03/01/2020
Catholicisme et protestantisme en Allemagne:
Ancien directeur du Centre d'études germaniques de l'université de Strasbourg († 2011)
En 1555, l'unité confessionnelle du Saint Empire romain germanique est officiellement rompue et la Paix d'Augsbourg consacre la division religieuse née de la Réforme luthérienne. Cujus regio, ejus religio : la coexistence du catholicisme et du protestantisme se fera sur la base de l'unité confessionnelle de chaque territoire. Malgré certains heurts, cette situation va évoluer vers une « paix religieuse » et un biconfessionnalisme assumé, dans le cadre d'un certain réalisme politique, juridique et social. François-Georges Dreyfus auteur, avec Paul Colonge, de Religions et société en Allemagne au XIXe siècle (Sedes, 2001), dépasse ici les clichés qui verraient seulement s'opposer une Allemagne du Nord, protestante, industrielle et riche, à une Allemagne du Sud, catholique, paysanne et pauvre, pour expliquer le rôle fondamental des Églises dans la vie sociale et politique de l'Allemagne, du piétisme au Kulturkampf, de la résistance au nazisme à la réunification.
Une évangélisation tardive
On ne peut pas comprendre l'évolution religieuse de l'Allemagne si l'on oublie que l'évangélisation y a été très tardive. En effet, si la Rhénanie a été christianisée dès l'époque romaine, l'Allemagne centrale n'a été évangélisée qu'au temps des Carolingiens, aux VIIIe et IXe siècles. Quant à l'Allemagne au-delà de l'Elbe, sa christianisation ne s'est effectuée qu'aux Xe et XIe siècles. Nombre de traditions païennes vont ainsi perdurer et l'imprégnation chrétienne y demeurer longtemps superficielle. Certes de nombreux monastères, souvent cisterciens comme Lehnin ou Doberan, viendront renforcer la foi chrétienne mais le souvenir des baptêmes par l'épée du temps de Charlemagne reste très présent.
Du XIIe au XVe siècle, le christianisme n'est solidement implanté que dans trois régions, la Bavière, la rive gauche du Rhin et la Westphalie. Partout ailleurs, la vie religieuse demeure superficielle malgré les efforts des prêtres et des moines, même si se construisent de nombreux bâtiments, souvent magnifiques. On participe à la vie religieuse mais souvent plus du bout des lèvres que du fond du cœur. Il est vrai que les sévères conflits entre l'Église et l'Empire ne facilitent guère, au moins jusqu'au XIIIe siècle, un véritable appui des princes à l'Église. À partir du XIVe siècle, les difficultés économiques et politiques entraînent une régression générale dans les principautés allemandes. Simultanément, on assiste à une détérioration de la vie morale dans l'ensemble du clergé, situation contre laquelle Jean Hus proteste en Bohême. S'étant attaqué au pouvoir pontifical, il est condamné lors du Concile de Constance (1415) et brûlé vif.
La Réforme luthérienne
Le 31 octobre 1517, le provincial de Germanie de l'ordre des Augustins affiche à Wittenberg quatre-vingt-quinze thèses qui critiquent véhémentement les désordres de l'Église, condamnent le système des indulgences, vendues pour favoriser la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome et en appellent au concile.
Cet appel au concile s'explique par les dernières délibérations du concile de Bâle qui, en 1448 et 1449, avaient proclamé le concile supérieur au Pape. Pendant trois ans, on assiste à des débats de plus en plus virulents qui, en raison de l'intransigeance de plus en plus intraitable et du Pape et de Luther, se terminent par l'excommunication de Luther.
Dès lors naît dans le christianisme une nouvelle Église, dite Église luthérienne. Luther, soutenu par la majorité des princes allemands, est tout de même condamné à Worms mais, quoique mis au ban de l'Empire, il trouve refuge dans la forteresse saxonne de la Wartburg.
Le fondement de la pensée luthérienne est le salut par la foi seule, sola fide, qui affaiblit profondément toute la construction du catholicisme ancien ou médiéval : en effet, si le pouvoir vient de Dieu seul, il n'est pas une fois pour toutes délégué à son Église. Or Rome, par la bulle Exsurge Domine du 15 juin 1520, excommunie Luther qui vient de publier en quelques mois quatre textes essentiels : L'Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande, La captivité babylonienne de l'Église, La Liberté chrétienne et L'Épître à Léon X, souverain pontife. Tous ces textes essentiellement anti-romains prônent une Église où le fidèle, par le biais du sacerdoce universel, prend une place nouvelle.
Réfugié à la Wartburg, Luther va y traduire la Bible en allemand. Soyons conscients que cette traduction est véritablement créatrice : d'une part elle va contribuer à une vraie christianisation de populations mal évangélisées, d'autre part elle est le texte fondateur de la langue allemande. Luther, en effet, a fondu en une langue littéraire tous les dialectes de l'Allemagne du Nord en faisant une large place au saxon : ce sera le Hochdeutsch, le haut allemand.
Le luthéranisme est basé sur quatre fondements essentiels qui seuls conduisent au salut : Sola fide, la foi seule, Sola Scriptura, l'Écriture seule, Sola gratia, la grâce seule, Christo solo, le Christ seul. De cela il dégage quelques principes : le sacerdoce universel – il n'y a pas d'intermédiaire entre le fidèle et son Seigneur –, le refus du célibat des prêtres, une liturgie en allemand avec la communion sous les deux espèces et un service dont l'élément essentiel est la prédication centrée sur l'exégèse d'un texte biblique.
Tout cela ne se fait pas en une fois : c'est ainsi qu'en 1522, Luther revient au service en latin, rétablit les vêtements liturgiques et même la communion sous une seule espèce. Ce n'est qu'en 1525 qu'apparaît le premier ordo liturgique luthérien mais, dès 1526, la Deutsche Messe, la messe allemande, est structurée définitivement et va demeurer la liturgie normale des Églises luthériennes : il s'agit surtout de simplifier la messe romaine avec la disparition des litanies des saints et de l'idée de « sacrifice ». Pour l'essentiel la liturgie luthérienne demeure très proche de la liturgie romaine, même si elle fait une place infiniment plus grande au chant collectif, au choral. Mais comme le soulignent bien des historiens, Luther n'a pas souhaité renoncer complètement à la messe latine.
De surcroît, le luthéranisme ne rompt pas avec la tradition romaine : il maintient la hiérarchie ecclésiastique et fait place à l'évêque, ce que rappellera en 1530 le texte fondateur du luthéranisme, la Confession d'Augsbourg.
En définitive, le luthéranisme se développe rapidement pour plusieurs raisons dont une, la dernière, aura des conséquences considérables : il s'enracine vite du fait de sa liturgie en allemand dans la masse de la population ; il s'affirme hostile à l'immoralisme des prêtres, à la simonie et aux indulgences prônées par l'Église romaine ; il affirme la prééminence de l'Écriture sainte et attire ainsi à lui les intellectuels touchés par le mouvement humaniste. Enfin, en s'opposant à s d'Empire qui, comme les princes, vont pouvoir renforcer leur pouvoir temporel. Les uns et les autres vont en profiter pour placer plus ou moins la nouvelle Église sous leur coupe. Jusqu'en 1919, dans les territoires allemands luthériens, le souverain est Summus Episcopus, évêque suprême. Notons que c'est toujours le cas dans les États scandinaves.
Charles Quint, empereur depuis 1519, tente – en vain – de freiner le développement de l'hérésie ; si la diète de Worms a condamné Luther, le souverain tente encore une réconciliation en 1530 lors de la diète d'Augsbourg. C'est l'occasion pour les luthériens de présenter un texte, très conciliant à l'égard de Rome, rédigé par Melanchthon. Cette Confession d'Augsbourg, rejetée par l'Empereur et l'Église, est le fondement des professions de foi des Églises luthériennes.
Le concile de Trente et la Contre-Réforme
Pendant vingt ans, catholiques et protestants s'affrontent rudement. C'est seulement en 1555 que la paix d'Augsbourg consacre la division religieuse du monde allemand : les princes reçoivent le droit d'imposer la religion de leur choix à leurs sujets selon le principe Cujus regio, ejus religio. C'est un échec pour Charles Quint, une défaite pour l'Église.
Mais le concile de Trente (1545-1563), qui lance la Contre-Réforme, va permettre à l'Église catholique de consolider ses positions et même de reconquérir certaines régions, avec l'aide des Jésuites.
La contre-offensive catholique est centrée sur une réorganisation de la formation des prêtres, sur une nouvelle édition de la Vulgate, sur une liturgie somptueuse célébrée dans des églises souvent magnifiquement décorées dans le style baroque. La mise en place d'un réseau de collèges visant à former une élite catholique permet la reconquête de certaines régions comme la Westphalie autour de Münster en particulier et la consolidation de l'Église en Bavière et en Bohême.
Après soixante années de paix, tout cela est remis en question par la guerre de Trente Ans (1618-1648) : ce conflit à la fois religieux et politique voit la coalition de la plupart des princes allemands contre l'Empereur, coalition soutenue par les grands royaumes luthériens du Nord – Danemark et Suède – et par le roi de France en lutte contre la suprématie des Habsbourg. Les traités de Westphalie (1648) confirment pour l'essentiel les décisions religieuses de la Paix d'Augsbourg et la règle du cujus regio, ejus religio. Mais le traité confirme aussi l'abaissement de l'Empereur. La guerre a surtout ruiné l'Allemagne : elle perd plus de la moitié de sa population et son économie tant agricole qu'industrielle est détruite. Aussi, dès qu'ils le pourront, les princes allemands feront bon accueil aux minorités religieuses persécutées : les huguenots français en Hesse et en Prusse avec l'Édit de Postdam de 1685, les populations juives dans les ports hanséatiques, en Prusse ou en Saxe.
De 1648 à 1789, la population catholique, largement minoritaire, vit sans difficulté soit dans le duché de Bavière, soit dans les grandes principautés ecclésiastiques – Cologne, Trèves, Mayence, Münster, Paderborn, Worms, Würzburg – soit dans les domaines des Habsbourg comme le Brisgau. Cette situation va être bouleversée par la Révolution française.
Le piétisme et son influence
Le luthéranisme, lui, perd très rapidement son élan réformateur : les Églises luthériennes s'installent avec une hiérarchie aussi stricte que celle de l'Église catholique, mais le Summus Episcopus n'est plus à Rome : c'est soit un principicule, soit le représentant local des souverains plus importants. La théologie s'étiole jusqu'au moment où se développent des communautés piétistes.
Le piétisme est une tendance essentiellement fondée sur le contact personnel du fidèle avec son Seigneur : les « collèges de piété » vont favoriser un luthéranisme individualiste méconnaissant l'importance de la communauté paroissiale et la nécessité de l'Église. Ils vont être un élément essentiel du rationalisme religieux qui se développe sous l'influence de certaines facultés de théologie comme Halle ou Göttingen avec les Lumières. Dès la fin du XVIIIe siècle, naît ainsi dans nombre de milieux dirigeants une théologie libérale qui va peu à peu mettre en cause la divinité du Christ, la validité du Credo ou de la Cène.
Simultanément le piétisme, profondément fidèle à certains égards, à la pensée du premier Luther, favorise le développement de l'instruction : l'instruction primaire est obligatoire en Prusse dès le milieu du XVIIIe siècle. Les écoles normales allemandes d'instituteurs serviront de modèle à la France grâce au préfet de Rhin et de Moselle qui les découvre à Coblence en 1807 et en implante une à Strasbourg en 1811.
Les piétistes favorisent aussi le développement économique. C'est en étudiant leurs principes et leurs pratiques que le sociologue Max Weber fonde les théories sur la supériorité du protestantisme, qu'il développe dès 1901 dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme. C'est en effet très largement sous l'influence des milieux piétistes, fortement soutenus par le Roi de Prusse, que l'économie va renaître en Allemagne. Une faculté des sciences camérales est instaurée à Halle où dominent trois disciplines : l'histoire politique, le droit public de l'Europe et la science des gouvernements, l'économie politique de l'État. En fait, c'est une faculté de science politique où l'on va recruter les administrateurs et « nombre de gens de qualité ». Ce type de faculté va très vite se diffuser ailleurs, d'abord dans les universités protestantes – Leipzig, Göttingen, Tübingen, Marburg, Giessen, Erlangen – puis dans les universités catholiques – Bonn, Fribourg, Mayence. Au XIXe siècle, ces facultés seront intégrées dans les facultés de droit. C'est une des raisons pour laquelle un diplôme de droit deviendra indispensable pour faire carrière dans le monde allemand.
Les piétistes constituent la base des entrepreneurs et provoquent la renaissance économique. Mais cela ne concerne que l'Allemagne protestante. Ainsi s'amorce dès le dernier tiers du XVIIIe siècle le décalage de développement entre une Allemagne du Nord très majoritairement protestante et une Allemagne du Sud essentiellement catholique. Cette situation perdurera jusqu'au dernier tiers du XXe siècle et contribue partiellement à expliquer le mépris des protestants à l'égard des États catholiques plus pauvres.
