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15/10/2013

L’idée d’un Dieu Créateur : une perspective nouvelle pour l’exégèse

 

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Dominique Tassot

 

le milieu culturel et la personne de l’écrivain qui a prêté sa plume au divin Inspirateur de la

Bible. Mais derrière cette analyse méthodique, garante d’une lecture plus sûre de l’Ecriture,

transparaît une technique trop facile pour éviter tout conflit avec la science. Dès qu’un

passage évoque des faits hors de notre portée (le Déluge, le voyage de Jonas, Josué arrêtant le

soleil, etc.), l’exégète s’efforce de montrer que le style est « légendaire » ou « poétique », non

parce que le vocabulaire ou la syntaxe l’y contraignent, mais par rejet réflexe d’un surnaturel

auquel on ne croit plus. Or si l’Auteur principal de l’Ecriture est aussi le Créateur des êtres,

donc de l’écrivain sacré lui-même, ce n’est plus ce messager qui doit expliquer le message

mais, à l’inverse, le message qui rend compte de l’auteur secondaire. Ce renversement de

perspective suffit à résoudre nombre de prétendues « difficultés » ; surtout il rétablit l’exégète

(et son lecteur) dans un rapport juste envers Dieu et une humble écoute de Son message

universel.

La théorie des genres littéraires est au coeur de l’exégèse moderne : elle

ouvre la porte à tous les accommodements avec les affirmations de la science ;

elle libère l’exégète du « carcan » de la théologie ; elle renforce l’idée d’une

évolution progressive de l’humanité.

Certes on trouve d’un livre de l’Ecriture à l’autre des différences de style et

de vocabulaire qui invitent à les classer dans un « genre littéraire » : le Cantique

des Cantiques tient de la poésie comme le Livre des Rois tient de la narration

historique. Mais il peut être téméraire de plaquer sur un texte divinement inspiré

les catégories des lettres profanes.

A neuf reprises la Genèse affirme que Dieu a créé les êtres vivants « selon

leur espèce » (lemino, en hébreu). Pour esquiver cette claire affirmation antiévolutionniste,

il est entendu aujourd’hui que ce livre fondamental relève du

« genre poétique » ou encore de la légende. Et comme le conteur s’autorise

d’embellissements, d’exagérations ou même d’invraisemblances, dès lors que la

force évocatrice, la couleur ou la vivacité du récit peuvent y gagner, il va de soi

que le récit mosaïque des premiers temps de l’univers et de l’humanité n’a rien à

nous enseigner sur l’origine des choses : cette noble tâche est désormais dévolue

à la science.

 

02/07/2013

Identité Luthérienne

 

Aux sources du protestantisme intégral.

  

Au-delà de la reformation comme phénomène théologique et ecclesial bien connu, avec ses fortes affirmations du "Sola Scriptura" et du "Sola Fide", avec son refus du magistère et de la succession apostolique qui définit  l'Eglise comme communion de tous les rachetés par leur foi en Jésus-Christ, tant vivant que mort. Luther, dans le domaine sociétal, contrairement à Calvin, condamne, l'acquisition du capital par l'intermédiaire de prêts, qui ne représentent aucun "travail" réellement effectué. Il dit dans son grand sermon sur l'usure : "tous ceux là, sont des usuriers qui prêtent à leur prochain du vin, du blé, de l'argent ou autre chose, de façon à faire rendre à ces choses un interêt un an après ou passé tel autre temps" c’est une condamnation des procédés économiques du monde moderne.

Cette conception spécifiquement Luthérienne se trouve aux sources du protestantisme, il se fonde sur l'appel à la conscience, et à la règlementation des prix par l'autorité publique. Sur ce point il est en parfaite harmonie avec ce qu'a pu dire Thomas d'Aquin  sur le sujet. A cet ordre voulu par Dieu appartiennent les "états" au sens juridique du terme, mais aussi les professions, "établies par Dieu". Ces "vocations" (Berufe) servent Dieu, attendues qu'elles "doivent être utiles aux autres". Ce sont là les principes sociaux du Luthéranisme des origines, qui contrairement aux autres courants du protestantisme proposent une conception de la société que l'on peut qualifier de traditionaliste.

