la philosophie anti-lumières, un ami de Kant:

 

 

 

 

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Johann Georg Hamann

 

 
 

Données clés:

 

Naissance

1730, Königsberg

 

Décès

1798, Münster

 

A influencé

Herder, Friedrich Heinrich Jacobi, Goethe, Hegel, Schelling, Kierkegaard

 

 

Johann Georg Hamann (27 août 1730 à Königsberg, 21 juin 1788 à Münster) était un philosophe et écrivain allemand.

Son attrait pour l’irrationnel et le langage mystique ou prophétique lui a valu le surnom de « Mage du Nord » (der Magus aus Norden), nom qu’il prenait volontiers lui-même.

 

 

Biographie

 

Hamann commence des études de théologie en 1746 à l’université de Königsberg, avant de se tourner vers les études de droit. Ses principaux centres d’intérêt restent néanmoins les langues, la littérature, la philosophie ainsi que les sciences naturelles. Il quitte l’université en 1752 sans avoir obtenu son diplôme. Il s’installe en 1757 à Londres où il demeure jusqu’au début de l’été 1758. Il connaît alors une crise profonde, lors de laquelle il étudie intensément la Bible et qui le conduit à une « expérience de l’éveil ».

 

Hamann fonde le projet d’épouser Katharina Berens, fille du négociant Christoph Berens, mais il ne put y parvenir. Il revient à Königsberg au début de l’an 1759 en raison d’une grave maladie de son père. En dépit de son excellente connaissance des langues, il ne peut enseigner en raison d’un défaut de prononciation, et il doit donc se contenter de professions accessoires tout en exerçant par ailleurs une importante activité d’écriture. Il se lie d’amitié en 1762 avec Johann Gottfried Herder, sur lequel il exerce une grande influence.

 

Hamann obtient, en 1767 et par l’intermédiaire de Kant, un poste de traducteur auprès de l’administration prussienne des douanes. Il contracte alors un « mariage de conscience » (qui n'a jamais été officialisé) avec Anna Regina Schumacher, dont il a quatre enfants. Son activité professionnelle lui laisse un temps considérable pour l’étude et l’écriture. À partir de 1787, il voyage à Düsseldorf pour y rencontrer Friedrich Heinrich Jacobi, ainsi qu’à Münster où il meurt le 21 juin 1788.

 

Idées principales et influence

 

Hamann est considéré comme le prophète du mouvement du Sturm und Drang. Anti-lumières, en opposition aux philosophes des Lumières contemporains (et notamment à son ami Emmanuel Kant), il s'inscrit dans la tradition de Giordano Bruno, Leibniz, Spinoza et du néoplatonisme. Il développe ainsi un intérêt pour les thèmes de la Création ou de l’Incarnation divine, ainsi que pour l’unité de la raison et de la sensibilité, de l’universel et du particulier, du concept et de la perception. Il exerce une influence importante sur la pensée de Herder et de Jacobi, mais également de Goethe, Hegel, Schelling et surtout de Kierkegaard. Au XXe siècle on peut encore trouver une influence de Hamann chez Ernst Jünger qui l'évoque, d'abord en exergue du Cœur aventureux (1929), puis assez souvent dans ses journaux de l'âge mûr.

 

Convaincu du fait que nos mouvements psychiques s’accomplissent dans quelque chose d’obscur voire d’inconscient, il se crée pour lui-même un nouveau langage, difficilement compréhensible. Il présente la célèbre devise de Socrate « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » comme un aveu d’irrationalisme, et il exige de même du penseur et du poète une telle « chaleur de la volonté ». Ses écrits, qui sont généralement brefs, sont ponctués de nombreuses citations et allusions, et sont rédigés dans un style énigmatique qui présente un contraste avec le style simple et limpide de sa correspondance. On a voulu en conclure que l’ambition de Hamann, dans ses écrits, était de « contraindre » son lecteur à un travail actif d’élaboration de la pensée. Auteur et lecteur sont chez lui complémentaires, forment deux moitiés d’un même tout, qui doivent s’adapter l’une à l’autre pour pouvoir rejoindre un but commun.

 

Cette approche peut à son tour être réinscrite dans son concept central de coincidentia oppositorum (union des contraires), union qu’il cherchait à mettre en évidence, au sein de la vie humaine tout autant que dans les mystères christiques, avec le cas de l’union énigmatique du corps et de l’esprit, de la sensibilité et de la raison, du destin et de la responsabilité. Une telle fascination pour la contradiction l'a conduit à adopter une forte attirance pour l’ironie, dont ses écrits sont constamment empreints et qui a notamment joué un rôle dans l’influence qu’il a exercée sur Kierkegaard.