La Révolution française et le Recez de 1803
À ses débuts, la Révolution française a été bien accueillie tant par les élites luthériennes que par les catholiques. Les unes et les autres sont profondément marquées par l'esprit des Lumières, au point qu'une partie du haut clergé catholique, très influencé par le gallicanisme et la politique de l'empereur Joseph II, développe au Concile d'Ems (1785) l'idée d'une Église allemande presque indépendante de Rome : c'est ce qu'on a appelé le national-épiscopalisme.
Les excès de la Révolution, avec en particulier la chute de la monarchie et l'exécution de Louis XVI, détournent les classes dirigeantes de l'idéal révolutionnaire. De plus, les troupes françaises qui occupent la rive gauche du Rhin ne sont pas accueillies avec enthousiasme par les populations locales. Les territoires rhénans sont annexés par la France en 1797. En 1801, le traité de Lunéville entre la France et l'Empire prévoit des compensations pour les princes allemands dépossédés de leurs domaines sur la rive gauche du Rhin. Préparé par Bonaparte et Talleyrand, l'acte appelé Recez germanique sera approuvé par la Diète de Ratisbonne et ratifié par l'empereur François II en avril 1803.
Le Recez diminue considérablement le nombre des États allemands : il n'y a plus que cent trente-quatre principautés et six villes libres au lieu de cinquante et une. Les catholiques en sont les grandes victimes : il n'y a plus qu'un seul archevêque électeur, celui de Mayence transféré à Ratisbonne et cinquante-huit princes catholiques. L'électeur de Hanovre – et roi d'Angleterre – obtient le diocèse d'Osnabrück. Les évêchés de Paderborn, d'Erfurt et une partie de celui de Münster sont attribués au roi de Prusse. Cette décision napoléonienne renforçait le poids de la France. De plus, limiter de manière drastique le nombre de souverains catholiques revenait à placer une forte minorité de la population catholique sous l'autorité de souverains luthériens. On ne s'en rendit compte qu'après 1815.
En effet la création en 1806 de la Confédération du Rhin sous protectorat français entraîne dans la trentaine d'États confédérés la mise en place d'un droit ecclésiastique relativement libéral, proche du régime français de l'époque. La défaite de Napoléon et le congrès de Vienne (1814-1815) conduisent à la constitution d'une Confédération germanique, qui entraîne un redécoupage territorial. Dès lors il n'y a plus que trente-six États allemands dont un seul est catholique, celui du roi de Bavière. La Rhénanie et la Westphalie catholiques sont rattachées au royaume de Prusse. Dès lors, 80 % des catholiques allemands sont placés sous autorité protestante et deviennent des sujets de seconde catégorie.
Le catholicisme allemand du XIXe siècle à la chute du IIIe Reich
De 1815 à 1945, le catholicisme allemand va être placé sous la tutelle des États et des villes libres protestantes. Avec la sécularisation entraînée indirectement par le Recez les souverains vont profiter de leurs acquisitions catholiques pour faire main basse sur les biens des diocèses, des chapitres et des monastères ainsi que sur les établissements d'enseignement secondaire. Le Recez autorisait ces expropriations mais obligeaient les États à prendre alors en charge l'entretien des bâtiments ecclésiastiques, les frais du culte et la rémunération des prêtres. C'est à cause de cette prescription qu'existe aujourd'hui en Allemagne l'impôt d'Église, le Kirchensteuer, perçu en surplus sur les fidèles des communautés reconnues – évangéliques, catholiques et israélites – qui représente un supplément de 8 à 10 % selon les Länder à l'impôt sur le revenu.
Cette situation entraîne la suppression de la plupart des monastères et par conséquent des ordres religieux : cent cinquante communautés bénédictines disparaissent ; il en est de même pour de nombreux établissement d'enseignement secondaire. La division des anciens diocèses entre des États différents conduit à une situation dramatique : en 1812, sauf dans l'Empire français, il n'y a plus guère d'évêques en Allemagne. Par contre, l'occupation française, les difficultés économiques et le dénuement de milliers de moines et de prêtres entraînent une renaissance de la foi dans le petit peuple catholique.
Le « pacte fédéral » instituant la Confédération germanique en 1815 prévoit (article 16) l'égalité des droits civils et politiques aux fidèles des Églises chrétiennes ; dans le grand duché de Mecklembourg cet article ne sera appliqué qu'en 1885 sous la vive pression du Chancelier-Prince de Bismarck… Mais – nous le verrons – l'égalité entre catholiques et protestants dans les États luthériens sera théorique : en Prusse où les catholiques représentent 40 % de la population, le pourcentage de catholiques Ministerial-Direktor, officiers ou professeurs titulaires de chaire ne dépasse pas 10 %. Dans les universités prussiennes – sauf à Bonn, Breslau et Münster… – entre 1880 et 1914 mieux vaut être juif que catholique pour obtenir une chaire.
Dans l'État catholique qu'est la Bavière, l'on garantit à l'Église les « droits et prérogatives qui lui reviennent en vertu de l'ordre divin et des dispositions canoniques » mais le roi contrôle les nominations des évêques et des curés et promulgue, après avoir signé un concordat en 1817, un édit largement inspiré par les articles organiques français. On retrouve une situation analogue dans les États du Rhin supérieur – Bade, les deux Hesse, Nassau et Wurtemberg.
Le gouvernement prussien n'est d'ailleurs pas hypocrite et déclare : « L'Église protestante doit être privilégiée mais l'Église catholique ne doit pas être défavorisée ». En principe, les chapitres élisent librement les évêques mais les chanoines sont en réalité désignés par le roi et le Saint-Siège incite lui-même à désigner un « candidat agréable au roi ». Sur la rive gauche du Rhin, le régime napoléonien demeure en vigueur, ce dont le roi de Prusse se souviendra quand il sera en conflit avec l'archevêque de Cologne !
Cette mainmise des États protestants sur l'Église catholique conduit par réaction à un essor rapide de l'ultramontanisme. Rome apparaît comme le seul protecteur des catholiques dont la piété est sensiblement renforcée : récitation régulière et communautaire du chapelet, culte marial et processions ne cessent de se développer.
Simultanément une élite catholique apparaît, liée à la conversion au catholicisme d'un certain nombre de notables ou d'écrivains tels Stolberg ou Schlegel. Même si Novalis ne devient pas catholique, il est plus proche de la mentalité romaine que de la mentalité luthérienne. Le renouveau intellectuel catholique développe une pensée conservatrice, fondée sur l'idée que seul le retour au Moyen Âge avec une Église unique permettra la renaissance et l'unité de l'Occident divisé par la Réforme et le rationalisme. Ce renouveau intellectuel imprégné de romantisme met en exergue les valeurs esthétiques du catholicisme, ignorées ou même rejetées par la Réforme et les Lumières.
Dans ce contexte éclatent quelques crises qui mettent en cause le monde catholique, en particulier le conflit entre la Prusse et l'archevêque de Cologne. Celui-ci, mis en prison pour n'avoir point respecté les articles organiques, attire sur lui toute la sympathie du peuple catholique rhéno-westphalien, ce qui entraîne une profonde méfiance entre le gouvernement de Berlin et la catholicité allemande.
Celle-ci s'organise peu à peu autour de plusieurs centres en Bavière à l'université de Landshut, et à Mayence sous l'influence de Monseigneur Colmar, évêque nommé par Napoléon ; le Cercle de Mayence lutte contre les Lumières et l'enseignement universitaire marqué par le rationalisme en donnant la préférence aux séminaires et en prônant une fidélité totale à Rome ; le Cercle de Mayence prépare surtout à cette caractéristique essentielle du catholicisme allemand, l'action politique et sociale.
Le catholicisme politique et social
Méprisé par les directions luthériennes des États et par une élite protestante libérale et rationaliste, le catholicisme allemand va combattre ces tendances au plan politique et au niveau socio-économique. À la suite des mouvements révolutionnaires de 1848 on décida la convocation d'une Assemblée nationale à Francfort-sur-le-Main. Sous l'impulsion du Cercle de Mayence est alors constituée une « Association Pie », le Pius Verein, qui va s'engager dans le combat politique avec d'autant plus de facilité qu'il n'y a pas encore en Allemagne de parti politique : les « Associations Pie » permettent l'élection de cent députés catholiques sur huit cents. Le catholicisme politique allemand est né. Lors des débats sur l'unité allemande, les députés catholiques sont favorables à une Grande Allemagne incluant l'Autriche et où les catholiques seraient à égalité avec les protestants. Mais le choix de l'Assemblée se porte sur la Petite Allemagne, dominée par la Prusse protestante.
Les catholiques ont compris la nécessité de faire face aux autres Allemands, chez qui domine un profond ressentiment contre les tenants de l'ultramontanisme accusés de surcroît d'être rétrogrades.
Pourtant c'est dans le monde catholique que va naître une approche solide de la question sociale. Dès 1837 un député aux États de Bade proposait l'intervention de l'État en matière sociale. Cette attitude favorable tant à la condition ouvrière qu'au monde rural persistera très longtemps dans le milieu catholique. Cette position est d'autant plus compréhensible que le patronat allemand comme les grands propriétaires sont majoritairement protestants. En 1907, alors qu'il y a dans le Reich 37 % de catholiques, les patrons de cette confession ne représentent que 30 % de la masse des patrons…
Tout cela contribue à expliquer l'importance attachée aux problèmes sociaux : en Allemagne l'Église catholique méprisée par les pouvoirs prend le parti des déshérités et apparaissent très vite toute une série de réflexions sur les questions socio-économiques. Ketteler, évêque de Mayence en 1860 après avoir été député à l'Assemblée de 1848, très marqué par les idées du socialiste national F. Lassalle, préconise la création de coopératives, laisse proposer l'instauration de syndicats et lutte contre « la loi d'airain du salaire ».
De son côté, un laïc, Reichensperg, demande à l'État la création de caisses d'épargne pour favoriser la vie des paysans. Simultanément apparaissent d'innombrables sociétés de secours telle celle fondée par l'Abbé Kolperg et les Filles de la Charité ou les sociétés de Saint Vincent de Paul. Leur action est loin d'être négligeable. D'ailleurs le parti catholique est le seul parti avec le SPD à intégrer dans son programme des propositions sociales. Au Landtag de Prusse est apparu en effet en 1852 une Katholische Fraktion qui siège au centre de l'hémicycle, entre les libéraux et le parti conservateur ; très vite ce parti s'appellera le Zentrum et gardera ce titre jusqu'en 1933. Il combat dès son origine pour la parité confessionnelle dans la fonction publique, pour un enseignement confessionnel, pour le maintien des droits et des libertés pour l'Église catholique.
Depuis 1848, les catholiques réunissent régulièrement des Katholikentage qui, jusqu'en 1868, existent aussi bien en Allemagne qu'en Autriche. Mais les catholiques allemands sont toujours en alerte car les conflits menacent entre l'Église et les États, tant en Bavière qu'en Prusse, d'autant que les protestants libéraux proclament que la victoire de la Prusse sur l'Autriche en 1866 était le « parachèvement de la Réforme ».
Le Kulturkampf
La situation tendue que connaît l'Église en Allemagne est aggravée par deux maladresses du Zentrum. Celui-ci réclame en effet l'intervention du Reich afin de rendre au Saint-Siège les États qu'il a perdus en 1870 et d'obliger les États à reconnaître les droits et les libertés des Églises.
Bismarck se sent agressé et avec ses alliés libéraux-nationaux et conservateurs, il riposte durement. Bismarck a peur d'une alliance franco-autrichienne soutenue par les catholiques du Reich, en particulier les nationalistes polonais et les protestataires alsaciens : il faut museler l'Église et bien faire comprendre la supériorité de l'empereur allemand sur le pape. Quant aux libéraux et aux conservateurs, hommes des Lumières ou luthériens orthodoxes, ils « veulent libérer les individus des chaînes de l'Église » et estiment que les catholiques ne peuvent être de « bons Allemands tant qu'ils dépendront d'un souverain étranger ». Ils souhaitent, écrira un théologien protestant, « germaniser les catholiques allemands ». Il est vrai aussi que le monde protestant est scandalisé par la proclamation du dogme de l'infaillibilité pontificale.
Appuyé par les catholiques libéraux bavarois, Bismarck s'engage alors dans le Kulturkampf, c'est-à-dire la lutte contre cette Église ultramontaine qui interdisait aux ecclésiastiques de parler en chaire des affaires. Cette loi établissait le mariage civil, l'interdiction des ordres religieux en Prusse et l'obligation pour les prêtres de passer un examen devant les universités d'État, ce qui était la règle depuis la Réforme pour les pasteurs. Elle ne sera guère appliquée par Bismarck mais, comme elle n'aura pas été abrogée, elle sera largement utilisée par le IIIe Reich contre les prêtres et les pasteurs. À cela répond une résistance de plus en plus vive et le Zentrum double ses voix entre 1871 et 1874 : de 1874 à 1912 le parti réunira désormais plus de 90 députés sur les 397 du Reichtag.
Une véritable contre-société catholique se constitue avec sa presse, ses mouvements de jeunes et de femmes, ses cercles ouvriers, ses clubs de lecture, ses chorales et ses caisses d'épargne. En fait ces structures vont servir de modèle au socialisme allemand, en attendant d'être récupérées par les divers partis totalitaires marxistes ou hitlériens.
