17/05/2013
Le livre de Job et l'expérience spirituelle(5)
5° L'espérance de Job
Tout au long de ses plaintes, Job essaie rageusement de superposer deux visages inconciliables de Dieu. Mais tant qu'il s'épuise à opposer Dieu à Dieu, il s'enferme dans une problématique indigente et, en transposant à l'intime de Dieu l'idée d'un rapport de forces tirée de ses propres impressions, il reste esclave d'un schème d'agression qui ne peut rien expliquer de l'être ni de l'agir de Dieu. À certains moments cependant, qui sont toujours des moments d'humilité, Job cesse de forcer le mystère et laisse à Dieu le secret de sa double image. Alors l'espérance affleure de nouveau dans sa vie.
1) Parfois cette espérance reste implicite : les appels au Dieu fidèle se cachent dans des expressions de rupture, comme si le langage de l'amitié, une fois désappris, ne pouvait plus reparaître qu'avec une sorte de timidité et de pudeur (7, 16b.19; 10, 20b; 14, 6); ou bien ce sont des plaintes sur la caducité de l'homme qui font entendre en harmonique, comme dans les psaumes, le thème de la tendresse de Dieu.
L'espérance se dit déjà plus nettement dans la strophe 14, 13-17:
Qui donnera qu'en sheōl tu me mettes à couvert
et me caches jusqu'à ce que se retire ta colère,
que tu fixes un terme où tu te souviendrais de moi!
Tous les jours de mon service j'attendrais
jusqu'à ce que vienne ma relève.
Tu appellerais et moi je te répondrais;
l'œuvre de tes mains, tu languirais après elle.
Car désormais tu ne compterais plus mes pas,
tu ne prendrais plus garde à mon péché:
scellée dans un sachet serait ma transgression
et tu couvrirais ma faute d'un badigeon!
Job n'envisage pas ici un rendez-vous avec Dieu au-delà de la mort. Le sheōl lui servirait seulement de cachette provisoire. Une fois apaisée sa colère, Éloah, en se souvenant de Job, mettrait fin à son exil, et la vie reprendrait pour lui sur la terre des vivants, en pleine amitié avec Dieu. Simple transition entre la vie souffrante et la vie heureuse, le sheōl ne protégerait pas le juste de la mort finalement inéluctable; pourtant le souhait de Job exprime une espérance authentiquement théologale, fondée sur la logique interne de l'amour créateur de Dieu et sur la puissance de salut enclose dans le souvenir divin.
2) Les trois grands textes sur l'espérance se trouvent dans le deuxième cycle de discours. En 16,19-22, Job s'écrie: "Maintenant encore, c'est dans les cieux qu'est mon témoin et celui qui dépose en ma faveur est là-haut", et plus loin, en 17, 3 : "Dépose donc une caution pour moi près de toi-même. Qui autrement frapperait dans ma main?" Mais surtout Job attend de Dieu qu'il se conduise en gō’ēl, c'est-à-dire comme celui qui seul a le droit de rachat:
"Je sais, moi, que mon gō’ēl est vivant,
et que, le dernier, sur la terre il se lèvera.
Et si l'on arrache ma peau de ma chair,
même après cela je verrai Éloah.
Celui que moi je verrai, sera pour moi,
et celui que mes yeux regarderont ne sera pas un étranger" (19, 25-27).
Selon l'exégèse traditionnelle, le texte affirmerait que le gō’ēl se réserve de ressusciter Job (cf. Septante, Vulgate). Plusieurs commentateurs, dont A. Weiser, G. Hölscher et H. Lamparter, tout en reconnaissant que le verset 19, 26 ne parle nullement de résurrection, estiment que Job, après sa mort, pourrait malgré tout avoir conscience d'une intervention justifiante de Dieu. D'autres, par exemple, C. Larcher et S. Terrien, envisagent pour Job une résurrection momentanée. Selon une interprétation qui semble plus conforme aux données de l'anthropologie biblique, Job espère voir de son vivant l'intervention de Dieu (sur l'exégèse de ce texte difficile, voir J. Lévêque, Job et son Dieu, p. 467-489). Toute l'espérance de Job tient donc ici en trois mots "Je verrai Éloah"; et cette vision de Dieu lui sera accordée sur cette terre (cf. la théophanie dans l'orage, Jb 38,1 – 42,6).
3) Job ne dit rien de ce qui suivra la mort et ignore tout d'un au-delà bienheureux. À première vue le contenu de son espérance pourrait paraître bien pauvre: malgré sa réhabilitation par Dieu, Job, en définitive, restera soumis à la loi de la mort, et la navette de ses jours "cessera de courir, faute de fil " (7, 6). Mais cette indigence même fait la grandeur de l'espérance de Job, parce que son attente, au-delà de toute visée d'intérêt et de toute image sécurisante, est tendue vers Dieu et lui seul.
Certes, l'énigme de la mort reste tout aussi angoissante: "L'homme qui est mort, où donc est-il?" (14,10); mais une certitude plus forte se fait jour à travers l'épaisseur de la déréliction. Éloah se lèvera le dernier, et c'est son amour qui aura le dernier mot. Job ne sait pas au juste ce que la mort fera de lui; il sait seulement, de toute l'intensité de sa foi, que Dieu est vivant, donc puissance de vie, et que le Vivant, dès maintenant, veut se conduire en gō’ēl.
Ce n'est pas la finitude humaine qui révolte Job, et même la perspective de la mort ne parvient pas à le paralyser; mais s'il doit mourir, il veut mourir réconcilié. Comme les psalmistes postexiliens (Ps. 16, 10-11; 49, 16; 73, 23-26), il veut de toutes ses forces exister dans le souvenir de Dieu. C'est pourquoi il réclame une ultime rencontre qui manifeste enfin la fidélité de Dieu à son propos d'amour et donne sens par là même à la longue nuit de l'épreuve. L'amitié avec le Vivant est déjà une victoire sur la mort
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10/05/2013
Le livre de Job et l'expérience spirituelle(4)
4° La portée spirituelle des plaintes de Job
La plainte représente, dans le livre de Job, le genre littéraire prépondérant. Du point de vue de la théologie spirituelle, nous aurons profit à distinguer les plaintes sur Dieu et les plaintes que Job adresse directement à Dieu, celles où le drame du juste atteint sa plus grande intensité.