 

Les ouvrages les plus importants de Hamann sont Sokratische Denkwürdigkeiten (1759), Golgatha und Scheblimini (1784) ainsi que sa Metakritik über den Purismus der reinen Vernunft (1784).

 

Œuvres

 

  • Gedanken über meinen Lebenslauf, 1758/59
  • Sokratische Denkwürdigkeiten, 1759
  • Kreuzzüge des Philologen, 1762
  • Golgatha und Scheblimini, 1784
  • Aesthetica In Nuce : Métacritique du purisme de la raison pure et autres textes, Paris, Vrin, 2002.

 

Références

 

  • (de) Cet article est partiellement ou en totalité issu de l’article de Wikipédia en allemand intitulé « Johann Georg Hamann »
  • (de) Georg Baudler, Im Worte sehen. Das Sprachdenken Johann Georg Hamanns, Bonn, 1970
  • (de) Oswald Bayer, Zeitgenosse im Widerspruch. Johann Georg Hamann als radikaler Aufklärer, Munich, 1988
  • (de) Karl Carvacchi, Biographische Erinnerungen an Johann Georg Hamann, den Magus in Norden, Regensberg, Münster, 1855
  • (de) Gerhard Nebel, Hamann, Stuttgart, 1973
  • Pierre Klossowski, Les Méditations bibliques de Hamann, avec une étude de Hegel, Éditions de Minuit, 1948.

 

 

 

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09/12/2022

Napoléon Peyrat: chantre du Catharisme et des Camisards:

 

 

 

 

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C’est en Ariège que le Pasteur Napoléon Peyrat verra le jour en 1809, sur cette terre où le Protestantisme a planté de profondes racines. Ce poète, historien, pasteur, sera un fervent défenseur de la culture Occitane.

 

 

 

 



Bien qu'il soit extrêmement libéral, aux idées radicalement avancées, puisqu'il fut membre du félibrige rouge, il sera, par une heureuse inconséquence, comme d'autres avant et après lui ( cf Louis Second et sa traduction de la Bible), un défenseur de l'Orthodoxie, et le chantre du petit peuple Cévenole. Au strict Protestantisme qui s’est levé lors des guerres Camisardes pour la défense du pur Evangile, il lui a fallu un courage certain pour oser passer outre la réprobation du protestantisme officiel, qui préférait jeter un voile pudique sur cette période si décriée

 

 

 

 

 

 

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C’est en 1842 que sorti "les Pasteurs du désert" véritable plaidoyer pour les insurgés. De 1870 à 1882 ce sera la monumentale "histoire des Albigeois" ( 5 volumes) qui sera la première réhabilitation du Catharisme.

 

 

 




                              Patrick Cabanel et Philippe Robert
                                      Cathares et Camisards
                              " L'Oeuvre de Napoléon Payrat"
                                          ( 1809-1881)
                              Les Presses du Languedoc ( 1998)

 

 

 

 



                                
                                           Pasteur  Blanchard

 

 

 

 

 

 

 

 

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28/10/2022

Friedrich Nietzsche fils de pasteur luthérien:

 

 

 


 

 

Friedrich Nietzsche

Philosophe allemand (Röcken, près de Lützen, 1844-Weimar 1900).

 

 

Friedrich Nietzsche fut le penseur qui soumit à un doute radical tout l'acquis de la pensée occidentale, de Platon à Descartes. Sa propre philosophie est celle qui appelle de ses vœux le « surhomme », victorieux du Temps parce qu'il inscrit son action dans un « éternel retour ».

 

 

Une éducation privilégiée

 

Fils et petit-fils de pasteurs luthériens, Friedrich Nietzsche a tout juste deux ans lorsque son père meurt. À Naumburg, où sa famille s'installe, il grandit au milieu de femmes : sa mère, sa sœur cadette Elisabeth, sa grand-mère et deux tantes. Toutes l'entourent du respect suscité par l'enfant prodige qu'il est, montrant un don précoce pour la musique.

En 1858, Nietzsche est envoyé dans une école protestante faite pour l'élite et, en 1864, il s'inscrit à l'université de Bonn, où il étudie la théologie et la philologie classique. Mais c'est surtout à l'écriture musicale qu'il se consacre. En 1865, il suit à Leipzig son professeur et mentor, le latiniste Friedrich Wilhelm Ritschl (1806-1876), qui le tient pour un génie. Sur la recommandation de Ritschl, il obtient en 1869 – alors qu'il n'a pas encore soutenu de thèse – un poste de professeur de philologie classique à l'université de Bâle.