 

Pasteur Blanchard, Président d'Identité Luthérienne

 
 

24/05/2013

Le livre de Job et l'expérience spirituelle(6)

 

 

 

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6° La théophanie, et la soumission de Job

 

"Et Yahvé répondit à Job du sein de la tempête" (38,1 - 42, 6)

 

Les discours de Yahvé et les réponses de Job fournissent la véritable conclusion théologique de toute l'œuvre. Ils développent trois thèmes fondamentaux: l'indigence de la sagesse humaine en regard du savoir de Dieu, l'harmonie de l'action de Dieu dans la création et dans l'histoire, et le silence de Job.

 

1) Depuis longtemps les prophètes (Is 5, 21; 10,13; 19,12; 29,14; Jér. 8, 8-9; 9,22-23; Ez 28) et les sages d'Israël (Prov.16,2.9; 19, 21; 20, 24) avaient rappelé le caractère aléatoire de tous les projets humains et les limites imposées aux réalisations de l'homme par la science et la puissance infaillibles de Dieu. En Job 38-41, Yahvé en personne se charge d'amener à résipiscence la suffisance humaine, par une longue série d'interrogations qui fait l'originalité de ces chapitres.

"Ceins tes reins comme un homme (geber): je vais te questionner" (38, 3). Dieu ne cherche pas à diminuer l'homme avant d'amorcer le dialogue; il réaffirme au contraire sa noblesse en le posant devant lui comme interlocuteur. Yahvé va révéler à Job ses limites, non pas pour l'humilier et le paralyser, mais pour lui ouvrir les yeux et lui apprendre à écouter le témoignage des créatures. L'ironie qui affleure à maintes reprises dans les discours de Yahvé reste donc jusqu'au bout bienveillante et paternelle. Job avait accusé Dieu d'utiliser le cosmos comme instrument de sa cruauté (30, 22-23). Yahvé répond en commentant lui-même son œuvre créatrice et en relevant partout des traces non seulement de sa puissance et de sa fantaisie, mais de sa tendresse pour les vivants. À mesure que Dieu parle, la création redevient langage de Dieu qui interpelle Job. Aussi loin qu'il aille dans son investigation de l'univers (38, 16 et 22), l'homme ne connaîtra jamais que les "contours" de l'œuvre de Dieu (cf. 26, 14), non pas que Yahvé veuille se réserver quoi que ce soit, mais parce que l'homme, né après le monde (38, 21), n'aura jamais fini d'explorer son domaine. Certes, le monde est sien, mais un Autre y agit, un Autre y gouverne, et l'intelligence limitée de Job ne pourra jamais rejoindre totalement les secrets de Dieu ni les raisons de ses choix. Même les animaux sauvages contestent à leur manière la souveraineté de l'homme : l'autruche défie les cavaliers (39, 18), l'onagre de la steppe se moque du cri des âniers, et le buffle refuse de tirer la herse (39, 7-10). Si Job veut bien entendre cette leçon des choses et des êtres, il trouvera sa vraie place au sein du cosmos, et cette humilité apprise au contact des œuvres créées lui ouvrira l'accès de la Sagesse de Dieu.

 

2) L'action de Dieu dans l'histoire de l'homme constitue le deuxième thème théologique du discours. Yahvé l'annonce dès sa première question: "Qui est celui qui obscurcit la ‘ēçāh (le plan de Dieu dans l'histoire) par des mots dépourvus de sens?" (38, 2). Puis Yahvé semble négliger ce thème de la ‘ēçāh en même temps d'ailleurs que le drame du juste souffrant. Job voulait qu'on lui montrât la cohérence du dessein de Dieu dans l'existence de chaque homme, et Yahvé répond à un autre niveau, passant en revue les merveilles de sa création. À peine fera-t-il allusion, en 38, 13 et 15, aux méchants dont l'aurore interrompt les entreprises. En réalité, le long détour par le jardin de Dieu était, dans le projet pédagogique de Yahvé, une première démarche indispensable, et le thème de la rétribution reparaît à point nommé dans l'introduction du second discours (40, 8-14). C'est même sur ce sujet précis que le "censeur" de Dieu (40,2) est sommé de répondre.

Yahvé s'est donc proposé, dans un premier temps, de réintégrer le cosmos dans l'univers spirituel de Job. Une mystérieuse consonance, en effet, apparente les œuvres accomplies par Dieu dans la nature et celles qu'il se réserve d'opérer dans l'existence des hommes. La création garantit l'histoire et l'histoire achève la création. Ainsi la justice salvifique de Dieu n'est qu'un autre visage de son amour créateur. Nous rejoignons ici l'une des intuitions les plus constantes des croyants de l'ancienne alliance : le thème de la création, bien qu'il ait ses propres lignes de force, est toujours mis au service d'un autre aspect du dessein de salut.