1) Les plaintes sur Dieu.
Elles commencent avec le monologue du ch.3 (" Périsse le jour où je fus enfanté!") et se répartissent assez régulièrement dans l'ensemble des discours (cycle I : 6, 4; 9, 2-3, 14-24.32-35; 13, 3-11 et 13-19; cycle II : 16, 7-17; 19, 6-12 et 21-22; cycle III : 23, 1-17; 24, 1; 27, 2-6).
a) On y relève une accumulation très significative d'images de violence, empruntées soit à la vie animale, soit aux domaines de la chasse ou de la guerre. Shadday tire sur cible fixe (ma††arāh,16, 12). Autour de Job tournoient ses traits; il transperce ses reins sans pitié et répand à terre son fiel (16,13). L'esprit de Job "boit le venin" de ses flèches (6, 4) et "les terreurs d'Éloah sont alignées contre lui". Tel un fauve, Dieu déchire sa proie, "grinçant des dents et aiguisant ses yeux" (16) 9); comme un guerrier furieux, il ruine et démolit Job de toutes parts (19) 10) ou encore l'assiège avec une patience inquiétante : "Il a muré ma route pour que je ne passe pas, et sur mes sentiers il a mis des ténèbres" (19) 8); puis il court sur Job, le saisit par la nuque et le met en pièces (16) 12). Ainsi, pour s'expliquer les épreuves qui fondent sur lui, Job prête à Dieu les fureurs de l'homme et une sorte de rage de détruire: "Éloah ne retient pas sa colère", "il broie pour un cheveu et blesse sans raison" (9, 13 et 17); "il déracine, comme un arbre, mon espérance" (19,10).
b) Très souvent des images de procès prennent le relais des scènes de brutalité, mais pour illustrer finalement le même thème : Dieu ne connaît d'autre loi que sa force, "il écarte le droit" (27, 2), et le dialogue avec lui est impossible, parce qu'il ne veut écouter ni de près ni de loin, que nul ne sait quand tombera sa colère, et qu'il écrase l'homme de toute sa supériorité : "Quand bien même j'aurais raison, je ne recevrais pas de réponse!" (9, 15).
Quelle compréhension ou quelle pitié attendre, en effet, de celui qui "fait disparaître pêle-mêle le juste et le méchant"? "Si un fléau jette soudain la mort", du désespoir des innocents il se moque !" (9, 22-23). Devant cette joie mauvaise et ce courroux irrationnel, l'homme n'a plus qu'à "se prosterner", apeuré, comme les ennemis mythiques vaincus par Éloah, car personne ne saurait "lui tenir tête et rester sauf " (9, 4). "C'est qu'il n'est pas un homme comme moi pour que je lui réponde, que nous allions ensemble en justice! (9,32). L'impossibilité du dialogue tient donc non seulement à l'éloignement de Dieu, mais à l'absence d'un médiateur: "S'il y avait entre nous un arbitre (mōkīah, mésitès) qui place sa main sur nous deux!" (9, 33; c'est le seul emploi de mésitès, médiateur, dans le grec de l'Ancien Testament. Rapprocher 1 Tim. 2, 5; Héb. 8, 6; 9, 15; 12, 24).
c) Plus encore que la crainte de souffrances nouvelles (9,34)), ce qui angoisse Job, c'est de ne pas se reconnaître dans l'image que Dieu se fait de lui. À vrai dire, il ne sait pas ce que pense Dieu, car aucune parole de Dieu n'est venue expliciter le sens qu'Il donne aux épreuves de son serviteur. Mais, conscient uniquement de l'injustice qu'il subit, Job répond à la violence de Shadday en libérant sa propre agressivité. Broyé, désespéré, il présente à Dieu comme un miroir ses souffrances imméritées, afin que Dieu y aperçoive une caricature de lui-même. Il cherche à mettre Dieu si mal à l'aise qu'il sorte enfin de son mutisme pour défendre son honneur et restaurer son image. L'ambivalence qui marque ainsi toutes les plaintes de Job révèle leur sens véritable. Insinuer que Dieu ne veut plus aimer, c'est déjà, certes, le début d'un blasphème; mais la véhémence de Job va finalement à l'opposé du blasphème, qui est volonté de rupture, et ses griefs, criés avec l'outrance de la passion (6, 26)), ne sont que l'envers de son espérance et le langage paradoxal de sa quête de Dieu.
d) Où trouver Éloah? Où le rejoindre pour "arranger devant lui un procès"? (23, 3-4). Il faudrait parvenir "là-bas" (šām, 23, 7), à cette résidence inaccessible où le juste "obtiendrait son droit pour toujours". Dans la pensée de Job, un Dieu qui persécute est forcément lointain, et la souffrance de l'homme ne peut être le lieu du dialogue aussi longtemps que cette souffrance manifeste une injustice de Dieu. C'est pourquoi Job, cloué sur place par son martyre, ne cesse, dans son délire, d'arpenter le cosmos (23, 8-9) à la recherche du Juge qui se dérobe. Écartelé entre la présence et l'absence de Shadday, il est renvoyé constamment du désir à la peur, désir d'un face à face qui serait décisif, peur de la majesté qu'il offense dès qu'il se plaint.
2) Job interpelle Dieu.