 

L'époque des affinités rompues

 

À Leipzig, Nietzsche a découvert la philosophie en lisant le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer. L'art, pensé comme contemplation du beau, y apparaît comme une consolation aux tourments de l'existence. Nietzsche croit voir la réalisation de ce projet philosophique dans la musique de Richard Wagner. De 1869 à 1872, il fait partie du cercle des intimes du compositeur, auquel il dédie son premier ouvrage : paru en 1872, celui-ci a pour titre la Naissance de la tragédie et pour sous-titre Hellénisme et pessimisme, ce dernier terme étant emprunté à Schopenhauer ; le philologue devenu esthéticien suscite de brûlantes controverses en portant sa première attaque contre l'idéalisme de Platon. Nietzsche rompt pourtant avec sa double filiation en publiant, entre 1873 et 1876, les quatre Considérations inactuelles (ou intempestives) : il rejette la philosophie de Schopenhauer, afin de proclamer « l'acquiescement à la vie », et la dramaturgie wagnérienne, parce qu'elle est fondée sur l'exaltation de la mythologie germanique.

 

Depuis 1874, Nietzsche fait l'épreuve de la maladie – migraines et troubles oculaires –, qu'il accueille cependant, par-delà la souffrance, comme un moment de liberté : il en finit alors « avec cette habitude de céder, de faire comme tout le monde, de [se] prendre pour un autre ». En 1879, il démissionne de l'enseignement. Avec la maigre pension du gouvernement suisse pour tout viatique, il mène une vie d'errance, en Bohême, en Italie, en France, surtout à la recherche des stations thermales qui conviendront le mieux à son état de santé.

 

L'époque des ouvrages fondateurs

 

Les années d'errance sont aussi celles du surgissement de l'œuvre proprement nietzschéenne. Humain, trop humain (1878) inaugure une période de critique totale, qui se poursuit avec le Voyageur et son ombre (1879) et Aurore (1881). Ces livres sont comme « une forme supérieure de guérison ». Nietzsche a recours à l'aphorisme pour rendre compte d'une réalité faite de multiples « perspectives ». Par son style même, il nous invite à nous méfier des systèmes rassurants, comme celui de Descartes, dont le « je pense, donc je suis » est soumis à une critique en règle : il n'est pas certain, dit Nietzsche, que je sois l'être qui représente ce que je me représente. Dans le Gai Savoir (1882), il reformule l'idée (stoïcienne à l'origine) de l'éternel retour : il n'est pas question de croire en un absurde retour des choses, mais d'éprouver la force de la volonté, en voulant toujours ce qu'on a voulu une fois – ce qui signifie renoncer au temps linéaire de l'histoire judéo-chrétienne.

 

Paru en plusieurs parties entre 1883 et 1885, Ainsi parlait Zarathoustra ne se vend qu'à une centaine d'exemplaires. C'est pourtant, parmi ses œuvres, celle dont Nietzsche déclare : « En l'offrant à l'humanité, je lui ai fait le plus grandiose présent qu'elle ait jamais reçu. » Il choisit la forme du discours poétique pour exposer les thèmes essentiels de sa philosophie que sont la mort de Dieu et l'apparition du surhomme (Übermensch) : le surhomme est celui qui est animé de la volonté de puissance – entendue non comme désir de domination mais comme force créatrice – et celui qui accepte, d'abord dans la gravité puis dans la joie, l'épreuve de l'éternel retour. « Quel que soit l'état que ce monde puisse atteindre, il doit l'avoir atteint, et cela, non pas une fois, mais d'innombrables fois. »

 

Le crépuscule du penseur

 

Nietzsche s'emploie ensuite à détruire définitivement ce qui a été ébranlé dans le Zarathoustra : la morale dans Par-delà bien et mal (1886) et dans la Généalogie de la morale (1887), la religion dominante dans l'Antéchrist (1888 [publié en 1896]) et toutes les formes d'idéalisme dans le Crépuscule des idoles (1888). Dès la fin de 1888, il écrit des lettres étranges, puis, le 3 janvier 1889, alors qu'il se trouve à Turin, il sombre dans l'aliénation mentale. D'abord interné à Iéna, il est ensuite recueilli, à Naumburg, par sa mère – qui lui en veut cependant d'« avoir tué le Christ » – et, finalement, à Weimar, par sa sœur Elisabeth (1846-1935), qui sera la dépositaire de ses derniers manuscrits. En 1901, c'est sa sœur qui publie, sous le titre la Volonté de puissance, ce qui n'est pas réellement une œuvre de Nietzsche, mais une compilation posthume d'aphorismes sélectionnés et parfois même partiellement réécrits. En désaccord avec le texte d'Ecce Homo, datant de 1888, elle en retardera la parution jusqu'en 1908.