Mais la situation s'améliore car Bismarck a besoin du soutien catholique contre les socialistes ; comme le Zentrum refuse de négocier, l'accord se fait sur son dos directement entre Berlin et Rome. Léon XIII récuse les positions politiques à caractère démocratique du parti catholique. Par contre Rome avalise les positions sociales des catholiques allemands qui vont soutenir la politique bismarckienne des lois de sécurité sociale de 1883 à 1891. Peu à peu le peuple catholique, dont la piété ne faiblit point, s'intègre dans l'Empire mais sa place dans la société demeure seconde.
Avec la République de Weimar, le monde catholique allemand espère une reconnaissance pleine et entière. Ce sera en vain : la place des catholiques dans la société n'est guère modifiée et les gouvernements successifs, presque tous soutenus au Reichstag par le Zentrum, refusent de signer un Concordat avec le Saint-Siège. La persistance de cette hostilité s'explique par l'anticléricalisme des communautés et de la majorité des socialistes du SPD, par l'anti-romanisme persistant des milieux et partis bourgeois et conservateurs.
Alors que de 1924 à 1932 l'adhésion au nazisme – condamné par de nombreux mandements épiscopaux – est interdite, elle devient licite à la fin de 1932. Hitler obtiendra en mars 1933 les pleins pouvoirs notamment grâce aux votes des députés du Zentrum, en échange d'une négociation conduisant à un Concordat signé en juillet 1933. Il accordait et accorde, car il est toujours en vigueur, de grandes libertés à l'Église romaine. Mais quelques jours avant la signature, Hitler interdit et dissout le Zentrum. Très vite, naturellement, il ne respecte pas la signature du Reich : ses acolytes critiquent durement le catholicisme, s'en prenant aux prêtres et aux moines qui défendent leurs droits pied à pied. Un grand nombre d'entre eux sont persécutés, poursuivis en justice, envoyés en camp de concentration. Au-delà des critiques – bien discutables – à l'encontre de Pie XII, il convient de rappeler qu'il y aura trois à quatre fois plus de prêtres en camp de concentration que de pasteurs ; or, dans le Reich de 1932, il y a environ trois fois plus de pasteurs que de prêtres ! Il est vrai que de 1933 à 1945, l'Église quasiment persécutée a pris des positions très fermes contre l'euthanasie et dans de nombreux diocèses, contre les persécutions antisémites. Mais l'attitude de l'Église est freinée – comme la masse de la population – par son anticommunisme fondamental. Il fallait simultanément lutter contre la peste et contre le choléra.
L'effacement des divergences confessionnelles dans la résistance au nazisme favorisa, après 1945, une action œcuménique vivante et la constitution d'un parti chrétien démocrate rassemblant catholiques et protestants.
Les Églises protestantes de la Révolution à la fin du Reich
Le terme de protestantisme allemand va devenir au XIXe siècle une formule convenable. Jusqu'alors, en dehors des faibles minorités calvinistes ou réformées, il n'y a dans l'Allemagne non catholique que des luthériens. À partir de 1817, ce ne sera plus le cas puisque le roi de Prusse calviniste décida que dans son royaume luthériens et calvinistes ne constitueraient plus qu'une Église unique, l'Église dite de l'Union, Église à liturgie commune – elle est luthérienne – et à théologie variable.
Si le protestantisme allemand est largement majoritaire, s'il est « dominateur, fier et sûr de lui », il n'en est pas moins très divisé. Sous l'influence des Lumières s'est développé un rationalisme profond que les professeurs des facultés de théologie, gagnés majoritairement à cette vision de la théologie et de la dogmatique, diffusent auprès des pasteurs. Seules résistent de rares universités : Erlangen en Bavière car, ici minoritaires, les luthériens doivent résister aux catholiques ou Greifswald en Mecklembourg. Ainsi on peut très vite distinguer dans le protestantisme allemand trois niveaux d'appartenance religieuse.
Les libéraux, rationalistes, mettent en cause les fondements de la foi, le Credo, la Résurrection, la Cène et la divinité du Christ. Ils recrutent dans les milieux universitaires ou dans la bourgeoisie intellectuelle mais ils restent attachés à l'Église. On ne va au culte que les dimanches où il y a une cantate ou lorsque le prédicateur jouit d'une grande renommée. Mais dès la cantate ou le sermon terminé, on se retire !
Les piétistes, profondément attachés à leur foi, sont très appliqués à êtres présents dans la société, mais rebelles à toute organisation ecclésiastique, à toute dogmatique. Ils sont nombreux dans l'aristocratie et dans quelques milieux bourgeois, surtout dans les villes moyennes.
Enfin les orthodoxes restent les plus nombreux, au moins jusque dans les dernières années du XIXe siècle. Ils se recrutent dans le monde rural, majoritaire en Allemagne jusque vers 1880, sont soutenus par l'aristocratie et très souvent reconvertissent leurs pasteurs à une piété traditionnelle, quitte à les dénoncer aux autorités ecclésiastico-étatiques qui, généralement, les sanctionnent, au moins en vieille Prusse – Prusse orientale, Poméranie, Brandebourg – en Hesse Cassel, en Saxe.
Les infidèles, quant à eux, sont de plus en nombreux en milieu urbain et dans les zones industrielles. Cela ne concerne pas seulement le monde ouvrier ou employé mais aussi la moyenne bourgeoisie. La petite bourgeoisie demeure plus fidèle et reste attachée à l'éthique luthérienne y compris au plan des mœurs. On se contente du baptême, de la confirmation, des obsèques mais on ne va plus au culte. À cet égard le petit tableau statistique ci-après est parlant.
On peut ainsi constater l'ampleur de la sécularisation du protestantisme allemand tout au long du XIXe siècle. Vie de Jésus qui célèbre le « mythe évangélique ». Ainsi se développe une école philosophico-théologique foncièrement antichrétienne contre laquelle luttent difficilement quelques orthodoxes, parmi lesquels Fredéric-Julius Stahl (1802-1861) juriste d'origine juive, théoricien du droit ecclésiastique protestant. Il est soutenu par les autorités de diverses Églises luthériennes mais celles-ci manquent d'autorité et ne sont guère aidées par les pouvoirs étatiques qui veulent éviter les grands débats théologiques. On verra ainsi au temps de Guillaume II un théologien de Berlin, von Harnack, critique virulent de la dogmatique luthérienne, affirmant que le symbole des Apôtres de Nicée est une absurdité, appelé par le Kaiser aux plus hautes fonctions et anobli !
Le protestantisme social
C'est dans un mouvement issu du piétisme, le Réveil, que se développe en Allemagne une vraie action caritative. Elle est animée en Rhénanie par Th. Fliedner (1800-1864), en Souabe par J.-C. Blumhardt (1805-1880) et à Hambourg par J. H. Wichern (1808-1881). La Mission intérieure naît en 1848 pour lutter contre la misère et chercher à améliorer la condition des masses populaires. Ainsi sera favorisée « la mission de la Nation allemande ». Cela est profondément conforme aux préoccupations de Luther qui assignait le bien être, le Nährstand, comme l'une des actions essentielles de l'Église et de l'État. La Mission intérieure est à la fois sociale, missionnaire et ecclésiale. Ecclésiale, elle répond – en utilisant de très nombreux laïcs – à l'idée du sacerdoce universel. Très tôt sont mis au service du Peuple de Dieu, prédicateurs itinérants, colporteurs de bibles, catéchistes, infirmiers et se créent d'innombrables œuvres, orphelinats, hôpitaux, gîtes d'accueil. Vingt ans plus tard apparaît la Croix Bleue pour lutter contre l'alcoolisme ravageur. Plus que par les Églises qui, à la différence du monde catholique, se désintéressent de la question sociale, le mouvement est porté par des pasteurs aidés de laïcs et soutenus par des communautés de religieuses protestantes, les diaconesses, dont la première maison fut fondée par Fliedner en 1836. Vers 1910 on compte plus de quinze mille diaconesses. Simultanément apparaissent des mouvements de jeunes urbains que la Mission veut aider à redécouvrir la nature. C'est au sein de la Mission intérieure que naît le mouvement scout des Wandervogel ou « oiseaux migrateurs », qui très vite se laïcise puis se paganise. L'une de ses branches deviendra l'un des éléments de la future jeunesse hitlérienne.
Protestantisme et nationalisme
Ainsi s'explique que peu à peu, chez nombre de protestants, le nationalisme prenne une place considérable. Dès la fin du XVIIe siècle, le philosophe Heider expliquait que le peuple germanique luthérien est le « vrai défenseur du christianisme occidental et de sa culture ». Comme le remarque M. Louis Dumont dans l'Idéologie allemande « Herder a une perception sociocentriste de l'essence de l'homme, sociocentrisme donc rejet ou infériorisation des cultures autres ». Herder va développer une conception ethnique de la nation que vont reprendre à sa suite Fichte, Hegel et au-delà la plupart des philosophes et théologiens protestants allemands jusqu'à l'époque nationale-socialiste. Le luthéranisme est la vraie religion chrétienne car il n'a pas été « enjuivé » ou « méditérranéisé » comme le catholicisme : ce sera la théorie développée après la révolution de 1848 par toute une série de théologiens ou de philosophes de la religion comme Paul de Lagarde, le pasteur Stocker, aumônier de la cour, Fredrich Naumann, pasteur mais aussi écrivain et homme politique fondateur du parti national-social, et les tenants du Kulturprotestantismus ou protestantisme culturel, c'est-à-dire près des trois-quarts de l'élite protestante. On estime que l'élément essentiel de la vie allemande est l'État et on pousse l'Église à se mettre à son service en développant une vision nationaliste et raciste de la religion, plus allemande que luthérienne.
D'ailleurs que reste-t-il du luthéranisme dans un protestantisme sans dogme, sans liturgie, sans obligation ecclésiastique ? Ritschl (1822-1889), Harnack (1851-1930) ou Troeltsch (1865-1923), trois grands théologiens que l'on vénère encore aujourd'hui, ne se contentent pas de souhaiter « un nouveau dogme […] issu de la foi nouvelle », ils défendent un développement de la pensée nationale. Sans doute ne font-ils pas leur la pensée de Paul de Lagarde (1827-1891) qui très vite se bat pour un christianisme national marqué par la « germanitude » à caractère impérialiste. Pour Lagarde, le Reich doit s'étendre de l'Argonne aux marais de Pinsk – en Pologne au-delà du Boug. Par ailleurs il enseigne à Göttingen que le christianisme a été dévoyé par l'apôtre Paul qui aurait contribué à le judaïser. Aussi il préconise une religion germanique issue du luthéranisme. Or, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, l'influence de Lagarde sera considérable. L'on verra Troeltsch, célébré encore aujourd'hui en France comme théologien libéral et moderniste – Protestantisme et modernité, publié en 1910 sera traduit chez Gallimard en 1991 – dédier en 1922 ses œuvres à son maître Paul de Lagarde !
Bien d'autres noms seraient à citer. Au fond ces théologiens libéraux et nationalistes fondent leur réflexion sur la rupture consommée par Luther entre l'Allemagne et Rome. Le luthéranisme, c'est d'abord la religion du peuple allemand. Peu à peu on va substituer le Volk, le peuple, à Jésus-Christ. C'est à cela que conduit le « christianisme germanique » de Paul de Lagarde.
Le protestantisme allemand de 1918 à 1945
La défaite de 1918 et la chute des souverains traumatisent le protestantisme allemand. Il a perdu ses « guides » puisqu'il n'y a plus de prince, Summus episcopus. Même si la Constitution de Weimar maintient la plupart de leurs privilèges aux communautés religieuses protestante, catholique et juive (articles 136 à 141), il n'y a plus de religion d'État. L'Allemagne est désormais un État laïc qui ne salarie aucun culte. Elle se contente de les reconnaître.
Les Églises et leurs fidèles sont désemparés ; elles vont chercher à constituer une Fédération des Églises allemandes, la Deutsche evangelische Kirche, mais elle ne sera mise en place qu'après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. La population protestante se détache encore davantage des Églises ; le monde urbain est profondément marqué par le marxisme à gauche, par la révolution conservatrice à droite ; ni l'un ni l'autre ne se réfère d'une manière ou d'une autre au christianisme. Le protestantisme, c'est en ce temps une multitude de communautés ébranlées par le libéralisme et la sécularisation. Le déclin de l'orthodoxie luthérienne laisse le champ libre à toute une série de dérives qui vont conduire à une théologie christo-allemande, celle des Deutsche Christen. Cette tendance prend sa source dans ce que l'on appelle le mouvement völkisch que l'on peut traduire par populiste plutôt que raciste, d'autant que le terme englobe « les multiples formes de pensée dont la référence première est le peuple allemand considéré dans sa spécificité culturelle autant que raciale. » (L. Dupeux).
Les Deutsche Christen essayent de contrôler les Églises et en apparence leur influence n'est pas négligeable : tout le protestantisme allemand, à quelques rares exceptions près, demeure hostile à la République et favorable à une certaine forme de pangermanisme. Ainsi du pasteur Niemöller qui, jusqu'au printemps 1933, est – sans appartenir aux Deutsche Christen – favorable à Hitler.