La plainte directe à Dieu, qui tient beaucoup de place dans le premier cycle de discours (7, 7-21; 9, 28-31; 10, 1-22; 13, 20 à 14, 22), n'est présente dans le deuxième que par trois versets isolés (17, 4-6) et cesse tout à fait dans le troisième cycle. Ce decrescendo traduit bien la difficulté croissante qu'éprouve Job pour rejoindre Dieu au-delà des paradoxes de son action. Il faut attendre le second monologue de Job pour entendre de nouveau un reproche direct au Dieu "cruel" (30, 20-23).
Dans tous ces textes, Job s'en prend à la bonté, à 1a sainteté et à la sagesse de Dieu, et sur cette triple contestation il appuie une critique de la justice de Dieu et de la justice de l'homme.
a) La bonté du Créateur est mise en doute à un premier niveau quand Job décrit la destinée de l'homme "fait d'argile" (10, 9). " L'homme, né d'une femme, vivant peu de jours et rassasié d'agitation, comme une fleur germe et se fane, et fuit comme l'ombre sans s'arrêter" (14,1-2); "comme bois vermoulu il s'effrite, comme un vêtement qu'ont mangé les mites" (13, 28). "Sa vie n'est que souffle" (7, 7).
Aussi fragile qu'une feuille effrayée par le vent, aussi vaine qu'une paille sèche dans un tourbillon (13, 25), l'existence humaine n'est qu'une illusion de bonheur, et Job reproche à Dieu de la lui avoir donnée : "Pourquoi donc m'as-tu fait sortir du sein? J'aurais expiré et aucun œil ne m'aurait vu : j'aurais été comme n'ayant pas été, j'aurais été conduit du ventre à la tombe!" (10, 18-19). Alors qu'un arbre peut toujours se survivre dans ses drageons, l'homme, sans racines dans le monde, est voué à disparaître pour toujours: "Car il y a pour l'arbre un espoir; si dans le sol meurt sa souche, à l'odeur de l'eau il refleurit et se fait une ramure comme un jeune plant. Mais l'homme meurt et reste inanimé; l'humain expire et où est-il? " (14,7-10). "Comme une nuée se dissipe et s'en va", ainsi Job, une fois descendu à sheōl, jamais n'en remontera, et Dieu cherchera en vain le compagnon qu'il aura laissé partir au séjour des morts : "Tes yeux seront sur moi et je ne serai plus" (7, 8-9).
Mais la critique de la bonté d'Éloah s'intensifie dans les nombreux passages où Job tente d'interpréter non plus seulement la conduite, mais les intentions de Dieu, "ce qu'il cache en son cœur depuis toujours" (10,13-17). Trois explications se présentent à son esprit : ou bien son malheur vient d'une inattention, d'un oubli, d'une faille dans la providence de Dieu; ou bien Dieu est las et ne voit plus en lui qu'un fardeau (7, 20d); ou bien encore le martyre de Job n'a d'autre cause que la malveillance d'un Dieu devenu cruel (30, 23) et dont le regard pèse sur lui, ce regard qu'il a connu empreint de tendresse et qui maintenant s'est chargé d'une hostilité incompréhensible (7, 19) : " Je sais que tu m'emmènes à la mort et au rendez-vous de tout vivant (30, 23).
b) La sainteté d'Éloah est, elle aussi, mise en cause à maintes reprises. Implicitement, lorsque Job imagine que Dieu puisse rester indifférent au péché : "Si je pèche, que te fais-je, ô gardien de l'homme?" (7, 20). Explicitement, lorsqu'il lui reproche de s'asseoir, avec le sourire, au conseil des méchants (10, 3) ou de souiller lui-même l'homme qui cherche à se purifier : "Je sais bien que tu ne m'innocentes pas! (De toute façon) je serai coupable! Pourquoi me fatiguerais-je en vain? Si je me lave avec de l'eau de saponaire et si je purifie mes mains avec du savon, alors tu me plonges dans des immondices et mes vêtements ont horreur de moi" (9, 28-31). Incapable de faire connaître à Job "sur quoi il le querelle" (10, 2), Dieu lui impute des fautes qu'il n'a jamais commises et lui ferme délibérément la route de son pardon. Telle est, du moins, la manière dont Job interprète son drame : Dieu crée non seulement le malheur mais le mal.
c) Job entreprend également de démontrer à Dieu le non-sens de son attitude et les failles de sa sagesse. "Est-ce un bien pour toi d'être violent, de mépriser l'ouvrage de tes mains... As-tu des yeux de chair? Vois-tu comme voit un homme? Tes jours sont-ils comme les jours de l'homme, tes années comme les jours d'un humain, pour que tu recherches ma faute et que de mon péché tu t'enquières, bien que tu saches que je ne suis pas coupable, et que nul ne délivre de ta main?" (10, 3-7). Un Dieu à courte vue, un Dieu pressé d'agir, cela défie le bon sens. Pourquoi ce parti pris d'injustice et de violence? "Tes mains m'ont fabriqué et façonné, et ensuite, te ravisant, tu me détruiras?" (10, 8). À quoi bon animer l'argile et accorder à l'homme "vie et amour" (10, 9 et 12), s'il doit être "rassasié d'ignominie et abreuvé d'affliction" (10, 15) ? Éloah peut-il renier son travail de Créateur au point de détruire ce qui lui a coûté tant de "fatigue" (yegia‘, 10, 3)? Ces contradictions rendent méconnaissable pour Job le Dieu de son passé, qui "était avec lui et protégeait sa tente" aux jours heureux de son "automne" (29, 4-5).
d) En contestant à la fois la bonté, la sainteté et la sagesse de Dieu, Job pose d'une manière radicale la question de la "justice" (çedāqāh) de Dieu et, par voie de conséquence, celle de la justice de l'homme. En effet, dans la théologie de l'Ancien Testament, la justice de Dieu, même si parfois elle se montre punitive ou médicinale, est toujours fondamentalement la permanence de Dieu dans son propos de salut, et la justice de l'homme est pensée, elle aussi, en termes de relation: c'est la permanence du croyant dans une juste attitude devant le Dieu du salut. Une vraie vie théologale réalise ainsi, selon la spiritualité d'Israël, l'harmonie des deux justices.