Certes, au niveau des évidences immédiates, qui est celui de la conscience de Job, un hiatus demeure, douloureux et irritant, entre la providence cosmique de Dieu, illustrée avec tant d'éclat, et l'abandon où il semble laisser ses amis. C'est pourquoi Yahvé répond au scandale de Job en venant lui-même à sa rencontre; mais sa présence, devenue pour un instant sensible aux yeux de Job (42,5), n'évacue pas le mystère. Dieu vient au secours de la faiblesse de Job en lui accordant cotte épiphanie qu'il réserve toujours à ses grands confidents, mais il entend bien lui laisser tout le mérite et toute la joie d'un acte de foi pure.

 

3) Yahvé apparaît, mais pour mieux faire entendre sa parole, et c'est cette parole de Dieu qui va donner tout son sens et tout son poids au silence de Job. Déjà en 9, 2-3 .13-14 Job pressentait qu'il serait acculé à se taire devant Dieu: "Comment un homme aurait-il raison contre El ? S'il veut disputer avec lui, il ne pourra lui répondre une fois sur mille! Sous lui sont prosternés les auxiliaires de Rahab (l'armée du dragon mythique), combien moins pourrais-je lui répliquer et choisir les paroles à lui dire!" Mais Job n'envisageait là qu'un silence contraint, devant les menaces imprévisibles de la colère d'Éloah. L'homme, non pas humble mais seulement humilié, répondrait à la force de Dieu par le mutisme du désespoir, lourd de rancœurs et spirituellement vain. Dans la présente théophanie, au contraire, Job a cheminé avec Dieu jusqu'aux limites de son savoir et de son pouvoir, et son indigence, reconnue progressivement à la lumière de la parole de Dieu, ne le révolte plus, puisqu'il sait maintenant que Yahvé ne lui en fait pas grief. Le silence change alors de signe. Job se courbe, certes, sous la puissante main de Dieu, mais pour un assentiment redevenu filial.

Le silence de Job est présenté d'abord et clairement comme un acte de repentir (42, 6). Non pas que Job doive reconnaître des fautes commises avant son épreuve ou qu'il ait eu tort d'espérer contre toute espérance; mais ce fut une faiblesse de sa foi que de forcer la main de Dieu en exigeant presque cette théophanie. Et surtout il vient de prendre conscience, face au Vivant, qu'une hybris secrète s'était éveillée en lui en même temps que la souffrance. La lumière de Dieu vient de lui révéler une sorte de péché sans visage, aussi impalpable mais aussi radical que sa liberté: pour se rendre raison de sa souffrance, il s'est mis à la place de Dieu comme norme du monde et de l'histoire: " Ainsi donc j'ai parlé, sans les comprendre, de merveilles hors de ma portée et que je ne savais pas (42, 3).

Par son silence, Job signifie également à Dieu que désormais, dans la foi, il consent à dépasser toute question. Les visiteurs attendaient de Dieu une réponse qui les confirmât dans leur sécurité; Job, de son côté, croyait que la réponse de Dieu le justifierait en tous points. Or nul ne peut annexer Dieu, et Yahvé, dans son discours, ne répond qu'en questionnant à son tour. Seules ces questions posées par Dieu à partir de ses œuvres, signes de son amour, parviennent à triompher de l'angoisse de Job. La révolte avait pu l'aider un instant à porter la souffrance, en galvanisant le reste de ses forces et en le renforçant dans la conviction de son bon droit, mais ce qui le libère, en définitive, c'est d'entendre et d'accueillir l'interpellation de Dieu. D'abord emporté par le vertige de ses propres questions, Job accepte maintenant que sa démarche vers Dieu commence par une longue écoute et, renonçant à percer les secrets de Dieu, il traduit sa conversion par un geste d'humilité absolue "sur la poussière et la cendre" (42, 6).