Hitler arrivé au pouvoir, on peut penser que les Deutsche Christen vont l'emporter mais ils sont battus lors des élections synodales. Hitler impose un Directoire d'Église et nomme le chef des Deutsche Christen, Muller, évêque du Reich. Il est entouré d'un consistoire mais très vite les affrontements ont lieu entre les diverses tendances d'autant que certains pasteurs sont scandalisés qu'à la suite du décret aryen d'avril 1933, on interdise de chaire les pasteurs d'origine juive. Naît alors un nouveau mouvement protestant – interconfessionnel car unissant luthériens et réformés – qui s'engage contre le national-socialisme. Cette « Église confessante » est inspirée par le théologien suisse Karl Barth, exclu de sa chaire à l'université de Bonn et animée par les pasteurs Bonhoeffer et Niemöller. Elle adopte à Barmen en 1934 une confession de foi antinazie, condamne les lois racistes de Nuremberg mais on lui reprochera de n'avoir pas été très active pour les juifs sans lien avec le christianisme.
Les Églises évangéliques luttent contre la politique hitlérienne d'euthanasie et si certains pasteurs condamnent la brutalité des mesures antisémites, à aucun moment les Églises locales ou Landeskirche ne prendront officiellement position contre la Shoah. Seuls les évêques catholiques rhénans déclareront en septembre 1943 « condamner le massacre d'innocents de races et d'origines étrangères ».
Les Églises protestantes feront repentance par la déclaration du Synode de Stuttgart après la fin de la guerre. Pour terminer on soulignera que se sont parmi les pasteurs les plus libéraux que l'on trouvera le plus grand nombre de partisans du régime national-socialiste. Comme nous l'avons dit, l'absence de foi en Jésus-Christ était compensée par la foi dans la nation allemande et en Adolf Hitler son sauveur. Enfin, on rappellera que si les régions catholiques – Silésie, Bavière, Bade et Rhénanie-Westphalie – ont, lors des élections de 1932, récusé le nazisme, les régions protestantes ont voté national-socialiste à plus de 40 %.
Catholicisme et protestantisme dans l'Allemagne contemporaine
Après la chute du Reich, l'Allemagne va très vite être divisée en deux : l'Est entre Oder-Neisse et Elbe placé sous contrôle soviétique, avec la RDA – République démocratique allemande –, et l'Ouest entre Rhin et Elbe placé sous contrôle anglo-franco-américain, avec la RFA, République fédérale d'Allemagne. Ces deux États allemands sont profondément différents. La RDA se proclame communiste et athée, elle n'apporte aucun soutien aux communautés religieuses. Si le peuple catholique demeure très largement fidèle à son Église, il n'en est pas de même des populations protestantes qui abandonnent toute appartenance religieuse. En 1991, lorsque l'impôt d'Église sera rétabli dans les « nouveaux Länder », plus de la moitié de la population d'origine protestante renoncera à se déclarer alors que plus de 80 % des catholiques se reconnaîtront pour tels.
En Allemagne de l'Ouest, le choc de la défaite a pour conséquence une renaissance de la vie religieuse. Le prêtre ou le pasteur est pendant quelques années le seul recours car on n'a guère confiance dans les autorités civiles désignées par l'occupant. Mais très vite les églises protestantes se vident – moins de 6 % de présence au culte à Hambourg au début des années 1960 – délaissées par une population qui, du fait du libéralisme pastoral, ne comprend plus la différence entre la solidarité prêchée par les milieux laïcs et celle prêchée par les pasteurs qui centrent davantage leurs sermons sur les problèmes strictement matériels plutôt que sur les questions spirituelles ou morales. Il est significatif que nombre d'hommes d'Église protestante – pasteurs, assistantes de paroisses… – siégeant au Bundestag se déclarent dans leur notice individuelle sans religion !
Jusqu'au milieu des années 1970 la situation est différente dans l'Église catholique qui, face au très laxiste Catéchisme hollandais, publie le Catéchisme de Fulda parfaitement orthodoxe. Mais devant l'évolution des mentalités, le laxisme a aujourd'hui profondément pénétré le catholicisme allemand, la participation à la messe est en chute libre, même si elle demeure sensiblement supérieure à celle de la France et l'éthique proposée par le Pape Jean-Paul II est récusée même par les prélats.
En 1988, en RFA, alors que les catholiques (46 % de la population) étaient plus nombreux que les protestants (42 % de la population), sur cent étudiants, soixante et un étaient protestants ; au reste 70 % des hauts fonctionnaires, 65 % des dirigeants d'entreprise moyenne ou grande étaient alors protestants, au moins de nom. Lorsqu'en 1980 la CDU propose pour la Chancellerie Franz Joseph Strauss, le très catholique bavarois, il est battu car joue contre lui l'antipapisme de la bourgeoisie d'Allemagne du Nord. La réunification a, naturellement, renforcé le poids des protestants en Allemagne. Même si leurs liens avec l'Église sont très lâches, il n'en demeure pas moins que la pensée luthérienne domine culturellement aujourd'hui une Allemagne dirigée économiquement et parfois politiquement par des hommes et des femmes marqués par le protestantisme. L'échec du Bavarois catholique Stoiber lors des élections de septembre 2002 vient de le confirmer.
François-Georges Dreyfus
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31/12/2019
Bonnes résolutions pour la nouvelle année :
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27/12/2019
Un philosophe de confession Luthérienne : Søren Kierkegaard:
Données clés:
Naissance |
5 mai 1813 (Copenhague, Danemark)
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Décès |
11 novembre 1855 (à 42 ans) (Copenhague, Danemark)
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École/tradition |
Luthéranisme, précurseur de l'existentialisme
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Principaux intérêts |
Théologie, éthique, esthétique, langage, métaphysique, littérature
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Idées remarquables |
Philosophie existentielle, angoisse (angst), reprise/répétition (gjentagelsen), instant (ojeblikket), théorie des trois stades
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Œuvres principales |
Ou bien... ou bien, Crainte et tremblement, Post-scriptum aux Miettes philosophiques
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Influencé par |
Socrate, Platon, Aristophane, Aristote, Sceptiques, Shakespeare, Descartes, Leibniz, Kant, Lessing, Goethe, Mozart, Fichte, Hegel, Schelling, Møller, Martensen
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A influencé | Chestov, Buber, Ernst Bloch, Georg Lukács, Jaspers, Kafka, Barth, Tillich, Wittgenstein, Heidegger, Marcel, Lacan, Sartre, Levinas, Auden, Gadenne, Ricœur, Camus, Boutang, Feyerabend, Deleuze, Derrida |
Biographie
Origines familiales et nom de famille
Søren Kierkegaard est issu d'une famille bourgeoise aisée de sept enfants.
Son père, Michael Pedersen (« fils de Pierre »), cinquième garçon d’une famille de neuf enfants, est né en 1756 dans une ferme de Sædding, dans la région d'Esbjerg, tenue en métayage par le grand-père de Søren, Peder Christensen (« fils de Christian »). Cette ferme, située près de l'église de Sædding, était appelée : « ferme de l'église », Kierkegaard en danois de l'époque. Ce nom est alors devenu celui de la famille. Il n'est donc pas en relation étymologique avec le mot kirkegård qui signifie « cimetière » (jardin de l'église).
Michael Pedersen Kierkegaard a quitté le milieu paysan et fait fortune dans le commerce de la bonneterie.
Jeunesse
La famille appartient à une communauté piétiste très fervente, ce qui vaut à Søren, selon ses propres dires, « une éducation chrétienne stricte et austère qui fut, à vues humaines, une folie »[.
En 1821, il entre à la Borgerdydsskole (« école de la vertu civique »), une école privée très élitiste où il se fait remarquer par une intelligence hors du commun. En 1831, l’année de la mort de Hegel, il commence des études de théologie à l’université de Copenhague.
De 1819 à 1834, la famille est frappée par le destin : sa mère, puis ses trois sœurs aînées et deux de ses frères meurent tour à tour, soit de maladie soit accidentellement, sans jamais dépasser l’âge de 33 ans, ce qui l’amène à croire qu’il ne dépassera pas lui non plus l’âge du Christ. Il vit plongé dans un état mélancolique (nom ancien de la dépression), d'autant plus que son père meurt en 1838. Des neuf membres de la famille, ne survivent alors que lui et son frère Peter.
Lors d’un dîner chez des amis communs, un soir du mois de mai 1837, il rencontre la jeune Regine Olsen, dont il s’éprend. En 1840, il la demande même en mariage. Elle accepte, mais un an plus tard, il rompt soudainement avec elle après lui avoir renvoyé son anneau de fiançailles.
La même année, il soutient sa thèse de doctorat sur Le Concept d’ironie constamment rapporté à Socrate. Il part pour Berlin où, de novembre 1841 à février 1842, il suit les cours de Schelling, qui le déçoivent. Il rentre alors à Copenhague.
L’écriture philosophique
Vivant de la fortune héritée de son père et affirmant n’avoir « pas le temps de [se] marier », il publie en 1843, sous le pseudonyme de Victor Eremita son premier ouvrage important, Ou bien... Ou bien... Il renonce à une carrière de pasteur et s’engage dans une intense production philosophique, dont les résultats les plus remarquables, tous signés d’un pseudonyme différent, sont Le concept d’angoisse (1844), Stades sur le chemin de la vie (1845) et Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846).
Dans ses « Miettes philosophiques » (1844), L'auteur affirme que l'existence de chacun est individuelle et exceptionnelle, irréductible aux groupes et à la famille: « Le devoir de l'individu est d'obéir à sa propre vocation ».
La subjectivité est la base de la vie humaine : toutes les vérités – y compris religieuses – ont besoin d'une appropriation subjective afin de devenir vraies pour l'individu.
Après avoir atteint l’âge inattendu de 34 ans, il donne à son œuvre d’écrivain un tour nettement plus religieux, soucieux de défendre sa vision du christianisme véritable contre l’Église officielle danoise (luthérienne), avec des ouvrages comme la longue série des Discours édifiants, La maladie à la mort, parfois traduit sous le titre Traité du désespoir, (1849) et L’École du christianisme (1850).
En 1854, il s’engage dans de violentes polémiques contre l’Église danoise et ses « 1000 pasteurs salariés » de l’État. Cet événement est connu comme la « guerre contre l’Église » (Kirkestormen). Kierkegaard veut, pour la première fois, agir dans l’actualité (« l’instant ») contre des personnes nommément désignées.
La guerre contre l'Église
Il commence sa campagne avec une série d'articles dans un quotidien, puis, cinq mois après, avec onze pamphlets qu'il nomme L'Instant (Øjeblikket).
Dans le premier article (décembre 1854), Kierkegaard explique qu'il a été, sa vie durant, empêché de parler franchement de son hostilité à l'Église danoise par respect pour son père et pour un ami de celui-ci, l'évêque luthérien de Copenhague, Mynster. La mort de Mynster lui permet de changer d'attitude et Kierkegaard dit que tous ses écrits antérieurs sont à considérer comme des manœuvres préparatoires, les ruses d'un agent de police pour voir plus profondément.
La campagne se caractérise par une constante focalisation sur l'immoralité inhérente d'un christianisme d'État, et par une escalade vertigineuse des invectives et des insultes. Au début, Kierkegaard refuse simplement aux pasteurs, et notamment à Mynster, d'être des « témoins de vérité », puis « ils se moquent de Dieu », deviennent « parjures », négateurs et destructeurs du christianisme pour finir comme « anthropophages ».
Piétiste radical, Kierkegaard vomit ce qu'il appelle la « chrétienté culturelle » : l'Église d'État « n'est que culture puisqu'elle cherche à s'adapter au monde et pas au Christ ». Tous ces anathèmes sont lancés avec une constante agressivité, mais en respectant les codes de la pédagogie et de la stylistique. La campagne eut une répercussion énorme au Danemark et dans les autres pays scandinaves. Mais des théologiens (Lindhardt) la jugent « pathologique », tout en reconnaissant son importance, et des historiens danois (Danstrup & Koch) la trouvent « maladive ».
Engagé jusqu'à sa fin
En pleine campagne, traqué par la presse de l'époque, moqué par ses contemporains, alors qu'un numéro de Øjeblikket est sous préparation, Kierkegaard meurt à l’âge de 42 ans, à l’hôpital, après s’être effondré dans la rue au cours d’une promenade. Epuisé et pauvre, il écrit dans un des ses journaux : « J'ai toujours fait partie de la minorité, et je veux appartenir à la minorité, et j'espère qu'avec l'aide de Dieu, cela me servira jusqu'à ma fin glorieuse »
Présentation générale de sa pensée
« Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu veut proprement que je fasse. Il s'agit de trouver une vérité qui soit vérité pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir ».
« Kierkegaard répond à certaines questions fondamentales : Comment devenir humain ? Comment devenir soi-même ? Il montre aussi comment exister en tant que chrétien et ce qu'est la Foi. Et pour lui, l'accomplissement de la liberté de l'homme est en Dieu »
Le philosophe
Kierkegaard débute en philosophie par une thèse sur la pratique de l'ironie socratique, dissociant Socrate de Platon à la suite de Hegel et précédant en cela Nietzsche, et analysant aussi l'ironie théorisée par les romantiques allemands. Contrairement à certains préjugés, Kierkegaard connaissait bien l'histoire de la philosophie, que ce soit la philosophie ancienne (ses références à Platon, Aristote et aux Sceptiques sont fréquentes) ou la philosophie moderne (de Descartes jusqu'à Hegel et ses zélateurs). En revanche, il connaît mal la philosophie médiévale (notamment l'école thomiste) et partage très largement le mépris dont l'entourèrent Érasme et Luther ; il faudra attendre le néo-thomisme de la fin du XIXe siècle, dans le sillage duquel Heidegger écrivit sa thèse sur Duns Scot, pour que les grands penseurs se penchent à nouveau sur cette période de l'histoire de la philosophie.