Or, cette harmonie devient impensable pour Job, puisque Dieu "fait périr l'espoir de l'homme" (14,19), déploie une puissance démesurée contre un être amoindri et associe la création à son œuvre de violence: "De toute la vigueur de ta main tu me persécutes. Tu m'emportes sur le vent, tu me fais chevaucher, tu me liquéfies dans le fracas de l'orage" (30, 22-23). Dieu, le premier, a rompu le pacte de la fidélité : son amour (hesed) d'autrefois s'est changé sans raison en une sorte de providence maligne qui s'acharne sur Job. Celui-ci, qui n'a conscience d'aucune trahison, découvre l'inanité de ses efforts de "justice" : aucune amitié, aucune réciprocité dans le don ne peut durer entre deux êtres qui ne se reconnaissent plus.
e) Devant l'échec de son projet de sainteté et surtout devant cette malveillance inexplicable d'Éloah, Job souhaite parfois que Dieu l'abandonne une fois pour toutes: "Laisse-moi, puisque mes jours sont un souffle" (7, 16); ou bien il réclame un répit : "Détourne de moi ton regard, pour que je sois un peu gai, avant que j'aille, pour n'en plus revenir, à la terre de ténèbres et d'ombres" (10, 20-21).
Mais plus souvent Job ne se résigne pas à ce désengagement réciproque et à l'absence définitive de Dieu. Un désir passionné monte du tréfonds de sa foi : il faut que la "justice" (çedāqāh) retrouve tout son sens. Et Job continue de rêver à une reprise du dialogue, en posant toutefois deux préalables: "Épargne-moi seulement deux choses; alors devant toi je ne me cacherai pas: éloigne ta main de dessus moi et que ta terreur ne m'épouvante point!" (13, 20-21). Si Dieu veut réellement cette heure de vérité, il devra changer d'attitude, se convertir en quelque sorte et rendre lui-même le dialogue possible.
Cette idée d'une nécessaire renonciation de la part de Dieu est, du point de vue spirituel et théologique, l'une des plus hardies de tout le poème, mais c'est également l'une des failles qui affaiblissent le raisonnement de Job, car, tout en refusant pour lui-même la culpabilité, il croit indispensable de culpabiliser Dieu. Il accuse Dieu, alors que Dieu n'a jamais rendu le moindre verdict ni formulé contre lui le moindre reproche. C'est Job qui identifie son épreuve à une condamnation et qui, pour échapper au mystère angoissant de la volonté de Dieu, admet comme une évidence un dessein agressif de Shadday à son égard. Mais cela même ne lui donne pas la paix, car l'absurde resurgit aussitôt: pour trouver à tout prix une cause à son malheur, il en vient à défigurer le Dieu qu'il aime.
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03/05/2013
Le livre de Job et l'expérience spirituelle(3)
2. Apport du livre de Job à la théologie spirituelle.
Nous ressaisirons !e message spirituel du livre de Job successivement à six niveaux :
1° dans !e prologue narratif; 2° dans les réponses que Job oppose aux thèses des trois amis; 3° dans les passages hymniques des discours; 4° dans les plaintes de Job; 5° dans !es passages où affleure son espérance; 6° dans la théophanie, sommet théologique de toute l'œuvre.
1° La foi de Job (dans le récit-cadre, Prologue: 1,1 à 2,10).
1) Au malheur qui vient de le frapper à deux reprises, Job répond par un double acte de foi: "Nu je suis sorti du sein de ma mère et nu j'y retournerai! Yahvé a donné et Yahvé a repris, que le Nom de Yahvé soit béni!" (1, 21); "Si d'Elohim nous acceptons le bien, n'accepterons-nous pas aussi le malheur?" (2, 10). L'épreuve se termine donc par !a victoire de Job. Rien n'a pu entamer sa fidélité. Il a vu disparaître coup sur coup tout ce qui faisait sa sécurité, sa fierté et son bonheur. Pauvre, seul, rongé par son ulcère, "il s'attache encore à son intégrité". Le champion de Dieu n'a pas failli, et le défi lancé par le Satan se retourne finalement contre celui-ci : un homme au moins a su aimer Dieu "gratuitement" (1, 9).
2) Dépouillé brutalement de son passé et de toute assurance pour l'avenir, Job mesure à la fois la grandeur de sa liberté et les limites de son destin d'homme. Dans l'espace ouvert à son autonomie, il rencon-tre la liberté de Dieu et lui répond librement par un prosternement inconditionnel.
Il ignore que son destin a fait l'objet d'un prologue dans le ciel et que sa vie de croyant est le champ clos où l'Adversaire a voulu défier Dieu. Le Satan qui "rôde" dans la création s'est fait fort d'amener l'homme à douter de Dieu et Dieu à douter de l'homme. Or, Dieu a pris le pari très au sérieux; il a délégué au Satan une part de sa puissance et a remis à l'homme le soin de défendre son honneur. L'épreuve permise par Dieu devient ainsi une marque suprême de sa confiance; mais Job ne le sait pas, et il n'a, pour éclairer son drame, que les certitudes de sa foi. Ce qui s'est dit au ciel n'interfère pas avec ce qu'il vit sur terre, et son option reste tragiquement libre, pour l'assentiment comme pour la révolte. "Serviteur" de Yahvé (1, 8; 2, 3), il accueille tout de sa main sans pouvoir ni vouloir déchiffrer le mystère de son dessein, et par sa soumission il rejoint d'emblée le sens que Dieu entend donner à la bravade insensée de l'Adversaire. Au moment même où le Satan, par la souffrance d'un juste, semble contester la gloire de Yahvé, Job bénit son Nom.