Enfin le silence de Job, par le fait même qu'il exprime une adoration inconditionnelle, constitue l'hommage suprême d'un homme libre à la liberté de Dieu (cf. Ps. 139, 4-5 et 17-18; Rm 12, 33-35). Au moment de l'option décisive, Job s'est laissé enseigner par Yahvé, et il a compris que sa liberté serait un leurre s'il refusait que Dieu soit divinement libre, libre de donner et de reprendre, libre de se taire ou de parler, libre du choix de ses chemins. Job reconnaît maintenant sans révolte et sans amertume que la justice-salut de Yahvé transcende toute norme créée et qu'en dépit de toutes les apparences décevantes Dieu poursuit dans l'existence du juste un dessein cohérent. Certain désormais que Yahvé ne peut rien haïr de ce qu'il a créé (cf. Sag. 11, 24), Job traverse le scandale avec la sérénité d'un cœur vraiment pauvre. Cessant de se crisper sur les images agressives nées de son angoisse, il laisse Dieu se révéler à lui par une parole qui commente ses œuvres.

Et Job, en se perdant, se trouve, car Dieu, une fois accueilli, révèle l'homme à lui-même. Yahvé, au moment où il manifeste sa proximité et sa tendresse, n'abdique rien de sa transcendance, et c'est ce qui rend si austère le message du livre de Job. Mais Dieu grandit Job en ne se laissant pas diminuer, tout comme Job a magnifié Dieu en récusant ses caricatures. Les partenaires se sont enfin rencontrés et reconnus. Yahvé n'ajoute rien, puisque désormais son silence ne voilera plus son amour. Job va se taire également : il a vu Dieu et tout est dit. De cette harmonie retrouvée, l'auteur du poème a vu un symbole dans la restauration du bonheur matériel de Job. C'est pourquoi sans doute il a choisi, pour clore son œuvre, le dernier tableau du vieux conte.

 

 

 

17/05/2013

Le livre de Job et l'expérience spirituelle(5)

 

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5° L'espérance de Job

 

Tout au long de ses plaintes, Job essaie rageusement de superposer deux visages inconciliables de Dieu. Mais tant qu'il s'épuise à opposer Dieu à Dieu, il s'enferme dans une problématique indigente et, en transposant à l'intime de Dieu l'idée d'un rapport de forces tirée de ses propres impressions, il reste esclave d'un schème d'agression qui ne peut rien expliquer de l'être ni de l'agir de Dieu. À certains moments cependant, qui sont toujours des moments d'humilité, Job cesse de forcer le mystère et laisse à Dieu le secret de sa double image. Alors l'espérance affleure de nouveau dans sa vie.

 

1) Parfois cette espérance reste implicite : les appels au Dieu fidèle se cachent dans des expressions de rupture, comme si le langage de l'amitié, une fois désappris, ne pouvait plus reparaître qu'avec une sorte de timidité et de pudeur (7, 16b.19; 10, 20b; 14, 6); ou bien ce sont des plaintes sur la caducité de l'homme qui font entendre en harmonique, comme dans les psaumes, le thème de la tendresse de Dieu.

 

L'espérance se dit déjà plus nettement dans la strophe 14, 13-17:

Qui donnera qu'en sheōl tu me mettes à couvert

et me caches jusqu'à ce que se retire ta colère,

que tu fixes un terme où tu te souviendrais de moi!

Tous les jours de mon service j'attendrais

jusqu'à ce que vienne ma relève.

Tu appellerais et moi je te répondrais;

l'œuvre de tes mains, tu languirais après elle.

Car désormais tu ne compterais plus mes pas,

tu ne prendrais plus garde à mon péché:

scellée dans un sachet serait ma transgression

et tu couvrirais ma faute d'un badigeon!

 

Job n'envisage pas ici un rendez-vous avec Dieu au-delà de la mort. Le sheōl lui servirait seulement de cachette provisoire. Une fois apaisée sa colère, Éloah, en se souvenant de Job, mettrait fin à son exil, et la vie reprendrait pour lui sur la terre des vivants, en pleine amitié avec Dieu. Simple transition entre la vie souffrante et la vie heureuse, le sheōl ne protégerait pas le juste de la mort finalement inéluctable; pourtant le souhait de Job exprime une espérance authentiquement théologale, fondée sur la logique interne de l'amour créateur de Dieu et sur la puissance de salut enclose dans le souvenir divin.

 

2) Les trois grands textes sur l'espérance se trouvent dans le deuxième cycle de discours. En 16,19-22, Job s'écrie: "Maintenant encore, c'est dans les cieux qu'est mon témoin et celui qui dépose en ma faveur est là-haut", et plus loin, en 17, 3 : "Dépose donc une caution pour moi près de toi-même. Qui autrement frapperait dans ma main?" Mais surtout Job attend de Dieu qu'il se conduise en gō’ēl, c'est-à-dire comme celui qui seul a le droit de rachat:

"Je sais, moi, que mon gō’ēl est vivant,

et que, le dernier, sur la terre il se lèvera.