Kierkegaard est généralement reconnu comme le précurseur de l'existentialisme depuis Jean Wahl et Jean Beaufret, étiquette néanmoins de plus en plus contestée, par exemple par Hélène Politis (voir bibliographie). Il s'est opposé à la philosophie hégélienne, parce que selon lui les philosophies systématiques sont des « palais vides » que leurs auteurs n'habitent pas, c'est-à-dire des édifices abstraits qui sont coupés de la réalité de l'existence concrète et humaine. Il retient néanmoins du hégélianisme la notion de « dialectique » pour l'appliquer non plus à une « Logique » systématique mais à la réalité de l'existence concrète, avec ses imprévus, ses doutes, ses tourments et ses « tonalités affectives ». La dialectique ou reprise se comprendra désormais en termes de « saut » qualitatif dans l'existence, par nature absurde, qui inspirera les notions existentialistes de choix, de responsabilité et d'engagement, où la justification n'est qu'un leurre.
Son œuvre a une charpente conceptuelle forte, sans toutefois être un système, qui n'a rien à envier aux plus grands. Kierkegaard conceptualise et met en relation les tonalités affectives[ (« angoisse », « désespoir »), livrant ainsi une psychologie philosophique. Cette attention aux "tonalités affectives" jouera un rôle essentiel dans l'œuvre de Martin Heidegger. Il expose une théorie du temps (de l'« instant » et de la « répétition »), de l'instant comme "carrefour du temps et de l'éternité", et des « stades » de l'existence[21] (esthétique : rapport de l'homme à la sensibilité ; éthique : rapport de l'homme au devoir ; religieux : rapport de l'homme à Dieu) qu'il ne faut pas comprendre de manière chronologique ni de manière logique mais plutôt de manière « existentielle » ; en outre il s'interroge sur les problèmes du langage, notamment la communication (communication directe ou indirecte), le silence et la subjectivité de celui qui parle.
Le théologien
Fervent chrétien et brillant théologien, il s'opposera à l'Église danoise de l'époque, église luthérienne d'État, au nom d'une foi individuelle et concrète. En effet, la religion, l'institution ecclésiastique, la communauté des croyants, forment ce que Kierkegaard appelle la chrétienté, et représentent l'hypocrisie (aller au sermon pour bien se faire voir de la société) et la répression de l'individualité, laquelle s'épanouit au contraire dans le christianisme comme foi vécue, pleine de doutes et d'apprentissages intérieurs, le « devenir-chrétien ». Il écrit ainsi des Discours édifiants (1843-1847), rédigés dans un style personnel s'adressant à la singularité de l'auditeur, qu'il publie à côté de ses œuvres philosophiques et littéraires. Kierkegaard souhaite ainsi restaurer un luthéranisme pur et originel, où la foi prime les œuvres et les justifications ; il théorise par ailleurs longuement la notion de « scandale », d'inspiration biblique, qu'il couple avec la notion philosophique de paradoxe. Le paradoxe, qui maintient définitivement les deux éléments contradictoires, lui permet de rejeter la dialectique comme élément et démarche essentiels de la pensée.
L'écrivain
Le travail de Kierkegaard est parfois difficile à interpréter, car il a écrit la majorité de ses premières œuvres sous divers pseudonymes, qui sont autant de personnages inventés, certains s'opposant ouvertement les uns aux autres, et souvent ces pseudo-auteurs commentent les travaux des pseudo-auteurs précédents (par exemple Johannes Climacus et Anti-Climax). Deleuze s'en souviendra lorsqu'il théorisera les personnages conceptuels. Kierkegaard révèle ainsi une profonde créativité littéraire et poétique, qui transpire à travers toutes ses œuvres. Il peut donc être considéré comme un écrivain et un théoricien de la littérature, s'intéressant aux auteurs tant anciens (Aristophane, Platon) que modernes (Shakespeare, Goethe, et son contemporain Andersen), écrivant lui-même, y compris des pièces de théâtre ; s'intéressant au mythe tragique, à la comédie (farce, vaudeville) et commentant longuement Lessing.
Philosophie
L'ironie et le doute
Dans sa thèse de doctorat, Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate (1841), Kierkegaard oppose l'ironie socratique à l'ironie moderne des romantiques. À la suite de Hegel, il conçoit l'ironie socratique comme la faculté de négation universelle et illimitée. En effet, Socrate amenait son interlocuteur à nier sa propre position au cours d'un dialogue de type dialectique, c'est-à-dire consistant en questions et réponses argumentées. Socrate feignait de ne rien savoir, et critiquait tous ceux qui prétendaient détenir un savoir, notamment les Sophistes. Kierkegaard se pose en continuateur de l'ironie socratique, et défend l'idée d'une négation absolue face au système hégélien qui prétendait résorber la négation dans le troisième moment, spéculatif et positif. Kierkegaard nie ainsi que les systèmes de l'idéalisme allemand aient dépassé l'ironie socratique, ainsi que la skepsis des Sceptiques et le doute hyperbolique de Descartes, qui sont tous trois, selon Kierkegaard, des attitudes existentielles plus que des doctrines.
Kierkegaard met ainsi en parallèle la foi et le doute, qui sont deux attitudes qui se répondent et qui engagent profondément l'homme dans l'existence, bien plus que ne le ferait une doctrine faite de raisons arbitraires et de justifications inutiles. Ces dernières arrivent après la décision existentielle, mais ne peuvent en aucun cas la fonder, et restent superficielles. C'est pour cela que Kierkegaard déclare que « l'instant de la décision est une folie » : on ne peut jamais prévoir les ultimes conséquences de notre saut dans l'existence. De même, Kierkegaard affirme que « plaider discrédite toujours » (Kierkegaard prend ici l'exemple de l'amoureux : demander à quelqu'un pourquoi il aime telle personne, c'est absurde, et même offensant : donner des justifications, c'est montrer que cet amour ne tient pas ; il en est de même de la foi religieuse : il n'y a qu'une différence de degré entre aimer et croire[29]). Le rôle de l'ironie sera donc d'éliminer ces raisons et ces justifications qui font de l'homme un hypocrite, pour le mettre face à son existence et à ses choix. Plus profondément, l'exercice de l'ironie a pour but de défaire les systèmes métaphysiques et scientifiques qui prétendent absorber la contingence de la vie particulière de l'individu. L'ironie est une négativité pure à laquelle rien ne résiste, face à laquelle tout est contingent, même les doctrines prétendument closes et immuables. Quelqu'un qui décide de douter, peut le faire indéfiniment, quoi qu'on lui oppose (bien que cela se rapproche du fanatisme). On pourrait objecter que le doute, à force de s'exercer sur tout, s'emporte lui-même : le doute détruit le doute et fonde la certitude. Mais ce serait à nouveau faire du doute une doctrine (par exemple dialectique, à l'instar de Hegel) et non une attitude singulière.
Kierkegaard préfigure l'interprétation de Descartes que donnera Ferdinand Alquié (le doute comme attitude existentielle), contre Martial Guéroult qui fera de Descartes un penseur systématique livrant une métaphysique ordonnée (ce qui se passe quand on lit le doute cartésien comme s'auto-annulant et fondant la certitude de la pensée ordonnée).
Subjectivité et foi
Deux des idées populaires de Kierkegaard sont la « subjectivité » et la « foi ». Le saut de la foi est sa conception de la manière dont un individu peut croire en Dieu, ou comment une personne peut agir par amour. Il ne s'agit pas d'une décision rationnelle, car elle transcende la rationalité en faveur de quelque chose de surnaturel : la foi, en tant qu'absolu, paradoxe au-delà de la raison. Il pense ainsi que la foi s'accompagne en même temps et paradoxalement du doute. Ce doute met en branle le repos que pourrait procurer la Foi. De fait, l'angoisse s'empare du chrétien, le tiraille et le met face à Dieu. « Le doute introduit, c'est comme le choléra, on ne le chasse plus. Toute défense scientifique ne fait donc que le nourrir, tout essai d'amélioration sociale nourrit le doute. Seuls Dieu et l'éternité ont assez de force pour maîtriser le doute (qui est précisément la force rebelle de l'homme contre Dieu) » Le doute est un élément essentiel de la foi, un fondement. Exprimé plus simplement, croire en Dieu ou avoir foi en son existence, sans jamais avoir douté de son existence ou de sa qualité de Dieu, ne serait pas une foi valable ou méritante. Par exemple, aucune foi n'est exigée pour croire en l'existence d'un crayon ou d'une table, quand on les regarde et les touche. Au contraire, croire ou avoir foi en Dieu consiste à savoir qu'il n'existe aucune perception ou autre accès à Dieu, et pourtant garder sa foi. La foi se caractérise ainsi par le risque, le danger, ce n'est pas une position confortable et sécuritaire. On retrouve ici l'idée du pari pascalien, dirigé contre le Dieu rationnel des philosophes. Croire, c'est prendre le risque que Dieu n'existe pas, car Dieu est indémontrable. La foi est essentiellement dialectique, elle naît de l'échec de la pensée rationnelle poussée à son paroxysme.
Kierkegaard souligne également l'importance de la conscience, et la relation de la conscience au monde comme étant fondés sur la conscience de soi et l'introspection. Il soutient dans Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques que « la subjectivité est vérité » et que « la vérité est subjectivité ». Cette idée paradoxale ressort d'une distinction entre ce qui est objectivement vrai et la relation subjective qu'entretient un individu avec cette vérité (indifférence ou engagement). Pour Kierkegaard, des gens qui « dans un certain sens » croient aux mêmes choses, peuvent se référer à cette croyance de manière différente. Deux personnes pourraient croire toutes deux que beaucoup de gens autour d'eux sont pauvres et méritent de l'aide, mais cette connaissance peut mener seulement l'une des deux à décider d'aider réellement les pauvres.
Cependant, Kierkegaard discute de la subjectivité au travers principalement des questions religieuses, espace pour lui de toutes les questions et réponses. Encore une fois, il soutient que le doute est un élément de foi, et qu'il est impossible d'obtenir une certitude objective à propos d'une doctrine religieuse telle que l'existence de Dieu ou la vie du Christ. Le mieux qu'un individu puisse espérer serait d'arriver à la conclusion qu'il est probable que les doctrines chrétiennes soient véridiques, mais si une personne devait croire de telles doctrines seulement parce qu'elles semblent probablement vraies, il est certain que cette personne ne serait pas véritablement religieuse. La foi serait donc constituée par une relation subjective avec l'engagement absolu pour ces doctrines
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La répétition ou la reprise
Kierkegaard fait de la répétition ou reprise (dont il présente le concept dans l’ouvrage éponyme de 1843) la vérité du temps et de l’existence : elle seule peut arracher le premier à sa fuite indéfinie et vaine et la seconde à sa tragique absurdité. À égale distance, d’une part, de la réminiscence platonicienne ou de l’habitude triviale (qui attachent au passé et ne produisent que de l’identique) et, d’autre part, de l’attrait du nouveau ou de la frénésie du changement (qui propulsent vers l’avenir et n’engendrent qu’altérité et altération), la répétition réconcilie, dans l’instant, le temps et l’éternité, le même et l’autre, le re- et le nouveau du renouveau (ou de la renaissance). « La reprise est le pain quotidien, une bénédiction qui rassasie. […] La reprise est la réalité, le sérieux de l’existence. » (Søren Kierkegaard)
Pourtant ce prétendu sésame philosophique a d’abord des accents étrangement anecdotiques (et autobiographiques) puisqu’il renvoie explicitement à la reprise (à l’espérance ou à la tentative de reprise) d’une relation amoureuse qui a été précédemment et volontairement rompue. Il donne lieu aussi à une tentative de retour, artificiel et d’avance voué à l’échec, sur les lieux d’un passé heureux (un voyage à Berlin), dans le projet d’y revivre exactement la même expérience. Mais tout cela tourne inévitablement au fiasco, comme s’il ne s’agissait que de dévoiement ou de fourvoiement (sur le mode esthétique ou éthique) de la vraie reprise.