3) Job ne cherche pas en lui-même la force de traverser son épreuve, et son attitude, à la fois héroïque et magnifiquement équilibrée, face au bonheur et au malheur tangibles, traduit beaucoup plus l'adoration que l'énergie stoïcienne. Soucieux uniquement de coïncider avec le projet de Dieu, il ne veut voir dans l'alternance des bienfaits et des épreuves, du don et de l'abandon, que le signe de la transcendance et de la liberté de Dieu à l'œuvre dans sa vie.
4) Ainsi, frustré de tout son avoir, l'homme peut répondre à Dieu avec le meilleur de son être et son témoignage de fidélité n'offre alors plus aucune prise au soupçon. Aucune visée d'intérêt ne vient fausser son option pour Dieu et sa vérité. Sa relation à Dieu, enracinée au plus profond de sa personne, s'exprime en un acte de foi nue. Nu il est sorti du sein de sa mère pour une vie de risque où la richesse n'est qu'un manteau; nu il retournera au sein de la terre mère, et tout le cours de son existence se déploie devant Dieu sous le signe de la nudité et de la faiblesse. Mais cette faiblesse devient, dans la foi, ouverture à la puissance de Dieu, et si le Satan s'acharne à dépouiller un croyant de tous ses biens, de tout appui et de toute assurance, il sert, sans le savoir, le dessein de Dieu qui, par cette pédagogie de l'épreuve, affine et enrichit l'expérience théologale de son fidèle.
2° Les réponses de Job aux trois amis
1) D'après le récit-cadre, Job, témoin de Dieu, lit immédiatement dans sa destinée souffrante une volonté expresse de Yahvé. Pas un instant la révolte ne l'effleure. Aucune plainte, aucune aigreur, pas même une question. Sa réponse de foi n'enlève rien au tragique de sa situation, et il ne sait si Dieu, touché de sa foi, mettra fin à son épreuve, mais il affirme que l'énigme de sa souffrance se résoudra en Dieu et en lui seul. Réponse admirable, trop grande sans doute pour paraître vraisemblable: le temps n'a pu faire son œuvre, et cette épreuve sans durée, tombant sur un être si peu faillible, semble manquer d'une certaine épaisseur humaine. L'auteur des dialogues l'a compris: son Job va devenir véhément et désormais la tension théologique ne va cesser de croître.
2) On ne peut comprendre la révolte et les invectives de Job si l'on n'a précisé au préalable les grands axes de la doctrine que les trois sages disent tenir de la tradition. Leurs convictions reposent sur deux principes : a) la rétribution par Dieu intervient toujours avant la mort; b) une loi infaillible proportionne aux actes de l'homme leur récompense ou leur sanction.
Job lui aussi s'estime en droit d'attendre le bonheur puisqu'il s'est toujours efforcé de vivre en juste (29,18-20; 30,26), mais c'est le seul point où il rejoigne la problématique traditionnelle. Aux yeux des amis, pour retrouver la paix et la joie perdues, il n'est qu'un moyen, mais efficace à tout coup: revenir à Dieu (11, 4-6; 22, 4-9). Ce à quoi Job rétorque qu'il n'a jamais renié Dieu ni mérité ces souffrances qu'on lui présente comme un châtiment. Pour lui, le nœud du problème n'est pas d'accepter ou de refuser une conversion, mais d'apprendre de Dieu lui-même ce qu'il lui reproche. Or Dieu se tait, laissant Job se débattre seul contre ses doutes et contre les interprétations tendancieuse de ses amis.
Plus encore que sa souffrance, ce qui révolte Job, c'est ce silence de Dieu, aussi lourd qu'une accusation et qui semble désavouer toute une existence de fidélité. Si ce passé, vécu pourtant devant Dieu et avec Dieu, n'a plus de sens, que pourrait être le présent, sinon le temps de la déréliction? Méconnu par ses amis et apparemment rejeté par Éloah, Job ne sait plus ni quel est son visage, ni quel est le vrai visage du Dieu qu'il a servi.
3) Pour les trois visiteurs l'épreuve de Dieu n'est qu'un cas, parmi bien d'autres, qui illustre leur conception automatique de la rétribution. Il n'y a pas de mystère: si Job souffre, c'est qu'auparavant il a péché. En cherchant à se disculper, il ne fait que se leurrer davantage et aggraver sa faute; car la théorie ne doit offrir aucune faille ni admettre la moindre exception, et même les évidences de la conscience de Job ne sauraient prévaloir contre la cohérence du système. Le malheur ne peut être qu'une correction, et la question gênante de la souffrance doit continuer de se poser dans les termes habituels, à un niveau où l'homme puisse s'en rendre maître. Job aura beau redire que toute sa vie s'inscrit en faux contre ces assurances trop faciles, il aura beau crier à l'injustice, l'amitié passera après les certitudes et jusqu'au bout les trois sages se raidiront dans leur aveuglement.
4) Les visiteurs développent surtout trois thèmes: a) le malheur des méchants, décrit au moyen d'images de fragilité, d'insécurité, d'arrachement ou de désespoir (cycle I des discours: 4, 7-11; 5, 2-7; 8, 8-19; 11, 20; cycle II : 15, 17-35; 18, 5-21; 20, 4-29; cycle III : 22, 15-18; 27, 13-23; 24, 18-24); b) le bonheur assuré immanquablement aux justes par la conversion, l'humilité, la stabilité dans la foi et la recherche persévérante de Dieu dans la prière (cycle I : 5, 17-26; 8, 5-7.21-22; 11, 13-19; cycle III : 22, 21-30). Le juste peut rester serein: sa vertu l'immunise contre le malheur. Il a un pacte avec les pierres des champs, et la bête sauvage est en paix avec lui. Nombreuse est sa postérité et ses rejetons sont comme l'herbe de la terre. Il arrive en pleine vieillesse au tombeau, comme s'élève une meule en son temps (5, 23-26); c) l'impossibilité pour l'homme d'être pur devant Dieu. Si Éloah impute à ses anges de la folie, combien plus aux habitants de maisons d'argile! (4, 17-21). L'homme boit l'iniquité comme l'eau (15, 14-16). "Si les étoiles ne sont pas pures aux yeux de El, combien moins un homme, cette vermine, et un fils d'homme, ce vermisseau!" (25, 4-6).