Et si l'on arrache ma peau de ma chair,

même après cela je verrai Éloah.

Celui que moi je verrai, sera pour moi,

et celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger" (19, 25-27).

Selon l'exégèse traditionnelle, le texte affirmerait que le gō’ēl se réserve de ressusciter Job (cf. Septante, Vulgate). Plusieurs commentateurs, dont A. Weiser, G. Hölscher et H. Lamparter, tout en reconnaissant que le verset 19, 26 ne parle nullement de résurrection, estiment que Job, après sa mort, pourrait malgré tout avoir conscience d'une intervention justifiante de Dieu. D'autres, par exemple, C. Larcher et S. Terrien, envisagent pour Job une résurrection momentanée. Selon une interprétation qui semble plus conforme aux données de l'anthropologie biblique, Job espère voir de son vivant l'intervention de Dieu (sur l'exégèse de ce texte difficile, voir J. Lévêque, Job et son Dieu, p. 467-489). Toute l'espérance de Job tient donc ici en trois mots "Je verrai Éloah"; et cette vision de Dieu lui sera accordée sur cette terre (cf. la théophanie dans l'orage, Jb 38,1 – 42,6).

 

3) Job ne dit rien de ce qui suivra la mort et ignore tout d'un au-delà bienheureux. À première vue le contenu de son espérance pourrait paraître bien pauvre: malgré sa réhabilitation par Dieu, Job, en définitive, restera soumis à la loi de la mort, et la navette de ses jours "cessera de courir, faute de fil " (7, 6). Mais cette indigence même fait la grandeur de l'espérance de Job, parce que son attente, au-delà de toute visée d'intérêt et de toute image sécurisante, est tendue vers Dieu et lui seul.

Certes, l'énigme de la mort reste tout aussi angoissante: "L'homme qui est mort, où donc est-il?" (14,10); mais une certitude plus forte se fait jour à travers l'épaisseur de la déréliction. Éloah se lèvera le dernier, et c'est son amour qui aura le dernier mot. Job ne sait pas au juste ce que la mort fera de lui; il sait seulement, de toute l'intensité de sa foi, que Dieu est vivant, donc puissance de vie, et que le Vivant, dès maintenant, veut se conduire en gō’ēl.

Ce n'est pas la finitude humaine qui révolte Job, et même la perspective de la mort ne parvient pas à le paralyser; mais s'il doit mourir, il veut mourir réconcilié. Comme les psalmistes postexiliens (Ps. 16, 10-11; 49, 16; 73, 23-26), il veut de toutes ses forces exister dans le souvenir de Dieu. C'est pourquoi il réclame une ultime rencontre qui manifeste enfin la fidélité de Dieu à son propos d'amour et donne sens par là même à la longue nuit de l'épreuve. L'amitié avec le Vivant est déjà une victoire sur la mort

10/05/2013

Le livre de Job et l'expérience spirituelle(4)

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4°    La portée spirituelle des plaintes de Job

 

La plainte représente, dans le livre de Job, le genre littéraire prépondérant. Du point de vue de la théologie spirituelle, nous aurons profit à distinguer les plaintes sur Dieu et les plaintes que Job adresse directement à Dieu, celles où le drame du juste atteint sa plus grande intensité.

 

1)        Les plaintes sur Dieu.

 

 Elles commencent avec le monologue du ch.3 (" Périsse le jour où je fus enfanté!") et se répartissent assez régulièrement dans l'ensemble des discours (cycle I : 6, 4; 9, 2-3, 14-24.32-35; 13, 3-11 et 13-19; cycle II : 16, 7-17; 19, 6-12 et 21-22; cycle III : 23, 1-17; 24, 1; 27, 2-6).

a) On y relève une accumulation très significative d'images de violence, empruntées soit à la vie animale, soit aux domaines de la chasse ou de la guerre. Shadday tire sur cible fixe (ma††arāh,16, 12). Autour de Job tournoient ses traits; il transperce ses reins sans pitié et répand à terre son fiel (16,13). L'esprit de Job "boit le venin" de ses flèches (6, 4) et "les terreurs d'Éloah sont alignées contre lui". Tel un fauve, Dieu déchire sa proie, "grinçant des dents et aiguisant ses yeux" (16) 9); comme un guerrier furieux, il ruine et démolit Job de toutes parts (19) 10) ou encore l'assiège avec une patience inquiétante : "Il a muré ma route pour que je ne passe pas, et sur mes sentiers il a mis des ténèbres" (19) 8); puis il court sur Job, le saisit par la nuque et le met en pièces (16) 12). Ainsi, pour s'expliquer les épreuves qui fondent sur lui, Job prête à Dieu les fureurs de l'homme et une sorte de rage de détruire: "Éloah ne retient pas sa colère", "il broie pour un cheveu et blesse sans raison" (9, 13 et 17); "il déracine, comme un arbre, mon espérance" (19,10).