 

La sœur Walkyrie

 

Elisabeth Nietzsche, surtout connue sous son nom d'épouse – Elisabeth Förster Nietzsche –, fut pour Friedrich une sœur attentionnée et complice, dont l'affection, à l'âge adulte, se mua en une passion dévorante, qui la poussa notamment à s'immiscer dans la vie sentimentale de son frère. C'est elle, notamment, qui mit fin à la liaison – pourtant toute spirituelle – que celui-ci eut avec la jeune Lou Andreas-Salomé entre 1882 et 1883.

 

Nietzsche, sur la fin de sa vie, n'était plus que l'ombre de lui-même. Il tomba complètement sous la coupe d'Elisabeth, qui gérait ses archives. C'est sa sœur qui entreprit de diffuser son œuvre, quitte à jouer les faussaires afin de transformer Friedrich en héros de la « nouvelle Allemagne ». Trente ans durant, après la mort de son frère, elle chercha à imposer une interprétation de la pensée nietzschéenne qui allait dans le sens de ses propres convictions aryennes – parachevées par son adhésion au national-socialisme.

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12/07/2022

Qui sont les intellectuels que les protestants devraient lire?

 

 

 

 

 

1. Jean Brun, l'Ecclésiaste protestant :

 

 

« Entre ce qui fait l’être du passant et l’être du passager, est venu s’insérer tout l’univers du machinal. Le passant se déplaçait dans un milieu qui, pour ainsi dire, lui parlait ; tout au long de sa marche il pénétrait dans une nature où il pouvait lire le passage d’autres vivants ou celui des saisons, il déchiffrait les signatures que le temps laisse dans l’espace. Le passager, lui, appartient au monde du machinal (…) »[1]

 

 

 Impossible d’imaginer que Jean Brun n’ait pas, constamment, appliqué à sa propre vie cette analyse aiguisée. Quand Bernard Saint-Sernin évoque sa « vigilance »[2] , on peut, sans prendre beaucoup de risques, se le représenter en observateur attentif de ses contemporains et du temps qu’il a traversé. Comme un passant, il a dû s’imprégner de cet air, de cet esprit, de cette mentalité qui qualifie une époque. Nul doute encore, donc, que sa philosophie en porte les traces. A deux niveaux certainement : d’abord comme une philosophie fruit de l’histoire d’un homme et d’un temps ; ensuite, et surtout peut-être, comme une volonté de proclamer une autre réponse, -une contre-réponse ?- aux voix du temps.

 

 

Situer Brun en son temps peut aider à mieux saisir sa pensée ; sa volonté d’établir les limites de la philosophie (certains parlant ici de Philosophie du seuil[3] ), son ontologie de la cassure et de l’angoisse ou sa critique de la machine et du rêve humain. Aucune étude n’existe encore sur ce sujet. On ne peut qu’espérer que des travaux de biographies intellectuelles soient entrepris dans les années à venir. Il nous appartient ici d’ouvrir, simplement, une brèche. Avant d’effleurer quelques pistes autour des trois thématiques de l’absence, de l’angoisse et de la surabondance, nous proposons d’évaluer l’oubli qui frappe Jean Brun.

 

 

 Un philosophe oublié:

 

 

Jean Brun « est un penseur tragique – à certains égards, plus tragique même que Kierkegaard »[4] . Cette phrase de Monica Papazu – préfacière du livre posthume de Jean Brun, Le mal  – définit, très justement, non seulement l’essence même du travail philosophique de Jean Brun mais aussi le temps qui l’a porté et, disons-le, la réception de son œuvre.

Trente-quatre ouvrages édités, une vingtaine de participation dans des livres, des dizaines d’articles publiés, la direction de l’édition des œuvres de Sören Kierkegaard[5] , l’instituent comme un des philosophes majeurs de notre second vingtième siècle. On pourrait donc s’attendre à une masse d’étude sur sa vie et son œuvre. Il n’en est rien. Jean Brun reste dans l’oubli alors que ses livres ont remporté de véritables succès. On ne compte pas moins de quatorze éditions jusqu’en 2002 de son Stoïcisme[6] , publié pour la première fois en 1958. Que dire aussi de Platon et l’académie , sorti en 1960, et réimprimé pour la treizième fois, en 1999. Ses dix titres dans la collection « Que sais-je ? » révèlent sa notoriété autant que les diverses maisons qui l’éditent[7]  : Stock[8] , Fayard[9] , Buchet-Chastel[10] , La Table Ronde[11] , Desclée[12] , Armand Colin[13] , Hachette[14]  ouvrent leur porte à ce philosophe atypique. Outre ces éditeurs prestigieux, il publie dans de plus petites maisons ou éditions scientifiques : les Presses Bibliques Universitaires[15] , La librairie Bleue[16] , Ad Solem[17] , Seghers[18] , Delpire[19] , Artège[20] . Enfin, deux de ses « Que sais-je ? » sont même traduits en espagnol en 1961 et 1962 et deux autres de ses livres en allemands en 1982 et 1991[21]