Car la répétition ou la reprise authentique n’a de sens que sur un plan religieux, c’est-à-dire au paroxysme de la foi, à la frontière de l’absurde et du miraculeux. Si elle échappe à la stérilité de l’habitude et du ressassement, c’est par ce qui entre en elle de transcendant ou parce qu’elle touche à la transcendance. « La reprise est et demeure une transcendance. » (Søren Kierkegaard) « La reprise a pour fin d’abolir la temporalité afin de déboucher sur la perfection, l’absolu, l’infini qui se situent au-delà de toute temporalité. » Le meilleur modèle qu’en propose Kierkegaard est celui de Job, le patriarche biblique : fidèle à Dieu et gâté de Lui, il subit tous les revers de fortune, sans faiblir ni douter ni céder à l’opinion commune (exprimée par ses amis bien-pensants) et, du fond de sa déchéance, il ose encore tenir tête à Dieu et revendiquer son droit. Alors Dieu lui donne raison et le rétablit dans tous ses biens, majorés d’un intérêt substantiel. Que retenir de cet exemple ? D’abord que tout se passe au plus intime d’une expérience singulière, chez un témoin et dans une situation véritablement uniques. Et puis que la reprise commence par la perte ou le sacrifice, au nom de l’absolu, de ce qui avait spontanément été pris ou reçu dans son immédiateté et sa jouissance innocente. C’est même ce renoncement ou cette négation du relatif (tenu pour mort) qui rend possible sa soudaine transfiguration ou sublimation (qui est pour lui comme une résurrection et une accession à la vie éternelle). Car, au bout du compte (par une sorte de dialectique qui n’a plus rien d’hégélien dans la mesure où le travail du négatif ne débouche plus ici sur un pas en avant dans le temps mais sur un saut dans l’au-delà… avec donc un changement de plan radical), ce qui avait été perdu se trouve rendu au centuple. « La mort loge au cœur du temps assassin » comme on l’a toujours reconnu depuis Héraclite ; mais avec la foi chrétienne en la résurrection, comme le dit saint Paul dans son épître aux Corinthiens, « la mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? […] On sème de la corruption et il ressuscite de l’incorruptible : on sème de l’ignominie et il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse et il ressuscite de la force. » Cela s’applique aussi, littéralement, au temps lui-même : tout instant qui se présente nous enlève à jamais tout ce que nous étions, mais il nous restitue aussi, intact et même ouvert sur un potentiel indéfini, tout ce que nous sommes et avons à devenir : c’est-à-dire, pour chacun, soi-même… l’éternellement unique. « C’est pourquoi l’éternité se cache aussi à l’intérieur du temps, prête à le ressusciter à chaque instant, et c’est en fait la vie entière qui doit être vécue comme une reprise. »
Les affects
S. Kierkegaard prend toujours les affects tels que scrupule, crainte, désespoir, angoisse, etc., non comme de simples catégories (cf. Kant) psychologiques, mais comme des modalités dévoilant des possibilités à chaque fois spécifiques de l'existence. C'est en suivant le fil de ces différents « affects » que vont pouvoir seulement s'ouvrir ces possibilités.
L'angoisse
Kierkegaard prend « l'angoisse » comme fil conducteur, dans le Concept de l'angoisse, pour explorer de quelle manière la liberté s'atteste elle-même à l'existence singulière, de façon paradoxale, seul un être libre pouvant faire l'expérience de l'angoisse - expérience de la liberté comme fardeau et obstacle. L'angoisse est le « vertige du possible », on la ressent lorsque l'on est confronté à une infinité de possibilités et qu'il faut faire un choix. L'angoisse, contrairement à la peur, n'a donc pas d'objet déterminé. On a peur « de quelque chose », mais on n'angoisse pas « de quelque chose ». L'angoisse est indéterminée, elle met en branle l'ensemble de l'existence. Heidegger dira que l'angoisse met en branle l'ensemble de l'être, et nous fait apercevoir le néant
Nous portons la lourde responsabilité de ce choix, et de plus nous ne pouvons pas prévoir si ce choix sera bon ou pas. L'existence se caractérise par son aspect foncièrement contingent et imprévisible, l'homme doit donc se risquer à choisir et à agir sans pouvoir maîtriser totalement son avenir. C'est le sens du « saut » dans l'absurde. Aucune doctrine, aucun système philosophique ou scientifique, aucune dogmatique religieuse ne peuvent rassurer l'homme quant à ses choix, il doit les faire en âme et conscience en dernière instance.
La maladie à la mort
Emphatiquement dans La Maladie à la mort (autre traduction du Traité du désespoir) mais également dans Crainte et tremblement, Kierkegaard expose que les hommes sont composés de trois parties : le fini, l'infini, et la relation entre les deux qui crée une synthèse. Les finis (les sens, le corps, la connaissance) et les infinis (le paradoxe et la capacité à croire) existent toujours dans un état de tension. Cette tension, consciente de son existence, est l'individu. Lorsque l'individu est perdu, insensible ou exubérant, la personne est alors dans un état de désespoir. Notamment, le désespoir n'est pas l'agonie et ne se résume pas à un simple sentiment ; c'est, au lieu de cela, la perte de l'individu, la négation du « moi » par un désordre dans la synthèse.
Les formes de désespoir
À l'intérieur du concept de désespoir, Kierkegaard distingue plusieurs étapes ou degrés qui mènent l'homme non religieux ou « homme naturel » à la Foi. Dans la destinée de cet individu, trois étapes fondamentales le conduisent à la contemplation divine : le stade esthétique, éthique puis religieux. L'individu a-religieux ou non-religieux se trouve dans le désespoir-faiblesse dans un premier temps ; en ce sens où il n'a pas conscience de son désespoir, vivant dans l'Instant, la luxure. L'individu esthète ne pourra finalement, pour feindre de ne pas tomber dans le désespoir, que se répéter ou plutôt que se ressouvenir des plaisirs instantanés passés, à la manière des Philistins dans le Nouveau Testament. Par la suite, l'individu peut être enclin à se délivrer de ce désespoir-faiblesse par une lutte pour retrouver son Moi et par là sa liberté. Ce combat est suivi du désespoir-défi ou l'on veut être soi-même, c'est-à-dire dans une recherche de la Vérité, de l'éternité et d'autre part dans une prise de conscience de sa finitude. Le désespoir-faiblesse apparait lorsque le désespéré ne veut point être lui-même. Mais rien qu'à un degré dialectique de plus, si ce désespéré sait enfin pourquoi il ne veut point l'être, alors tout se renverse, et nous avons le défi, justement parce que, désespéré, il veut être lui-même. Ainsi, le rapport à son Moi est infini, reflet de l'éternité. Cependant, cet infini n'est pas rapporté à Dieu mais lié au temporel. Ce n'est qu'un sérieux frauduleux : comme le feu volé par Prométhée aux dieux ici on vole à Dieu la pensée qu'il nous regarde, et c'est là le sérieux ; mais le désespéré ne fait que se regarder, en prétendant ainsi conférer à ses entreprises un intérêt et un sens infinis, alors qu'il n'est qu'un faiseur d'expériences. En somme, le Moi ne peut se retrouver dans l'infini sans Dieu ; car le Moi ne peut se démultiplier pour devenir plus qu'il n'est. Cette recherche du moi présente ses limites puisque son action reste hypothétique et tourne finalement à vide si ce Moi reste actif. Si ce Moi désespéré est passif, niant « les donnés concrètes », alors il reste aliéné intérieurement. Ce désespéré se perd dans des tourments concrets (montrer sa domination infinie sur le reste des hommes et se justifier à travers autrui). Il a formé d'abord une abstraction infinie de son moi, mais le voila à la fin devenu si concret qu'il lui serait impossible d'être éternel dans ce sens abstrait, alors que son désespoir s'obstine à être lui-même. Le prix de cette recherche du Moi est finalement ce défi devant Dieu, en ne se remettant qu'au temporel, le sujet refuse le secours divin en se rendant prisonnier de son Moi fini. Au lieu de s'en reporter à l'éternité, il fait sien tout ce que son Moi ne peut atteindre (l'épine dans la chair). Ainsi, le désespoir-défi apparaît.
Communication indirecte et pseudonymes d'auteur
La moitié des travaux de Kierkegaard a été écrite sous le masque de divers personnages-pseudonymes qu'il créa pour représenter ses différentes manières de penser. C'est là une partie de la communication indirecte de Kierkegaard. D'après plusieurs passages de son travail et de ses journaux, tel Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain, Kierkegaard rédigea de cette façon afin d'empêcher ses travaux d'être traités comme un système philosophique avec une structure systématique. Dans cet ouvrage posthume, il écrit : « Dans les travaux pseudonymes, il n'y a pas un mot simple qui est le mien. Je n'ai aucune opinion au sujet de ces travaux sinon en tant que tierce personne, aucune connaissance de leur signification, excepté comme un lecteur, pas la moindre relation privée ou distanciée avec eux. »
Kierkegaard a employé la communication indirecte pour empêcher ou gêner ceux qui chercheraient à s'assurer que l'auteur soutient réellement les idées présentées dans ses œuvres. Il a espéré que les lecteurs liraient simplement son travail pour sa valeur informelle, c'est-à-dire sans chercher à l'attribuer et l'interpréter selon certains aspects de sa vie. Kierkegaard cherchait également à éviter que le lecteur considère son travail comme un système faisant autorité. Il voulait plutôt que le lecteur trouve par lui-même des manières de l'interpréter. Kierkegaard pensait aussi que la communication indirecte (telle l'ironie de Socrate) était le seul moyen de mener le lecteur au delà de l'auteur. Dans la mesure où l'enjeu de son œuvre était de faire non pas des disciples de Kierkegaard, mais des disciples du Christ, le mode de communication ne pouvait qu'être indirect (voir les Miettes philosophiques).
Première réception
Les premiers commentateurs, tel Theodor W. Adorno, ont négligé les intentions de Kierkegaard et prétendu que l'intégralité de la production écrite de Kierkegaard devait être analysée comme étant les propres idées personnelles et religieuses de l'auteur. Mais cette approche mène nécessairement à certaines confusions et contradictions et rendent alors Kierkegaard incohérent. Ainsi, des commentateurs ultérieurs, H-B. Vergote notamment, ont choisi de respecter les intentions de Kierkegaard et ont interprété son travail en laissant aux textes pseudonymes leurs auteurs respectifs. Pour eux, il s'est agi de comprendre le travail philosophique de Kierkegaard en sa spécificité, et non de réduire Kierkegaard à sa seule biographie ou à son prétendu profil psychologique.
Théologie et existentialisme
Le théologien jésuite Henri de Lubac évoque Kierkegaard dans Le Drame de l'humanisme athée (1942), avec Dostoïevski, comme un penseur chrétien contre la barbarie moderne, à côté de l'impasse de l'humanisme athée (lequel mène au nihilisme et est impuissant à combattre les horreurs à venir au XXe siècle, selon l'auteur) représenté par le quadrivium Feuerbach, Marx, Comte et Nietzsche. Kierkegaard fut de manière plus générale très influent dans les milieux théologiques (notamment pour sa conception de Dieu comme événement transcendant et inaccessible, en réaction au rationalisme hégélien) protestants (Barth, Tillich) et catholiques, à l'instar de Pascal, à qui on le compare parfois.
Le philosophe royaliste et catholique Pierre Boutang, dans l'Apocalypse du désir (1979, rééd. 2009), joint Kierkegaard aux Pères de l'Église dans ses influences pour repenser le désir dans l'optique d'une métaphysique chrétienne.
Kierkegaard eut également une grande influence sur la philosophie existentialiste lors de la première moitié du XXe siècle, mais il semble que celle-ci ait fait de nombreux contresens sur la pensée du Danois, en plus de nier sa qualité de philosophe en tant que tel (voir par exemple les écrits de Jaspers, Sartre, Marcel ou encore Camus). De même, Kierkegaard a influencé le philosophe Heidegger, qui lui a repris des concepts phares comme l'angoisse ou la répétition. Heidegger dira d'ailleurs : « Mon compagnon de route dans la recherche fut le jeune Luther et mon modèle Aristote, que le premier détestait. Kierkegaard me donnait des impulsions, et les yeux, c'est Husserl qui me les a implantés ». Mais Heidegger fut finalement ingrat à l'égard de son prédécesseur, déclarant plus tard avec arrogance que « Kierkegaard n'est pas un penseur, mais un auteur religieux », et ne le citant que rarement lorsqu'il réinterprète les concepts qu'il lui emprunte (exception faite de notes dans Être et Temps).
En résumé, la théologie chrétienne récupère Kierkegaard en tant que théologien ennemi du rationalisme (notamment athée) essentiellement, et la philosophie existentialiste « laïcise » la pensée de Kierkegaard tout en le réduisant à un auteur religieux et autobiographique.
Philosophie postmoderne
La deuxième moitié du XXe siècle semble manifester la réhabilitation de Kierkegaard parmi les représentants majeurs de la philosophie en tant que telle (et non seulement de la théologie ou de l'autobiographie). Gilles Deleuze présente Kierkegaard comme un philosophe de la différence et de la répétition, avec Nietzsche et Charles Péguy, dans Différence et répétition (1968), et comme un brillant inventeur de personnages conceptuels dans Qu'est-ce que la philosophie ? (1991), avec ses pseudonymes, ses analyses de Don Juan, Faust, Ahasvérus et le Séducteur, n'ayant rien à envier à Nietzsche et son Zarathoustra. Kierkegaard est ainsi souvent rapproché de Nietzsche (par Jacques Colette par exemple, cf. la bibliographie), parce qu'il combat l'hyperrationalisme, réhabilite la notion de « devenir », revalorise l'individualité contre la masse, critique l'hypocrisie morale et l'idôlatrie religieuse, et s'intéresse à l'art et à la littérature comme à des phénomènes essentiels.