 

b)    Très souvent des images de procès prennent le relais des scènes de brutalité, mais pour illustrer finalement le même thème : Dieu ne connaît d'autre loi que sa force, "il écarte le droit" (27, 2), et le dialogue avec lui est impossible, parce qu'il ne veut écouter ni de près ni de loin, que nul ne sait quand tombera sa colère, et qu'il écrase l'homme de toute sa supériorité : "Quand bien même j'aurais raison, je ne recevrais pas de réponse!" (9, 15).

Quelle compréhension ou quelle pitié attendre, en effet, de celui qui "fait disparaître pêle-mêle le juste et le méchant"? "Si un fléau jette soudain la mort", du désespoir des innocents il se moque !" (9, 22-23). Devant cette joie mauvaise et ce courroux irrationnel, l'homme n'a plus qu'à "se prosterner", apeuré, comme les ennemis mythiques vaincus par Éloah, car personne ne saurait "lui tenir tête et rester sauf " (9, 4). "C'est qu'il n'est pas un homme comme moi pour que je lui réponde, que nous allions ensemble en justice! (9,32). L'impossibilité du dialogue tient donc non seulement à l'éloignement de Dieu, mais à l'absence d'un médiateur: "S'il y avait entre nous un arbitre  (mōkīah, mésitès) qui place sa main sur nous deux!" (9, 33; c'est le seul emploi de mésitès, médiateur, dans le grec de l'Ancien Testament. Rapprocher 1 Tim. 2, 5; Héb. 8, 6; 9, 15; 12, 24).

 

c)    Plus encore que la crainte de souffrances nouvelles (9,34)), ce qui angoisse Job, c'est de ne pas se reconnaître dans l'image que Dieu se fait de lui. À vrai dire, il ne sait pas ce que pense Dieu, car aucune parole de Dieu n'est venue expliciter le sens qu'Il donne aux épreuves de son serviteur. Mais, conscient uniquement de l'injustice qu'il subit, Job répond à la violence de Shadday en libérant sa propre agressivité. Broyé, désespéré, il présente à Dieu comme un miroir ses souffrances imméritées, afin que Dieu y aperçoive une caricature de lui-même. Il cherche à mettre Dieu si mal à l'aise qu'il sorte enfin de son mutisme pour défendre son honneur et restaurer son image. L'ambivalence qui marque ainsi toutes les plaintes de Job révèle leur sens véritable. Insinuer que Dieu ne veut plus aimer, c'est déjà, certes, le début d'un blasphème; mais la véhémence de Job va finalement à l'opposé du blasphème, qui est volonté de rupture, et ses griefs, criés avec l'outrance de la passion (6, 26)), ne sont que l'envers de son espérance et le langage paradoxal de sa quête de Dieu.

 

d)    Où trouver Éloah? Où le rejoindre pour "arranger devant lui un procès"? (23, 3-4). Il faudrait parvenir "là-bas" (šām, 23, 7), à cette résidence inaccessible où le juste "obtiendrait son droit pour toujours". Dans la pensée de Job, un Dieu qui persécute est forcément lointain, et la souffrance de l'homme ne peut être le lieu du dialogue aussi longtemps que cette souffrance manifeste une injustice de Dieu. C'est pourquoi Job, cloué sur place par son martyre, ne cesse, dans son délire, d'arpenter le cosmos (23, 8-9) à la recherche du Juge qui se dérobe. Écartelé entre la présence et l'absence de Shadday, il est renvoyé constamment du désir à la peur, désir d'un face à face qui serait décisif, peur de la majesté qu'il offense dès qu'il se plaint.

 

2)        Job interpelle Dieu.