 

 

Pourtant l’ampleur de son œuvre n’a pas suscité l’enthousiasme. Aujourd’hui tous ses ouvrages sont épuisés sauf l’Europe Philosophe  récemment rééditée chez Stock. Quant aux études consacrées à sa philosophie, elles sont ténues. Hormis deux préfaces[22] , deux articles[23] , une journée organisée par l’association des amis de Jean Brun, en mars 1995 ; un colloque international, en mars 1996, sous les auspices de la Société académique d’Agen ; un livre de mélanges en 1987 puis un autre sous la direction de Maryvonne Perrot qui avait soutenu sa thèse avec lui en 1977, il n’existe pas d’analyse suffisante et complète de sa production[24] . A notre connaissance, on ne trouve pas de thèse consacrée à ce travail.

 

 

 

[1]  Jean Brun, Le rêve et la machine , La table Ronde, 1992, p. 49.

[2]  Bernard de Saint-Sernin, « Eloge de Jean Brun », Maryvonne Perrot (dir.), Journée Jean Brun : Dijon, le 18 mars 1995, Ed. universitaires de Dijon, 1996, p. 92.

[3]  Une philosophie du seuil, hommage à Jean Brun , préface de George Canguilhem, Ed. universitaires de Dijon, 1987.

[4]  Jean Brun, Le mal  suivi de Sombres « Lumières », préface de Monica Papazu, Artège éditions, 2013, p. 6.

[5]  Sören Kierkegaard, Œuvres complètes (OC), 20 vol, Paris, L’Orante, 1966-1986, Trad. De Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jaccquet-Tisseau, préfaces de Jean Brun.

[6]  Jean Brun, Le stoïcisme, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je », 1958.

[7]  Nous sommes dans l’incapacité de savoir s’il s’agit là d’un choix délibéré d’ordre philosophique de la part de Jean Brun ou s’il s’agit d’une contrainte liée aux réalités éditoriales sachant que les années 50-60 marquent « l’apogée d’une édition libérée des servitudes économiques ».

[8]  Deux ouvrages dont L’Europe Philosophe , 1988.

[9]  La Nudité Humaine , 1973. L’ouvrage revue et augmenté est publié aux Éditions du Beffroi, 1987.

[10]  Les Masques du Désir , 1979.

[11]  Le rêve et la machine , 1992.

[12]  Trois ouvrages dont Les Rivages du monde , 1979.

[13]  Sophia et l’âme du monde , 1983.

[14]  La conscience et l’inconscient , 1955.

[15]  Deux ouvrages dont L’idéologie de la Parole , 1981.

[16]  Vérité et christianisme , 1995 puis Édition du Beffroi sous le titre Philosophie et christianisme , 1988.

[17]  Deux ouvrages dont Essence et Histoire de la musique , 1999.

[18]  Deux ouvrages dont Héraclite ou le Philosophe de l’amour et de la haine , 1969.

[19]  La Main , 1968.

[20]  Jean Brun, Le mal, op. cit.

[21]  En espagnol, il s’agit de son livre sur le Stoïcisme  et sur Platon et l’académie . En allemand, il s’agit du livre À la recherche du Paradis Perdu  et Les idéologies de la Parole .

[22]  Préface de Monica Papazu dans Le mal, op.cit . et préface de Catherine Pickstock dans Essence et histoire de la musique, op. cit.

[23]  D. Moulin, « J. Brun, Une introduction à sa pensée », La Revue Réformée, N°232, 2005/2, pp. 25-42 et E. Alvarez, « Introduction à la lecture de Jean Brun », Hokhma  N°78, 2001, pp. 35-51.

[24]  Collectif, Une Philosophie du seuil, Hommage à Jean Brun, préface de Georges Canguilhem, 1987 et Maryvonne Perrot (dir.), Jean Brun, la vérité et le chemin , éd. Centre Gaston Bachelard de recherches sur l'imaginaire et la rationalité, 2006.

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