5) Dans ses réponses, Job évoque parfois les limites de l'homme (7, 17; 9, 2 ss; 13,28 à 14, 22); mais tandis que les trois sages mettent à profit ce thème de l'indignité foncière des humains pour étayer leur théorie et réduire Job au silence, celui-ci ne voit dans ses limites de créature qu'un appel à la miséricorde de Dieu. Le thème de la finitude de l'homme retrouve ainsi chez Job sa fonction habituelle dans l'Ancien Testament, qui est d'amener une louange au Dieu provident ou une prière de demande, pleine d'humilité et d'abandon.
Job s'attache surtout à réfuter la thèse classique du châtiment des méchants, démentie aussi bien par l'expérience commune (12, 6; 21, 27-34) que par son destin personnel (9, 22-24; 12, 2-3; 13, 1-2; 21; 23,15 à 24,17; 31, 2-3). Puisqu'il est atteint par l'épreuve, lui "dont le pied s'est toujours attaché au pas de Dieu" (23, 11), il est donc faux que la vertu achète le bonheur. L'infortune peut être imméritée, et dans ce cas elle n'a pas d'autre responsable que Dieu :" Si ce n'est lui, qui est-ce donc? " (9, 24). La souffrance devient alors totalement absurde, et cette absurdité rejaillit sur Dieu lui-même, dont Job ne parvient plus à reconnaître les traits. Toutefois, paradoxalement, Job continue de croire que Dieu, et lui seul, peut donner sens à la vie et à la mort. Le juste souffrant n'aura même pas le refuge intellectuel de l'athéisme; il lui faut chercher Dieu malgré Dieu.
6) Au lieu de se placer aux côtés de Job, et avec lui devant Dieu, les trois "amis" s'arrogent sans vergogne le rôle d'avocats du Tout-Puissant. S'imaginant très près de lui, c'est de ce lieu privilégié qu'ils interpellent Job. Réflexe d'hommes faibles, qui prennent peur devant l'aventure spirituelle et reculent devant les exigences de l'amitié. Aucune intercession pour l'ami désespéré, et même aucun vrai dialogue avec lui au niveau de son épreuve. Job affronte seul la nuit de son espérance, appelant et redoutant à la fois une rencontre décisive avec Shadday. Il admet que ses limites de créature et sa caducité de "rejeton de la femme" (yelud ’issāh) le rendent indigne de Dieu; mais à ses yeux sa finitude n'est pas culpabilité et il écarte énergiquement toutes les accusations des visiteurs. Conscient d'avoir gardé sa "justice" (sa juste relation à Dieu, çedāqāh ), il est décidé, "sa chair entre les dents" (13, 14), à revendiquer son innocence, même au prix de sa vie. Mais peut-on avoir raison (çādaq min) contre Dieu? Faut-il vraiment, pour être fidèle à Dieu, renier la fidélité à soi-même? Tout le drame de Job se noue autour de cette impossible justice.
3° Les passages hymniques du livre de Job.
1) Conformément à la tradition psalmique d'Israël, les passages hymniques des discours font alterner les deux thèmes jumelés de la création et de l'histoire (pour les trois amis: 5, 9-18; 11, 7-11; 22, 12.29-30; 26, 5-14; pour Job, uniquement dans le cycle I : 7, 12, 17.20; 9, 4.13 et 10, 8-12; 12, 7-10.11-25). Bien que le souvenir des événements fondateurs d'Israël n'entre jamais ici en ligne de compte, puisque l'histoire dont parlent ces textes est l'existence quotidienne de l'homme anonyme, la spiritualité jobienne n'en est pas moins imprégnée des thèmes théologiques familiers au peuple de l'alliance (voir surtout 10, 8-12).
2) La majesté de Dieu, quand elle se révèle, crée toujours l'étonnement. Job et les trois amis soulignent tous cette constante. Éloah restera toujours le ToutAutre, et jamais aucun homme ne percera le mystère intime (hēqer) de sa force et de sa providence : "Trouveras-tu le mystère d'Éloah? Et jusqu'à la "limite" de Shadday parviendras-tu? Elle est plus haute que les cieux: que feras-tu? Plus profonde que sheōl: que sauras-tu? Plus longue que la terre est sa dimension, et plus large que la mer!" (11, 7-9). À celui qui transcende toute imagination spatiale, on ne peut assigner une place à l'intérieur des limites du cosmos: Éloah se situe toujours " ailleurs" et il garde la liberté d'aborder l'homme par des chemins connus de lui seul.
Les amis mettent en relief surtout les renversements de situation opérés par ce Dieu aux réactions imprévisibles. Pour Job, les paradoxes de l'action divine posent une question beaucoup plus grave : c'est par un véritable renversement des valeurs que Dieu constamment déroute l'homme et lui enlève toute sécurité. Dés lors, où trouver Dieu, si sa puissance échappe aux normes du droit qu'il a lui-même fondé?
3) Hymniques par leur forme littéraire, les doxologies des amis ne le sont plus vraiment par la fonction qu'elles remplissent dans les discours. Un souci moralisateur et même parfois franchement polémique y prend le pas sur la louange, tendance que l'on relève plutôt rarement dans les hymnes les plus typiques du psautier. Job, lui aussi, gauchit ses doxologies, mais c'est pour les mettre au service de sa plainte. Sous le vêtement des images hymniques, ses griefs se chargent d'une ironie plus mordante et la force (gebūrāh) de Dieu contraste encore plus nettement avec son amour (hesed). Ces doxologies étrangement provocantes demeurent toutefois des prières, car Job continue d'y exprimer à Dieu son désarroi, et son amertume n'est que le langage de sa confiance blessée.