 

La plainte directe à Dieu, qui tient beaucoup de place dans le premier cycle de discours (7, 7-21; 9, 28-31; 10, 1-22; 13, 20 à 14, 22), n'est présente dans le deuxième que par trois versets isolés (17, 4-6) et cesse tout à fait dans le troisième cycle. Ce decrescendo traduit bien la difficulté croissante qu'éprouve Job pour rejoindre Dieu au-delà des paradoxes de son action. Il faut attendre le second monologue de Job pour entendre de nouveau un reproche direct au Dieu "cruel" (30, 20-23).

Dans tous ces textes, Job s'en prend à la bonté, à 1a sainteté et à la sagesse de Dieu, et sur cette triple contestation il appuie une critique de la justice de Dieu et de la justice de l'homme.

 

a)    La bonté du Créateur est mise en doute à un premier niveau quand Job décrit la destinée de l'homme "fait d'argile" (10, 9). " L'homme, né d'une femme, vivant peu de jours et rassasié d'agitation, comme une fleur germe et se fane, et fuit comme l'ombre sans s'arrêter" (14,1-2); "comme bois vermoulu il s'effrite, comme un vêtement qu'ont mangé les mites" (13, 28). "Sa vie n'est que souffle" (7, 7).

Aussi fragile qu'une feuille effrayée par le vent, aussi vaine qu'une paille sèche dans un tourbillon (13, 25), l'existence humaine n'est qu'une illusion de bonheur, et Job reproche à Dieu de la lui avoir donnée : "Pourquoi donc m'as-tu fait sortir du sein? J'aurais expiré et aucun œil ne m'aurait vu : j'aurais été comme n'ayant pas été, j'aurais été conduit du ventre à la tombe!" (10, 18-19). Alors qu'un arbre peut toujours se survivre dans ses drageons, l'homme, sans racines dans le monde, est voué à disparaître pour toujours: "Car il y a pour l'arbre un espoir; si dans le sol meurt sa souche, à l'odeur de l'eau il refleurit et se fait une ramure comme un jeune plant. Mais l'homme meurt et reste inanimé; l'humain expire et où est-il? " (14,7-10). "Comme une nuée se dissipe et s'en va", ainsi Job, une fois descendu à sheōl, jamais n'en remontera, et Dieu cherchera en vain le compagnon qu'il aura laissé partir au séjour des morts : "Tes yeux seront sur moi et je ne serai plus" (7, 8-9).

Mais la critique de la bonté d'Éloah s'intensifie dans les nombreux passages où Job tente d'interpréter non plus seulement la conduite, mais les intentions de Dieu, "ce qu'il cache en son cœur depuis toujours" (10,13-­17). Trois explications se présentent à son esprit : ou bien son malheur vient d'une inattention, d'un oubli, d'une faille dans la providence de Dieu; ou bien Dieu est las et ne voit plus en lui qu'un fardeau (7, 20d); ou bien encore le martyre de Job n'a d'autre cause que la malveillance d'un Dieu devenu cruel (30, 23) et dont le regard pèse sur lui, ce regard qu'il a connu empreint de tendresse et qui maintenant s'est chargé d'une hostilité incompréhensible (7, 19) : " Je sais que tu m'emmènes à la mort et au rendez-vous de tout vivant (30, 23).

 

b)    La sainteté d'Éloah est, elle aussi, mise en cause à maintes reprises. Implicitement, lorsque Job imagine que Dieu puisse rester indifférent au péché : "Si je pèche, que te fais-je, ô gardien de l'homme?" (7, 20). Explicitement, lorsqu'il lui reproche de s'asseoir, avec le sourire, au conseil des méchants (10, 3) ou de souiller lui-même l'homme qui cherche à se purifier : "Je sais bien que tu ne m'innocentes pas! (De toute façon) je serai coupable! Pourquoi me fatiguerais-je en vain? Si je me lave avec de l'eau de saponaire et si je purifie mes mains avec du savon, alors tu me plonges dans des immondices et mes vêtements ont horreur de moi" (9, 28-31). Incapable de faire connaître à Job "sur quoi il le querelle" (10, 2), Dieu lui impute des fautes qu'il n'a jamais commises et lui ferme délibérément la route de son pardon. Telle est, du moins, la manière dont Job interprète son drame : Dieu crée non seulement le malheur mais le mal.