Dans le même ordre d'idées, une autre valorisation improbable de Kierkegaard est née : la réinterprétation de sa conception de la subjectivité par le philosophe des sciences Paul Feyerabend. Ainsi, ce dernier écrit : « N'est-il pas possible que la science telle que nous la connaissons aujourd'hui, ou la « recherche de la vérité » dans le style philosophique traditionnel, engendre un monstre à l'avenir ? N'est-il pas possible que l'approche objective qui rejette les relations personnelles entre les entités examinées soit dommageable pour les gens, les rende malheureux, hostiles, comme des machines autosatisfaites sans charme ni humour ? « N'est-il pas possible, demande Kierkegaard, que mon activité d'observateur objectif [ou critico-rationnel] de la nature affaiblisse ma qualité d'être humain ? » Je soupçonne que la réponse à quelques-unes de ces questions soit affirmative, et je crois qu'une réforme des sciences qui les rende plus anarchistes et plus subjectives (au sens de Kierkegaard) est urgente et nécessaire. »
Jacques Derrida, quant à lui, convoque Kierkegaard pour une méditation profonde sur la mort et le cas d'Abraham.
Kierkegaard est alors vu comme un véritable philosophe, non comme un simple auteur autobiographique ou dévot. On le considère comme le représentant d'un certain pluralisme philosophique, d'un refus de l'objectivité froide qui nie la dignité humaine (Paul Feyerabend) ou d'une métaphysique nouvelle qui ne réduit pas la différence à l'identique (Gilles Deleuze).
Programme scolaire
Kierkegaard est également au programme scolaire de terminale en France, ce qui signifie qu'il peut être étudié pour l'oral du baccalauréat et pour la préparation de l'agrégation.
Références
Dans le film du réalisateur danois Carl Theodor Dreyer, Ordet (en français, La parole, 1955), adapté de la pièce de théâtre de Kaj Munk, 1925, le personnage Johannes, second fils du pasteur Morten Borgen, paraît devenir fou après s'être consacré à la lecture de Kierkegaard. Reprochant à ses proches leur absence de foi, il prétend lui-même s'identifier au Christ ; l'histoire tourne pour une grande part autour de son comportement étrange et qui semble à presque tous relever de la folie.
Liste des pseudonymes
Les pseudonymes les plus importants de Kierkegaard, dans l'ordre chronologique :
- Victor Eremita, rédacteur de Ou bien... ou bien
- A, auteur de nombreux articles dans Ou bien ... ou bien
- Juge William, auteur des réfutations à A dans Ou bien ... ou bien
- Johannes de Silentio, auteur de Crainte et tremblement
- Constantin Constantius, auteur de la première moitié de La répétition
- Jeune Homme, auteur de la deuxième moitié de La répétition
- Vigilius Haufniensis, auteur de Le concept d'angoisse
- Nicolaus Notabene, auteur des Préfaces
- Hilarius le Relieur, rédacteur des Étapes sur le chemin de la vie
- Johannes Climacus, auteur des Miettes philosophiques... et de Post-scriptum...
- Inter et inter, auteur de La crise et une crise dans la vie d'une actrice
- H.H., auteur de Deux essais éthico-religieux
- Anti-Climacus, auteur de La maladie à la mort et de Pratique dans la chrétienté.
Principales œuvres
(par ordre chronologique)
- Les papiers d'un homme encore en vie. Essai sur un roman de Hans Christian Andersen (Af en endnu Levendes Papirer) (1838)
- Thèse : Du concept d’ironie constamment rapporté à Socrate (1841)
- Ou bien... ou bien ou L'alternative, (Enten - Eller) (1843)
- Johannes Climacus, ou, Il faut douter de tout (1843, posthume)
- Discours édifiants (1843-1847)
- Crainte et tremblement, lyrisme dialectique, (Frygt og Bæven) (1843)
- Le Journal du séducteur, (Forförerens Dagbog) (1843)
- La répétition, un essai de psychologie expérimentale ou La reprise, (Gjentagelsen) (1843)
- Miettes philosophiques, (Philosophiske Smuler) (1844)
- Préfaces, lectures amusantes pour certaines classes sociales suivant les temps et les circonstances, par Nikolaus Notabene (1844)
- Du concept d’angoisse, (Begrebet Angest) (1844)
- Etapes sur le chemin de la vie, (Stadier paa Livets Vei) (1845)
- Coupable ? Non coupable ? (1845)
- L’histoire d’une passion (1845)
- Expérience psychologique, par Frater Taciturnus (1845)
- Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques par Johannes Climacus, publié par Sören Kierkegaard (1846)
- Un compte rendu littéraire (1846)
- Discours édifiant à plusieurs points de vue (1847)
- Les actes de l’amour. Quelques méditations chrétiennes sous forme de discours (1847)
- Discours chrétiens (1848)
- Traité du désespoir ou La Maladie mortelle, exposé de psychologie chrétienne pour l’édification et le réveil, par Anticlimacus (Sygdommen til Døden) (1849)
- Le lis des champs et l’oiseau du ciel. Trois discours pieux (1849)
- Deux petits traités éthico-religieux (1849)
- Sermons sur la communion du vendredi (1849-1851)
- L’école du christianisme, par Anticlimacus (1850)
- Pour un examen de conscience, recommandé aux contemporains (1851)
- Juge-toi toi-même (1851)
- Sur mon œuvre d'écrivain (1851)
- L’instant (1855)
- Hvad Christus dømmer om officiel Christendom. 1855. (Ce que le Christ juge du christianisme d'état.)
- Point de vue explicatif de mon œuvre d'écrivain (posthume)
- Journal (posthume)
Éditions en français
(par ordre chronologique)
- Œuvres Complètes, L'Orante, 1966-1984. 20 vol. Traduction par Paul-Henri Tisseau
- Le concept de l'angoisse, Paris, Gallimard, "Folio Essais", 1977, ISBN 2-07-035369-9
- Etapes sur le chemin de la vie, Paris, Gallimard, « Tel », 1979, ISBN 2-07-028688-6
- Ou bien... ou bien..., Paris, Gallimard, « Tel », 1984, ISBN 2-07-070107-7
- Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1988, ISBN 2-07-032477-X
- Miettes philosophiques / Le concept de l'angoisse / Traité du désespoir, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, ISBN 2-07-071961-8
- Le Journal du séducteur, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, ISBN 2-07-032516-4
- Oeuvres, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, éd. Régis Boyer (contient Ou bien...Ou bien, La Reprise, Stades sur le chemin de la vie, La Maladie à la mort), dans les traductions de Paul-Henri et Else-Marie Tisseau, ISBN 2-221-07373-8
- Les miettes philosophiques, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1996, ISBN 2-02-030705-7
- Johannes Climacus ou Il faut douter de tout, Paris, Rivages, « Rivages poche /Petite Bibliothèque », 1997, ISBN 2-7436-0228-7
- Crainte et tremblement, Paris, Rivages, « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2000, ISBN 2-7436-0587-1
- Post-scriptum aux Miettes philosophiques, Paris, Gallimard, « Tel », 2002, ISBN 2-07-076585-7
- La Répétition, Paris, Rivages, « Rivages poche / Petite Bibliothèque », 2003, ISBN 2-7436-1077-8
- Exercice en christianisme, Paris, Éditions du Félin, 2006, ISBN 2-86645-630-0
- La maladie à la mort, Paris, Fernand Nathan, « Les Intégrales de Philo », 2006, ISBN 2-09-182516-6
- La Reprise, Paris, GF-Flammarion, 2008, ISBN 2-08-121419-9
- In vino veritas, Paris, L'Herne, 2011, ISBN 9782851979407
- La Crise ou une crise dans la vie d'une actrice, Paris, Rivages poche (Petite Bibliothèque), 2012
- Correspondance, Paris, Éditions des Syrtes, 2003.
Bibliographie francophone
- Kierkegaard. Retour de Kierkegaard / Retour à Kierkegaard, Kairos, no 10, 1997.
- Kierkegaard et la raison philosophique, Archives de philosophie, tome 76, numéro 4, octobre-décembre 2013.
- Søren Kierkegaard et la critique du religieux, Nordiques, numéro 10, printemps-été 2006.
- Rodolphe Adam, Lacan et Kierkegaard, Paris, PUF, 2005.
- Theodor W. Adorno, Kierkegaard. Construction de l'esthétique (1933), Payot, 1979.
- Chantal Anne, L'amour dans la pensée de Soren Kierkegaard: Pseudonymie et polyonymie, L'Harmattan, 1991
- Philippe Chevallier, Être soi. Actualité de Søren Kierkegaard, Paris, François Bourin, coll. « Actualité de la philosophie », 2011.
- David Brezis, Temps et présence, Essai sur la conceptualité kierkegaardienne, Paris, Vrin, 1991.
- David Brezis, Kierkegaard et les figures de la paternité, Paris, Cerf, 1999.
- David Brezis, Kierkegaard et le féminin, Paris, Cerf, 2001.
- Olivier Cauly, Kierkegaard, Paris, PUF, 1991.
- Léon Chestov, Kierkegaard et la philosophie existentielle. Vox clamantis in deserto, Paris, Vrin, 1938.
- André Clair, Pseudonymie et paradoxe, La pensée dialectique de Kierkegaard, Paris, Vrin, 1976.
- André Clair, Kierkegaard, penser le singulier, Paris, Cerf, 1993.
- André Clair, Kierkegaard, existence et éthique, Paris, Cerf, 1997.
- André Clair, Kierkegaard et autour, Paris, Cerf, 2005.
- André Clair, Kierkegaard et Lequier : lectures croisées, Paris, Cerf, 2008.
- Jacques Colette, Histoire et absolu : essai sur Kierkegaard, Paris, Desclée, 1972.
- Jacques Colette, Kierkegaard et la non-philosophie, Paris, Gallimard, « Tel », 1994.
- Vincent Delecroix, Singulière philosophie : Essai sur Kierkegaard, Paris, éditions du Félin, 2006, ISBN 2-86645-627-0
- Jacques Derrida, Donner la mort, Galilée, 1999.
- Jean-Guy Deschênes, Le concept de fondement ou les confessions d'un hypocrite - Réflexions à la manière de Kierkegaard à partir du Concept d'angoisse, Éditions du Grand Midi, Zurich, Québec, 1999.
- Dominic Desroches, Expressions éthiques de l'intériorité : Éthique et distance dans la pensée de Kierkegaard, Préface d'André Clair, Québec, Inter-Sophia, PUL, 2008, ISBN 978-2-7637-8625-4.
- Flemming Fleinert-Jansen, Le Chant du veilleur, Lyon, Olivetan 2012.
- Georges Gusdorf, Kierkegaard, Seghers, 1963, réédition CNRS Éditions, 2011.
- Charles Le Blanc, Kierkegaard, Les Belles Lettres, 1998.
- Jean Malaquais, Sören Kierkegaard : foi et paradoxe, Paris, Union générale d'éditions, 1971.
- Hélène Politis, Kierkegaard, Paris, Ellipses, « Philo-philosophes », 2002
- Hélène Politis, Le vocabulaire de Kierkegaard, Paris, Ellipses, « Vocabulaire de... », 2002
- Hélène Politis, Kierkegaard en France au XXe siècle, Archéologie d'une réception, Paris, Ellipses, 2005.
- Hélène Politis, Répertoire des références philosophiques dans les Papirer de Søren Kierkegaard, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
- Hélène Politis, Le concept de philosophie constamment rapporté à Kierkegaard, Ed. Kimé, 21 janvier 2009
- Charles-Eric de Saint Germain, L'Avènement de la Vérité. Hegel, Kierkegaard, Heidegger, L'Harmattan, 2003
- Pierre-André Stucki, Le Christianisme et l'Histoire d'après Kierkegaard, Basel, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1963
- Henri-Bernard Vergote, Sens et Répétition : Essai sur l'ironie kierkegaardienne, Ed. Le Cerf, 1982.
- Henri-Bernard Vergote, Lectures philosophiques de Soren Kierkegaard, Ed. PUF, 1993.
- Nelly Viallaneix, Écoute, Kierkegaard. Essai sur la communication de la Parole, 2 volumes, Préface de Jacques Ellul, Paris, Cerf, 1979.
- Stéphane Vial, Kierkegaard, écrire ou mourir, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2007, ISBN 2-13-056370-8(chronique de ce livre sur France Culture le 20 mars 2008)
- Jean Wahl, Études kierkegaardiennes, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Paris, Librairie philosophique, 1949.
- Jean Wahl, Kierkegaard, L'Un devant l'Autre, Paris, Hachette, 1998
Bibliographie anglophone
- Mark Dooley (en), The Politics of Exodus. Kierkegaard's Ethics of Responsibility, New York, Fordham, 2001.
Citations
- « Pour un homme cultivé, voir une farce c'est comme jouer à la loterie, sans le désagrément de gagner de l'argent. » La reprise, 1843.
- « Il ne faut pas dire du mal du paradoxe, passion de la pensée : le penseur sans paradoxe est comme l'amant sans passion, une belle médiocrité. » Miettes philosophiques, 1844.
- « Croire, c'est, étant soi-même et voulant l'être, plonger en Dieu à travers sa propre transparence. » Traité du désespoir, 1849.
- « La raison d'être de la chrétienté [Église établie, institutionnelle telle que « l'Église danoise » par exemple] est de rendre si possible le christianisme impossible. » L'instant, mai 1855.
- "Je suis un trop grand philosophe pour un si petit pays".