4) Aux yeux de Job, en effet, c'est Éloah qui, sans raison, a changé d'attitude. Dieu "s'est ravisé" (10, 8) et brusquement est passé à l'attaque. Pour les amis, les péchés de Job justifient ce revirement; mais Job, qui n'a conscience d'aucune faute, se sent l'objet d'une colère incompréhensible de Dieu. On le proclame coupable, il se pose en victime. Deux thèses sont ainsi en présence, qui veulent rendre raison de la souffrance; l'une accuse Job, l'autre accuse Dieu, mais toutes deux enferment Job dans sa solitude et exacerbent sa détresse.
5) De propos délibéré, Job, dans ses doxologies, retient quasi uniquement les thèmes qui exaltent la puissance d'Éloah. L'amour fidèle de Dieu n'appartient plus qu'au passé et le temps du dialogue semble à jamais révolu. Pourtant Job continue d'affirmer ce que sa foi dit de la majesté de Dieu, comme si les frustrations répétées, loin d'effacer en lui les souvenirs de l'amitié d'autrefois, n'avaient fait que creuser un nouvel espace pour son désir de Dieu.
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26/04/2013
Le livre de Job et l'expérience spirituelle(2)
2° Les dialogues poétiques
Dans l'œuvre poétique du Ve siècle, deux monologues de Job (ch. 3 et 29-31) encadrent les dialogues de Job et de ses trois visiteurs (4-27). Par trois fois Éliphaz, Bildad et Sophar prennent la parole, toujours dans le même ordre, et chacun reçoit une réponse de Job, ce qui donne trois cycles de discours : I = 4-14; II = 15-21; III = 22-27. Les deux premiers cycles sont régulièrement construits, mais le troisième pose de délicats problèmes de critique littéraire, car apparemment aucune place n'est réservée à Sophar. Depuis P. Volz (1921), beaucoup d'auteurs ont renoncé à reconstruire ce troisième cycle. Certains ne gardent qu'un discours d'Éliphaz (ch.22) et volontiers discernent dans les ch. 23-27 soit des pièces rapportées (Fr. Buhl, F. Baumgärtel, G. Hölscher, E. G. Kraeling), soit des matériaux à rattacher au premier cycle (P. Volz, M. Simon, C. Westermann) ou éventuellement au monologue des ch. 29-31. En 1949, A. Lefèvre a proposé une reconstruction du troisième cycle avec, comme seuls interlocuteurs, Job, Éliphaz et Bildad. La solution la plus naturelle consiste, semble-t-il, à restaurer autant que possible le cycle complet, avec participation de Sophar (G. B. Gray, É. Dhorme, G. Fohrer). On peut, par exemple, proposer la structure suivante : Éliphaz : 22; Job : 23 + 24, 1-17; Bildad: 25 + 26,5-14; Job : 26,1-4 + 27,2-12; Sophar : 27,13-23 + 24,18-25, la dernière réponse de Job étant constituée par le monologue des ch. 29-31. Voir J. Lévêque, op. cit., p. 213-229.
Le récit-cadre, dans lequel l'auteur du Ve siècle a inséré ses dialogues, contenait très probablement déjà des paroles de Yahvé à Job. Elles sont en effet présupposées par le verset 42,7 de l'épilogue. Mais le poète les a développées librement en deux discours très amples, ponctués par deux courtes réponses de Job:
Premier discours de Yahvé : 38,1 – 40,2.
Réponse de Job: 40,3-5.
Deuxième discours de Yahvé (Behémot et Liwyatan): 40,6 – 41,26.
Réponse de Job: 42,1-6.
3° Les discours d'Élihu
La théophanie, avec les dialogues de Yahvé et de Job (38, 1 à 42, 6), devrait normalement faire suite au long monologue du héros (29-31) qui se termine sur un appel véhément à Dieu: "Qui me donnera quelqu'un qui m'écoute? Voici ma signature! Que Shadday me réponde" (31, 35-37). Dans l'état actuel du livre, dialogues et théophanie sont séparés par les discours d'un quatrième sage, Élihu (32-37). Ces discours d'Élihu ont été rédigés sur la base des dialogues, et dans une langue un peu plus imprégnée d'aramaïsmes. Comme ils reflètent certaines préoccupations théologiques du livre de Malachie (cf. Ml 2,17; 3,14-16), ils ont dû être ajoutés vers 450, soit par un rédacteur, soit même par le poète principal.
On peut y distinguer une introduction (32, 6-22) à trois thèmes : "je veux parler" (v. 6-10), "je peux parler" (11-14), "je dois parler" (15-22); puis quatre discours : 33; 34; 35; 36,1 - 37, 13; enfin une conclusion : 37, 14-24. Les trois premiers discours sont bâtis sur un schéma identique, mis l'auteur garde une grande liberté (cf. J. Lévêque, op. cit., p. 541-542). Quant au quatrième discours, il se déploie quasi uniquement dans le style de l'hymne. Élihu y décrit d'abord l'action de Dieu dans l'histoire personnelle des justes et des impies (36, 5-23), puis la puissance de Dieu à l'œuvre dans la création (36,24 - 37, 13). Dieu dans la création, Dieu dans l'existence de l'homme : le jumelage de ces deux thèmes était devenu en Israël un réflexe théologique.