 

c)    Job entreprend également de démontrer à Dieu le non-sens de son attitude et les failles de sa sagesse. "Est-ce un bien pour toi d'être violent, de mépriser l'ouvrage de tes mains... As-tu des yeux de chair? Vois-tu comme voit un homme? Tes jours sont-ils comme les jours de l'homme, tes années comme les jours d'un humain, pour que tu recherches ma faute et que de mon péché tu t'enquières, bien que tu saches que je ne suis pas coupable, et que nul ne délivre de ta main?" (10, 3-7). Un Dieu à courte vue, un Dieu pressé d'agir, cela défie le bon sens. Pourquoi ce parti pris d'injustice et de violence? "Tes mains m'ont fabriqué et façonné, et ensuite, te ravisant, tu me détruiras?" (10, 8). À quoi bon animer l'argile et accorder à l'homme "vie et amour" (10, 9 et 12), s'il doit être "rassasié d'ignominie et abreuvé d'affliction" (10, 15) ? Éloah peut-il renier son travail de Créateur au point de détruire ce qui lui a coûté tant de "fatigue" (yegia‘, 10, 3)? Ces contradictions rendent méconnaissable pour Job le Dieu de son passé, qui "était avec lui et protégeait sa tente" aux jours heureux de son "automne" (29, 4-5).

 

d) En contestant à la fois la bonté, la sainteté et la sagesse de Dieu, Job pose d'une manière radicale la question de la "justice" (çedāqāh) de Dieu et, par voie de conséquence, celle de la justice de l'homme. En effet, dans la théologie de l'Ancien Testament, la justice de Dieu, même si parfois elle se montre punitive ou médicinale, est toujours fondamentalement la permanence de Dieu dans son propos de salut, et la justice de l'homme est pensée, elle aussi, en termes de relation: c'est la permanence du croyant dans une juste attitude devant le Dieu du salut. Une vraie vie théologale réalise ainsi, selon la spiritualité d'Israël, l'harmonie des deux justices.

Or, cette harmonie devient impensable pour Job, puisque Dieu "fait périr l'espoir de l'homme" (14,19), déploie une puissance démesurée contre un être amoindri et associe la création à son œuvre de violence: "De toute la vigueur de ta main tu me persécutes. Tu m'emportes sur le vent, tu me fais chevaucher, tu me liquéfies dans le fracas de l'orage" (30, 22-23). Dieu, le premier, a rompu le pacte de la fidélité : son amour (hesed) d'autrefois s'est changé sans raison en une sorte de providence maligne qui s'acharne sur Job. Celui-ci, qui n'a conscience d'aucune trahison, découvre l'inanité de ses efforts de "justice" : aucune amitié, aucune réciprocité dans le don ne peut durer entre deux êtres qui ne se reconnaissent plus.

 

e)    Devant l'échec de son projet de sainteté et surtout devant cette malveillance inexplicable d'Éloah, Job souhaite parfois que Dieu l'abandonne une fois pour toutes: "Laisse-moi, puisque mes jours sont un souffle" (7, 16); ou bien il réclame un répit : "Détourne de moi ton regard, pour que je sois un peu gai, avant que j'aille, pour n'en plus revenir, à la terre de ténèbres et d'ombres" (10, 20-21).

Mais plus souvent Job ne se résigne pas à ce désengagement réciproque et à l'absence définitive de Dieu. Un désir passionné monte du tréfonds de sa foi : il faut que la "justice" (çedāqāh) retrouve tout son sens. Et Job continue de rêver à une reprise du dialogue, en posant toutefois deux préalables: "Épargne-moi seulement deux choses; alors devant toi je ne me cacherai pas: éloigne ta main de dessus moi et que ta terreur ne m'épouvante point!" (13, 20-21). Si Dieu veut réellement cette heure de vérité, il devra changer d'attitude, se convertir en quelque sorte et rendre lui-même le dialogue possible.

Cette idée d'une nécessaire renonciation de la part de Dieu est, du point de vue spirituel et théologique, l'une des plus hardies de tout le poème, mais c'est également l'une des failles qui affaiblissent le raisonnement de Job, car, tout en refusant pour lui-même la culpabilité, il croit indispensable de culpabiliser Dieu. Il accuse Dieu, alors que Dieu n'a jamais rendu le moindre verdict ni formulé contre lui le moindre reproche. C'est Job qui identifie son épreuve à une condamnation et qui, pour échapper au mystère angoissant de la volonté de Dieu, admet comme une évidence un dessein agressif de Shadday à son égard. Mais cela même ne lui donne pas la paix, car l'absurde resurgit aussitôt: pour trouver à tout prix une cause à son malheur, il en vient à défigurer le Dieu qu'il aime.