- "Il y a comprendre et comprendre."
- "Toute tombe est une prédication."
- "Le public, la foule, est la non-vérité."
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24/12/2019
L’effet du darwinisme sur la moralité et le christianisme:
Par Jerry Bergman, Ph. D.
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Douglas Futuyma
Certains scientifiques sont plus ouverts et plus tranchants. Ils concluent qu’il y a « quelque chose d’égoïste et de malhonnête » à clamer que « la science et la religion sont deux champs distincts« 4. La plupart des évolutionnistes comprennent entièrement l’enjeu de la controverse création-évolution. Futuyma5 admet que quiconque « croit que la Genèse est une description littérale de l’histoire » a une « vision du monde qui est entièrement incompatible avec l’idée évolutionniste… ». Il affirme ensuite que les darwinistes insistent sur « les causes matérielles et mécaniques » de la vie mais que « celui qui croit à la Genèse » se tourne vers Dieu pour expliquer la vie.
Les historiens ont constaté, d’après des recherches méticuleuses, que le darwinisme a eu un effet dévastateur non seulement sur le christianisme mais aussi sur le théisme. Plusieurs scientifiques ont également admis que l’acceptation du darwinisme a convaincu un grand nombre de gens que la création telle que nous la présente la Genèse est erronée, ce qui a provoqué la chute de tout le réseau théiste : »Si la Bible était remise en question dès le premier chapitre de la Genèse, alors la véracité de toute l’entreprise serait remise en question. L’évolution n’était pas seulement une idée scientifique, elle frappait comme la foudre… acclamée par les athées, crainte par les théistes. » 6.
L’acceptation répandue du darwinisme a occasionné l’effritement de la base morale chrétienne de la société. D’ailleurs, Darwin lui-même était « bien conscient des implications politiques, sociales et religieuses de sa nouvelle idée… La religion, en particulier, semblait avoir beaucoup à perdre…« 6.
De nombreux scientifiques ont constaté que l’acceptation générale du darwinisme sous-entendait aussi l’acceptation d’une croyance où les humains « sont une partie accidentelle, contingente et éphémère de la création, plutôt que des seigneurs sur celle-ci » et que les êtres humains ne sont pas « la raison d’être de l’univers » comme l’enseignent les religions théistes6.
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Steven Weinberg
La croyance darwiniste que les humains (et tous les êtres vivants) ne sont rien de plus qu’un accident de l’histoire, « des tas de poussière d’étoiles entraînées sans direction dans un univers infini et sans but« , est une croyance qui est à présent « largement acceptée au sein de la communauté scientifique« 6. Le darwinisme est l’un des principaux facteurs ayant poussé bon nombre d’hommes de science éminents à conclure, comme le lauréat du prix Nobel Steven Weinberg, que « plus l’univers semble compréhensible, plus il nous semble inutile et sans but« 7. Le darwinisme enseigne « que nos vies sont brèves et absurdes dans l’ordre cosmique des choses« 6, et que la vie n’a aucun but ultime puisqu’il n’y a point de ciel, point d’enfer ni de vie après la mort et que « rien de ce que nous connaissons de la vie ne nécessite l’existence d’une force vitale non corporelle ou d’esprits immatériels ou encore d’une création spéciale d’espèces« 6. Le même auteur, Raymo, conclut à ce sujet : « Tout ce que nous avons appris par la science depuis le temps de Galilée suggère que [l’univers est]… ignorant de nos destins [et] que la tombe est notre destinée« 6. L’un des plus éminents évolutionnistes, le paléontologue George Gaylord Simpson de l’université de Harvard, a enseigné que « l’homme est le résultat d’un processus naturel et sans dessein préétabli »8.
Raymo avance que la théorie de Darwin « n’est pas ce que nous désirons entendre » parce qu’il est difficile pour les humains qui ont longtemps cru qu’ils étaient « le sommet central et immortel de la création – la prunelle de l’œil de Dieu – d’accepter que » nous sommes « non exceptionnels, contingents et éphémères dans l’ordre cosmique des choses« 6.
Raymo ajoute que depuis que le darwinisme a démoli la croyance selon laquelle l’univers et les êtres humains ont un but ultime d’existence, notre système d’éducation a inculqué aux jeunes gens « des vérités froides et effrayantes comme celle d’une lignée reptilienne ou d’ancêtres amibiens« . Le même auteur ajoute que, malgré qu’il serait « réconfortant de croire, comme l’ont fait nos ancêtres que nous vivons dans un univers nourricier centré sur nous-mêmes, »… la vérité est que … « l’évolution n’est nullement chaude et duveteuse. Elle peut même être capricieuse et parfois cruelle « 6.
Que l’évolution soit cruelle ou non, cet auteur constate que le darwinisme « est un fait en accord avec chaque critère de la science » et que nos « écoliers n’ont pas besoin de couverture de sécurité intellectuelle« . Les implications du darwinisme, qui est « peut-être l’idée la plus révolutionnaire dans l’histoire de la réflexion humaine » sont claires :
» Nous sommes d’infimes et contingentes particules de quelque chose qui existait bien avant que nous n’arrivions sur la scène… Nous sommes aussi fortuits au cosmos que sont éphémères les Éphémères sur la planète terre. Au premier coup d’œil, cela constituait une nouvelle fracassante. En fait, la grande majorité d’entre nous n’a pas encore compris toute l’implication de cette nouvelle… Notre vie est brève, notre destin est l’oubli. « 6
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Richard Dawkins
Richard Dawkins, zoologiste de l’Université d’Oxford, a beaucoup écrit au sujet des implications du darwinisme. Dans un discours intitulé « A Scientist’s Case Against God« , Dawkins a argumenté que le darwinisme « a démontré que la raison d’être est une illusion » et que l’univers est constitué de « gènes égoïstes« . Par conséquent, « certaines personnes seront blessées, d’autres seront chanceuses, et vous ne trouverez jamais de raison pour cela« 9.
Dawkins pense que les gens qui croient en une vie créée pour un but donné sont non seulement dans l’erreur, mais qu’ils sont ignorants! Seuls les illettrés scientifiques croient que nous existons pour une raison importante. Les lettrés scientifiques savent qu’il n’y a pas de « pourquoi » à notre existence, nous « existons, c’est tout« , nous sommes un accident de l’histoire. Dawkins enseigne aussi qu’il n’existe aucune évidence qui appuierait le théisme et que « de nos jours, ceux qui sont bien éduqués l’admettent« 9.
Le message central des écrits volumineux de Richard Dawkins est que l’univers a les propriétés précises auxquelles nous devrions nous attendre d’un univers qui « n’est basé sur aucun plan, qui n’a aucun but, qui ne comporte ni bien, ni mal, rien sauf une indifférence sans but« . Il a même admis que son best-seller, The Selfish Gene, était une tentative de se débarrasser de ce qu’il considérait comme « une idée entièrement erronée » qui avait réussi à agripper la science populaire, notamment, la supposition erronée que « les individus agissent pour le bien des espèces« . Pour démontrer la fausseté de cette idée, il a tenté d’expliquer l’évolution à partir du point de vue du gène8. Dawkins a ajouté que si The Selfish Gene est devenu un best-seller, c’est peut-être parce qu’il enseigne la « vérité » concernant l’existence des humains, notamment que les êtres humains « sont là pour rien« . Vous êtes là pour propager vos gènes égoïstes. Il n’y a aucun but important à la vie. Un homme a déclaré qu’il n’avait pas dormi pendant trois nuits après avoir lu The Selfish Gene. Il sentait que sa vie entière était devenue vide et que l’univers n’avait plus de but10.
Dawkins est évidemment fier de l’effet déprimant que ses écrits ont sur les gens. Raymo déclare que la vision dominante parmi les darwinistes modernes est que nos esprits sont « simplement un ordinateur de chair » et que » presque tous les scientifiques » croient que la conception de l’âme humaine est une « notion dépassée« . En conséquence, la conclusion que nos esprits sont « simplement un ordinateur de chair » est considérée par les darwinistes « presque comme une vérité absolue« 6.
D’après Futuyma, « si le monde et ses êtres se sont purement développés par des forces matérielles et physiques, ils n’ont pas pu être planifiés, et ainsi, ils n’ont aucun but ni aucune raison d’être ». Un peu plus loin, il note que le créationniste « au contraire, croit que tout ce que l’on retrouve dans le monde, toutes les espèces… a été conçu par un artiste intelligent qui avait un but, et que le monde a été fait pour une raison déterminée… Le message de l’évolution est que l’espèce humaine n’a pas été créée, qu’elle n’a aucun but et qu’elle est le produit d’un mécanisme purement matériel « 5.
Cette vision pessimiste, anti-théiste et nihiliste de l’être humain s’est-elle répandue massivement ? Un chercheur a déclaré que 99 % des scientifiques qu’il a rencontrés dans sa carrière appuyaient la vision de Dawkins, celle qui soutient que tous ceux qui nient l’évolution sont soit ignorants, soit stupides, soit déments ou méchants11. Cette déclaration, hélas trop fréquente, est totalement fausse : 10 000 scientifiques américains et environ 100 000 scientifiques créationnistes dans le monde rejettent le darwinisme et ont une vision créationniste du monde12. Une question que tous les parents et grands-parents inquiets devraient se poser est : « Voulons-nous que nos enfants apprennent que la vie n’a aucun but ultime, et que nos esprits ne sont simplement qu’un ordinateur de chair ? » . Derrière le darwinisme se cache une philosophie selon laquelle la vie n’a aucun « but » dans le sens traditionnel et religieux du mot, et que la vie n’est que le résultat du hasard. Cette philosophie fait du darwinisme une théorie unique parmi les théories scientifiques, car elle tente d’expliquer les origines de l’homme13.
Pourquoi tant de gens se rangent-ils à la vision pessimiste, nihiliste et déprimante du darwinisme ? L’une des raisons est qu’ils sont convaincus que la science a prouvé que le darwinisme est vrai. Il est triste de constater que de nombreux scientifiques ne sont pas au courant du grand nombre de découvertes qui appuient le créationnisme. Par contre, de nombreux scientifiques sont conscients que l’élite scientifique a adopté une vision non scientifique. Shallis déclare : « Il n’est pas plus hérétique de dire que l’univers étale une raison d’être, comme Hoyle l’a fait, que de dire qu’il n’a pas de but, comme Steven Weinberg l’a soutenu. Ces deux constats sont métaphysiques et hors de la science… Cela suggère, selon moi, que science, en permettant la circulation de cette notion métaphysique, se reconnaît en tant que religion et qu’elle est une religion athée« 14.
Les darwinistes ont endoctriné notre société pendant plus de 100 ans avec une vision tragiquement destructrice du monde. Ils l’ont souvent fait par des fourberies qui ont débuté bien avant le canular de Piltdown et ils continuent aujourd’hui à répandre leurs croyances dans de nombreux manuels de biologie15.
« Vital Articles on Science/ Creation » Juin 2001 © copyright 2001, Tous droits réservés. Traduction par Ketsia Lessard.
Références
1. Miller, Kenneth R.; 1999.- Finding Darwin’s God: A scientist’s Search for Common Ground Between God and Evolution. Cliff Street Books, NY.
2. Gould, Stephen Jay; 1999.- Rocks of Ages: Science and Religion in the fullness of Life. Ballantine, NY.
3. Johnson, Phillip; 1991.- Darwin on trial. Regenery Gateway, Washington, DC.
4. Dawkins, Richard; 1999.- You can’t have it both ways : Irreconcilable differences ? Skeptical Inquirer, Juillet/Août, pp. 62-63.
5. Futuyma, Douglas; 1983.- Science on Trial. Pantheon Books, NY.
6. Raymo, Chet; 1998.- Skeptics and True Believers. Walker, NY.
7. Weinberg, Steven; 1977.- The First Three Minutes. Basic Books, NY.
8. Simpson, George Gaylor; 1970.- The Meaning of Evolution. Yale University Press. New Haven, CT.
9. Easterbrook, Gregg; 1997.- Of genes and Meaninglessness. Science, 277 : 892, 15 août.
10. Bass, Thomas; 1990.- Entrevue. Omni, 12 (4) : 58-59.
11. Rörsh, A.; 1999.- Mutation Research Frontiers : Challenges to Evolution Theory. Mutation Research, 423 : F3 – F19.
12. Bergman, Jerry; 1999.- The attitude of Various Populations. Toward Teaching Creation and Evolution in Public Schools. CEN Tech. J., 13 (2) :118-123.
13. Leith, Brian; 1982.- The Descent of Darwinism. Collins, London.
14. Shallis, M.; 1984.- In the Eye of a Storm. New Scientist, January, 19 : 42-43.
15. Wells, Jonathan; 2000.- Icons of Evolution: Science or Myth. Regenery Gateway. Washington, D.C.
Jerry Bergman a 7 diplômes dont un en Biologie, un en Psychologie et un en Recherche et Évaluation de plusieurs universités (Université d’État de Wayne (Détroit),Université d’État de Bowling Green (Ohio) et autres collèges). Professeur de science au Collège Northwest d’Archbold (Ohio), M. Bergman prépare actuellement une troisième thèse de doctorat en Biologie moléculaire.
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20/12/2019
PasteurNoël Vesper : témoin et martyr.
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