4° le poème sur la Sagesse inaccessible (ch. 28)
Les commentateurs qui attribuent le ch.28 à l'auteur des dialogues sont de nos jours la minorité, mais le débat n'est pas clos. C.Westermann (Der Aufbau des Buches Hiob, p.107) et R. Tournay ("L'ordre primitif des ch.24-28 du livre de Job", dans Revue biblique, t. 64, 1957, p. 331) réclament encore pour l'auteur principal la paternité du ch.28. À l'opposé, O. Eissfeldt, G. Fohrer voient, avec raison, dans ce poème une addition provenant d'un contexte tout autre, quant au fond et quant à la forme:
"Certes, i! a été souvent question de la sagesse dans le dialogue : les amis !'ont revendiquée pour eux-mêmes et l'ont déniée à Job; celui-ci s'est moqué d'eux à ce sujet, sans toutefois contester la science de Dieu. Mais dans tous ces contextes, tout comme dans les discours d'Élihu, il s'agit d'une autre sorte de sagesse que dans le chant de Job 28. De plus, les développements sur la sagesse inaccessible à l'homme rendent proprement superflus les arguments du discours de Dieu; et inversement le ton ironique de ce discours devient incompréhensible après la modestie volontaire, sage et résignée, du Chant. Enfin, le style réflexif du Chant contraste absolument avec les autres discours du poème de Job (G. Fohrer Das Buch Hiob, p. 42).
Il reste qu'en insérant le poème sur la Sagesse à sa place actuelle le rédacteur anonyme (du 3e siècle?) a fait preuve d'un goût très sûr. Sans doute a-t-il voulu conclure les entretiens de Job et de ses visiteurs (4-27) en proposant à son tour une thèse radicale, qui réfute définitivement la théologie trop courte des amis et dénie aux thèses classiques des sages toute valeur d'explication de la souffrance humaine : l'homme ne connaît pas le chemin de la Sagesse et celle-ci ne se trouve pas sur la terre des vivants (28, 12-13.20-21). Le poème de Job 28 jette ainsi un pont entre les dialogues (4-27) et le monologue (29-31) où Job, après avoir protesté de son innocence, lancera à Dieu son ultime défi (31, 35 ss). Mieux encore, le poème fait pressentir la grande leçon que Dieu donnera à Job lorsqu'il lui apparaîtra dans l'orage. Ce chapitre 28 ouvre donc la porte à une solution vraiment théologique où Dieu et !'homme, l'Absolu et le créé, trouveront leur vraie place tout en gardant leur mystère.
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19/04/2013
Le livre de Job et l'expérience spirituelle(1)
Le thème du livre de Job se situe d'emblée au cœur de la théologie spirituelle. En effet, le destin typique de Job et les divers dialogues qui l'interprètent mettent en question directement la foi et l'espérance du juste aux prises avec une souffrance imméritée. Toute lecture théologique de Job débouche sur des problèmes majeurs auxquels le croyant, tôt on tard, se trouve confronté: le mystère du mal et de la souffrance, la rencontre de Dieu jusque dans l'échec apparent de toute réussite humaine, le rapport de la fidélité de l'homme avec la justice de Dieu, les difficultés du dialogue avec l'humanité souffrante et enfin le sens de la vie ellemême dès lors qu'elle doit intégrer la perspective de la mort.
Comme l'histoire du livre de Job conditionne étroitement son interprétation, nous ferons rapidement le point des connaissances actuelles sur la composition du livre avant de dégager les lignes de force théolo-giques du poème.
1.Histoire littéraire.
On s'accorde de plus en plus à distinguer dans le livre de Job quatre ensembles d'époque différente : le cadre narratif, presque entièrement en prose, qui comprend le prologue (1,1 à 2,10) et l'épilogue (2, 11-13; 42, 7-17); les dialogues de Job et des trois visiteurs (3-27; 29-31) et le discours de Yahvé avec la réponse de Job (38,1 à 42, 6) ; les discours d'Élihu, le quatrième "ami" (32-37); le poème sur la Sagesse (28).
1° le cadre narratif
À partir du prologue et de l'épilogue actuels on peut, sans trop de difficulté, recomposer le conte populaire qui a servi de base à toute l'œuvre. Les péripéties du drame biblique de Job ne se retrouvent telles quelles dans aucun texte du Proche-Orient ancien, ni en Égypte, ni en Mésopotamie où cependant le thème du juste souffrant était exploité dès la fin de l'époque sumérienne, environ deux mille ans avant J. C.
[textes dans H.H.Schmid, Wesen und Geschichte der Weisheit, Berlin, 1966, p. 173-239; J. Lévêque, Job et son Dieu, Paris, 1970, p. 13-93].
Mais la légende de Job semble être née hors d'Israël, soit en Édom, soit, plus probablement, dans la région du Hauran, en Transjordanie. Une divinité, lors d'un conseil céleste, décidait de mettre Job à l'épreuve. Job, atteint dans ses biens puis dans son propre corps, était tenté successivement par sa femme et par ses parents ou connaissances, qui lui suggéraient de rompre avec son dieu tutélaire. Resté fidèle jusqu'au bout, Job recevait l'approbation solennelle de son dieu et recouvrait ses richesses.
Ce conte populaire fut acclimaté très tôt en Israël, peut-être même dès l'époque où se sont formés les récits les plus anciens du Pentateuque (10e-9e siècles), et, vers 600, Ézéchiel pouvait faire allusion à Job comme à un héros bien connu (14, 12-23). Une mutation importante intervint dans la légende lorsque, après l'exil, on y introduisit le personnage de Satan (cf. G. Fohrer, Überlieferung und Wandlung der Hioblegende, dans Studien.., p. 44 -67). Enfin, probablement vers le milieu du Ve siècle, un auteur israélite de génie ressaisit le vieux récit populaire pour y insuffler une nouvelle théologie. Il écarta, comme les deux pans d'un rideau, les deux parties du conte primitif et, dans l'espace ainsi ouvert, entreprit de faire dialoguer Job d'abord avec trois visiteurs, puis avec Dieu lui-même. L'économie du récit fut dès lors assez profondément bouleversée: la visite des parents et connaissances, qui, primitivement, avait lieu au moment le plus intense des malheurs de Job, devint une visite de félicitations après le triomphe de sa foi (42, 11), et la restauration du bonheur de Job pourrait paraître maintenant une conclusion bien matérielle après l'espérance très dépouillée dont Job fait preuve dans les dialogues. Le poète du Ve siècle, manifestement, a voulu respecter au maximum la tradition qu'il empruntait.
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